Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/07

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Éditions Édouard Garand (p. 14-16).

VII

TROIS MILLE DOLLARS

Il était huit heures moins vingt minutes, lorsqu’Arcade s’éveilla, le lendemain matin.

D’un bond, il fut debout ; il lui faudrait se hâter, s’il ne voulait pas arriver en retard au magasin.

S’étant habillé, il se dirigea vers la cuisine. Emplissant le poêle de chiffons de papier, qu’il prit dans la boîte à bois, et les recouvrant de bois sec, il eut vite fait du café, dont il but une tasse, tout en grignotant un biscuit, puis, après s’être assuré que tout était à l’ordre, il parti pour le magasin, ayant soin de fermer la porte de sa maison à clef, précaution qu’il ne prenait pas souvent, à l’exemple des autres habitants de G…

Aussitôt qu’Arcade eut mis le pied sur le trottoir, il s’aperçut qu’il y avait quelque chose d’inusité dans le village ; les gens étaient rassemblés par petits groupes et causaient avec animation ; ils paraissaient discuter quelque chose, quelqu’évènement extraordinaire. Qu’était-ce donc ?

S’il n’eut été si pressé d’arriver au magasin, il se fut arrêté et eut demandé la cause de tant d’excitation ; mais il ne lui était jamais encore arrivé d’être en retard ; conséquemment, il résista à la curiosité, et passa droit son chemin.

Parvenu au bureau de poste, cependant, il vit une foule de villageois rassemblés sur le trottoir ; il vit aussi Martin Corbot, debout sur une caisse. Le bossu paraissait être en frais de discourir.

Arcade s’approcha. À son arrivée cependant, l’boscot se tut subitement, et alors, tout son auditoire se retourna et jeta sur Arcade Carlin un regard… étrange. Ce dernier aurait désiré demander ce qu’il y avait ; mais tous ces visages tournés vers lui ; ces visages antipathiques, cela lui fit un effet singulier, lui donna froid au cœur… et il passa, encore une fois, son chemin.

Au magasin, Jacques Lemil l’attendait ; il lui dit :

— Ah ! Te voilà enfin, Carlin !

— Suis-je en retard, Lemil ? demanda Arcade.

— Non ! Non ! Pas du tout ! Mais j’avais hâte de te voir arriver, car je ne pouvais laisser le magasin et il me tarde d’aller aux nouvelles. De nouveaux développements peut-être…

— De quelles nouvelles parles-tu, Lemil ? j’ai vu des gens rassemblés par groupes, un peu partout, et paraissant discuter quelqu’évènement ; mais, craignant être en retard…

— Comment ! s’écria le marchand. Est-ce que tu n’as pas appris la nouvelle, Carlin ? L’affreuse nouvelle qui…

— Je n’ai rien appris, Lemil, et je te le demande encore une fois, quelle est la nouvelle, dont tu parles ?

— Mais, mon pauvre ami, n’as-tu pas appris que Baptiste Dubien a été…

— Volé, acheva Arcade.

— Tu le savais, alors ?

— Non, je ne le savais pas. Mais, ayant appris que Baptiste Dubien avait vendu ses terres à une compagnie américaine, pour la somme de dix mille dollars, et qu’il avait, hier encore, cette somme d’argent chez lui, j’ai supposé que…

— Quelle grave imprudence aussi que celle qu’a commis Dubien ! Pauvre, pauvre Dubien ! Je lui ai reproché son imprudence, hier soir, lorsqu’il est venu passer la veillée avec moi ; je lui ai même conseillé d’aller chercher son argent immédiatement et de le déposer dans mon coffre-fort, pour la nuit, Hélas ! il n’en a rien fait ; il a même ri de ma suggestion… S’il avait suivi mon conseil pourtant ce pauvre Dubien, aujourd’hui…

— « Plaie d’argent n’est jamais mortelle », Lemil, fit Arcade en souriant. La nouvelle est triste, bien sûr ; cependant…

— « Triste » n’est pas le mot à employer, en ce cas, Carlin ; le mot juste ce serait « tragique ».

— Tragique, dis-tu ?.. Je ne comprends pas…

— C’est une tragédie, la plus épouvantable des tragédies, résultat de l’imprudence qu’a commise mon pauvre ami Dubien… Carlin, le vol, ce n’est rien… Baptiste Dubien n’a pas seulement été volé ; il a été assassiné.

— Assassiné !

— Étranglé, dans son lit. Sans doute, il a surpris le voleur, et celui-ci, se voyant découvert, a étranglé ce pauvre Dubien. J’ai vu, moi-même les traces qu’ont laissées les dix doigts de l’assassin, sur la gorge de mon ami.

— Que c’est épouvantable ce que tu m’apprends là, Lemil !

— Dubien était mon meilleur ami, tu sais, Carlin, et sa mort si tragique m’a horriblement affecté.

— Je n’ai pas de misère à te croire, Lemil, répondit Arcade. D’ailleurs, Baptiste Dubien était un brave homme, estimé de tous. Pauvre Dubien !

Ainsi, Baptiste Dubien avait été assassiné ! Arcade se sentit pâlir… Si l’assassin de Dubien se fut douté que lui, Arcade, avait $3000.00 chez lui, peut-être eut-il eu le même sort que Dubien… peut-être sa petite Magdalena eut-elle été assassinée, elle aussi… Arcade frissonna.

