Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/05

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Éditions Édouard Garand (p. 10-12).

V

ON NE CONNAÎT PAS L’AVENIR

S’il y avait un homme au monde que Martin Corbot détestait, c’était bien Arcade Carlin.

Il le détestait pour plusieurs raisons ; la première étant que le père de Magdalena ne riait jamais des farces du bossu, surtout lorsque celui-ci, de sa voix fêlée, essayait de faire de l’esprit aux dépens de son prochain. Arcade ne souriait même pas lorsque l’boscot insinuait des choses détestables sur le compte de quelque personne du village ou d’ailleurs, et ce visage sérieux, au milieu de tant d’autres, que contorsionnait le rire, cela déplaisait fort à Martin ; que dis-je ? cela le mettait en colère.

— Voyez-vous, mes amis, avait répondu Arcade, un jour, à ceux qui avaient l’air étonné de le voir rester sérieux, quand tous riaient des bons mots du bossu, je ne peux pas le trouver comique, parce qu’il est si méchant, et aussi parce que, je sais bien qu’aussitôt que nous avons le dos tourné, c’est à nos dépens qu’il essaie de faire de l’esprit, ou aux dépens de ceux que nous estimons ou respectons le plus.

— Tu dis vrai, Carlin, avait affirmé Jacques Lemil.

— Le bureau de poste, reprit Arcade, en souriant, c’est comme le pont d’Avignon : « tout le monde y passe ». Rien ne me déplaît comme d’entendre l’boscot insinuer les pires choses sur le compte de celui-ci ou de celui-là, de celle-ci ou celle-là. Que voulez-vous, mes amis ? Je suis ainsi fait.

L’boscot avait une autre raison aussi pour détester Arcade ; voici : un jour que Martin se promenait dans la rue principale du village, un gamin lui avait jeté une injure, en passant :

— Hé, l’boscot !

Martin Corbot, fou de colère, se mit à poursuivre le gamin qui venait de l’injurier ; mais ce dernier eut vite distancé le bossu.

En passant devant le magasin de Jacques Lemil, l’enfant s’arrêta, puis, s’étant assuré que l’boscot ne le poursuivait plus, il se mit à jouer aux marbres, sur le trottoir, avec un garçonnet de son âge. Tout à son jeu, il ne s’aperçut pas que Martin Corbot venait de tourner un coin de rue. Le bossu s’avançait à pas de loup, et arrivé auprès du gamin qui venait de l’insulter, il le saisit par le collet, le souleva de terre et lui administra des coups de pied.

— Je vais t’apprendre à m’injurier, mon garçon ! criait Martin. Voilà, pour t’inculquer des manières ! Et les coups de pied de se succéder rapidement.

L’enfant se mit à crier, ce qui finit par attirer plusieurs personnes. Ils voulurent arracher le gamin des mains du bossu ; mais celui-ci, rendu furieux par la colère, se mit à frapper la tête du garçonnet sur le trottoir. C’était horrible ! Les spectateurs entendaient la tête de l’enfant frapper le madrier et cela faisait pâlir les plus forts.

Jacques Lemil sortit de son magasin, précédé d’Arcade Carlin, et ce qu’ils virent les cloua sur place, tout d’abord : le bossu, son laid visage tout défait, l’écume aux lèvres était en frais d’assommer l’enfant, qui ne criait plus maintenant, mais qui saignait abondamment du nez et de la bouche.

En un clin d’œil, Arcade fut auprès du bossu, et bientôt, il se battait comme dix, pour lui arracher sa victime. Il fut victorieux, à la fin, mais non sans que l’boscot eut reçu, sur le coin du menton, un coup de poing qui eut pour effet de l’étourdir et de l’étendre sur le trottoir.

Un étrange silence accueillit la chute de Martin Corbot… Il venait, il est vrai, d’assommer, presque, un des enfants du village ; mais, Martin était difforme, infirme, et il présentait un tableau si grotesque, si repoussant, étendu ainsi sur le trottoir, que la foule, qui s’était assemblée, semblait se demander si le bossu méritait le blâme ou la pitié.

Jacques Lemil, aidé d’un des spectateurs de cette scène révoltante, aidèrent au bossu à se relever, et l’incident eut été clos peut-être, si, à ce moment, une femme n’eut fendu la foule : cette femme, c’était Laure Néry la mère du garçonnet que Martin Corbot venait de maltraiter.

— C’est toi qui a presque tué mon enfant, hein, sale bossu ? cria-t-elle, en s’avançant sur Martin Corbot, les deux mains ouvertes, les ongles des doigts prêts à égratigner le visage du boscot.

Mais Martin venait de prendre son élan et de sauter à la gorge de Laure Néry. Ses énormes mains, aux doigts d’une longueur démesurée et d’une force surprenante, incroyable presque, prétendait-on, s’étaient cramponnés à la gorge de la femme. Il l’eut vite étranglée, si Arcade Carlin n’eut encore une fois intervenu ; ce dernier tordit les poignets du bossu et l’obligea ainsi de lâcher prise.

— Arcade Carlin, s’écria l’boscot, en tendant vers le père de Magdalena ses deux poings crispés, je me vengerai de ce que vous m’avez fait aujourd’hui ! Oui, je me vengerai !

Écumant de rage, ce bon Martin était affreux à voir ; ses yeux lançaient des flammes, et sa bouche « allant d’une oreille à l’autre » comme disait le « père Zénon » vomissait des insultes, des menaces, des malédictions contre Arcade, qui subissait toute cette avalanche sans sourciller. Martin injuriait aussi tous les spectateurs présents, les femmes, les enfants ; bref, le village entier.