— Je vois que tu trouves cela terrible, toi aussi, cette mort tragique Arcade, fit Jacques Lemil, car te voilà blanc comme un drap, et tout défait.

— C’est terrible ! répondit Arcade, et encore une fois, il frissonna.

S’il pouvait aller chercher son argent immédiatement et le placer dans le coffre-fort du magasin ! Ces trois mille dollars… s’ils lui étaient volés, quel affreux malheur !

— Lemil, balbutia-t-il, me permets-tu de retourner chez moi, pour quelques instants seulement ? Je…

Mais il se tut. Il allait annoncer au marchand la nouvelle concernant l’argent qu’il avait reçu de sa marraine, la veille ; mais deux ou trois pratiques venaient d’entrer dans le magasin.

— Retourner chez toi, Carlin ! Impossible, mon cher ! Je te l’ai dit, il faut que je sorte. Je veux me rendre chez Dubien, car Sylvie, sa fille, est seule, et je veux la ramener chez moi, la pauvre enfant. Au revoir donc, ajouta-t-il, en se dirigeant vers la porte de sortie.

— Seras-tu longtemps absent, Lemil ?

— Je reviendrai le plus tôt possible, Carlin. En attendant, je te laisse le magasin en soin.

Arcade ne put s’empêcher de soupirer, tant sa déception était grande. Si Lemil avait voulu y mettre un peu de sien… en moins d’un quart d’heure, il eut eu le temps de se rendre chez lui, d’y prendre son argent et revenir au magasin.

Il s’approcha du comptoir, afin de servir les trois hommes qui venaient d’entrer et qui attendaient, sans doute, qu’on les servit.

— Bonjour, Messieurs, fit Arcade.

— Bonjour, Carlin, répondit l’un des trois hommes.

— Qu’y a-t-il pour vous, Messieurs ? demanda Arcade.

— Pas grand’chose, répondit l’un des hommes, en riant.

— Nous étions venus plutôt pour parler du meurtre de ce pauvre Dubien, avec Jacques Lemil, dit un autre.

— M. Lemil a été obligé de sortir…

— Oui, je sais, dit le troisième homme. Mais, n’est-ce pas que c’est épouvantable cette affaire, Carlin ?

— On ne saurait imaginer rien de plus affreux ! répondit Arcade.

— Je ne voudrais pas être dans les bottes de l’assassin ! dit le premier des trois hommes.

— Ni moi ! Ni moi ! s’écrièrent les autres.

— C’est une épouvantable tragédie ! s’exclama Arcade. Et cette pauvre petite Mlle Sylvie !… Que va-t-elle devenir ?… Son oncle mort, tout l’argent volé…

— Non ? Vraiment ?

— Dubien avait dix mille dollars en billets de banque américain, vous savez ? Le voleur n’a pas tout pris.

— Je ne savais pas… fit Arcade.

— Il reste de l’argent pour Mlle Sylvie, bien sûr ! Le voleur n’a pu mettre la main que sur trois mille dollars.

— Trois mille dollars ! cria presque Arcade.

— Oui, trois mille dollars seulement… Mais, qu’avez-vous, Carlin ?… Vous êtes blanc comme de la chaux…

— Qu’y a-t-il, Carlin ? s’écria l’un des trois hommes.

Tous trois, excessivement étonnés, regardaient Arcade, puis ils échangèrent un regard entr’eux.

Arcade savait bien qu’il devait être très pâle. Son sang se glaçait dans ses veines, et une sueur froide lui couvrait le visage et les mains. Allait-il s’évanouir ? Et pourquoi ?… Il n’eut pu vraiment expliquer l’espèce de panique dont il venait d’être saisi… Était-ce un pressentiment ?…

Cette somme de trois mille dollars, qui avait été volée à Baptiste Dubien… Trois mille dollars en billets de banque américains… N’était-ce pas une étrange coïncidence ?… Chez lui, Arcade avait, lui aussi, caché dans une petite cassette, trois mille dollars, en billets de banque américains… Heureusement qu’il y avait la lettre de Mme Richepin, expliquant la provenance de tout cet argent… La lettre de Mme Richepin ?… Où était-elle ?… Hier soir il avait voulu la relire, mais il ne l’avait pas trouvé… Ah ! S’il pouvait donc retourner chez lui, chercher la lettre de sa marraine, et la déposer, ainsi que les trois mille dollars, dans le coffre-fort de Jacques Lemil !…

Trois mille dollars avaient été volés à Baptiste Dubien, trois mille dollars !… La somme exacte qu’il avait reçue, lui, Arcade, de la Nouvelle Orléans… Oui, c’était une étrange coïncidence !… Ô ciel ! Si on allait le soupçonner ?… Impossible ! Voleur ! Assassin ! Lui, Arcade Carlin !… Pourquoi cette pensée lui était-elle venue seulement ?…

Mais, comme il se sentait effrayé, tout à coup ! Et pourquoi tout était-il devenu si noir, dans le magasin ? On se serait cru du milieu de la nuit…

Arcade frotta ses yeux du revers de ses mains… mais l’obscurité persistait ; que dis-je ? elle devenait à chaque instant plus grande, semblait-il…

Soudain, ses doigts, qu’il avait, instinctivement, cramponné au comptoir, s’ouvrirent et il sentit qu’il tombait…

— Trois mille dollars ! s’exclama-t-il, en tombant. Ils sont à moi !… À moi… et à Magdalena !

Ces paroles furent les dernières que prononça Arcade, avant de perdre connaissance tout à fait.