— Écoute, Corbot, dit soudain Jacques Lemil, en s’approchant du bossu, que ça ne t’arrive plus de maltraiter ainsi les enfants du village ! Si ça t’arrive encore, nous te ferons enfermer dans quelque maison de santé, car nous considérerions que…qu’il te manque des bardeaux ; voilà !

— Le gamin m’avait insulté ! cria l’boscot.

— Oui, je sais… Mais, une autre fois, tu ferais mieux de te plaindre aux parents des gamins qui oseront t’insulter. Les parents corrigeront leurs enfants… sans les assommer cependant… Encore une fois, que ça ne t’arrive plus d’agir comme tu viens de le faire ; entends-tu ?

— Depuis quand osez-vous me donner des ordres, M. Lemil ? demanda effrontément le bossu. Je vous assure que…

— Lemil a parlé au nom de tous ! s’écria un des assistants.

— Oui ! Oui !

— Lemil a raison, intervint le « père Zénon » ; si ça t’arrive encore de nous… régaler de pareilles scènes, nous te ferons enfermer dans un asile de fous, Corbot !

— Vous n’êtes qu’une brute, Corbot ! cria une voix de femme.

— Oui, c’est vrai ; Martin Corbot n’est qu’une brute ! s’écrièrent tous ceux qui étaient présents.

— Si G… était une ville, plutôt qu’un village, Corbot, dit Arcade Carlin, vous seriez arrêté et jeté en prison pour avoir à moitié assommé cet enfant, tout à l’heure, et en prison vous resteriez, jusqu’à ce que l’enfant soit mieux… ou mort.

— Où est-il l’boscot ? fit, tout à coup, une voix de tonnerre.

Un homme venait d’apparaître ; un colosse. Instinctivement, tous entourèrent le bossu, pour le protéger.

— Ah ! Le voilà, le monstre ! vociféra le colosse, essayant de fendre la foule et d’approcher de Martin Corbot. Mon enfant se meurt, reprit-il ; se meurt… entends-tu, vil bossu ?

— Ô ciel ! s’exclamèrent-ils tous.

— Le médecin dit que, s’il ne peut lui faire reprendre connaissance, ou que s’il ne parvient pas à arrêter l’hémorragie, d’ici un quart d’heure, mon enfant va mourir.

— Est-ce bien vrai ce que vous nous dites-là, Néry ? demanda Jacques Lemil.

— Vrai ? Je voudrais bien avoir menti, Lemil ! répondit le pauvre père, avec un sanglot. Nous n’avons que cet enfant… S’il meurt, continua-t-il, en tendant le poing vers Martin Corbot, s’il meurt, notre unique enfant, tu seras pendu, sale bossu ; oui, pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’en suive. Et nous irons tous te voir pendre, tous ! Puis, lorsque ton corps mal charpenté tombera sous la trappe, nous entonnerons une chanson à boire. Car, Dieu sait si le village sera bien débarrassé d’une vermine comme toi, l’boscot !

Le colosse était fou de douleur. Tout en parlant, il essayait de rejoindre Martin Corbot ; s’il l’eut rejoint, une tragédie s’en fut suivie.

— Néry, intervint Arcade Carlin, en s’adressant au colosse et essayant de le calmer, vous feriez mieux de retourner auprès de votre enfant… mourant peut-être. Martin Corbot… nous ne l’avons pas ménagé, croyez-le… il a dû recevoir une leçon, dont il se souviendra longtemps.

— Mais, si mon enfant meurt !… sanglota le colosse.

— Martin Corbot sera pendu alors ! hurla la foule.

— Venez, Néry ! dit Jacques Lemil. Carlin et moi, nous allons vous reconduire chez-vous, et si nous pouvons vous rendre quelque service, nous le ferons de grand cœur. Venez !

Comme un enfant, le colosse se laissa emmener chez lui. Mais la foule, sympathique, put l’entendre sangloter, tout en marchant entre Arcade Carlin et Jacques Lemil.

Alors, tranquillement, silencieusement, chacun retourna chez lui ; l’boscot resta seul sur le trottoir. Cet abandon de tous eût affecté douloureusement tout autre que Martin Corbot.

Disons, tout de suite, que l’enfant des Néry ne mourut pas. Mais son expérience servit de leçon aux autres enfants du village. Ils n’injuriaient plus Martin Corbot ; au contraire, aussitôt qu’ils l’apercevaient, même de loin, ils fuyaient, à toutes jambes ; l’boscot était un homme dangereux ; les gamins n’allaient pas risquer de le croiser même, en chemin.

Si Martin eût eu, dans son anatomie, un organe du nom de cœur, il eût souffert de se voir craint ainsi ; mais il est probable que, dans ce corps difforme, le cœur n’était là que pour pomper le sang des veines… pas pour autre chose.

Quelques jours après les incidents que nous venons de raconter, Martin Corbot rencontra Arcade Carlin, dans la rue. Le bossu ne dit mot, mais le regard chargé de haine et de menace qu’il jeta sur le père de Magdalena en disait long ; l’occasion s’en présentant, l’boscot se vengerait. Mais Arcade, ayant dépassé le bossu, haussa les épaules et eut un sourire méprisant.

Arcade n’eut aucun pressentiment ni ce jour-là, ni les jours suivants, de la manière dont Martin Corbot se vengerait de lui un jour… un jour qui n’était pas très éloigné peut-être.

Hélas ! on ne connaît pas l’avenir !