Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/04

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Éditions Édouard Garand (p. 25-27).

IV

À LA GRÂCE DE DIEU

On était au lendemain des funérailles. Il était six heures du soir.

Dans sa cuisine, le « père Zenon » était occupé à préparer le souper. Sur une table, près du poêle, était un plateau, contenant une assiette, une tasse, une soucoupe et un petit service à thé ; ce plateau, on l’a deviné, était destiné à Magdalena qui, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et son père adoptif, ne quittait pas, même un instant, sa chambre à coucher.

Malgré qu’elle fut, en quelque sorte, prisonnière dans sa chambre, ces deux jours n’avaient pas paru trop longs à la jeune fille, car elle avait été très occupée à tailler, faufiler, coudre, ajuster ; bref, à faire ses derniers préparatifs de voyage.

Cette nuit-là, on devait partir. Ce serait une nuit sans lune ; de fait, le temps était à la pluie ; même, il était tombé de petites ondées, depuis midi. Certes, ce n’était pas un temps idéal, pour eux qui allaient parcourir, à pied, une longue distance, avant de se risquer de prendre un train. Ils iraient… ils ne savaient trop où encore… là où les conduiraient le destin… Comme l’avait dit Magdalena, la veille ; ils iraient… à la grâce de Dieu…

Pendant que sa fille adoptive était occupée dans sa chambre à coucher, dont elle tenait continuellement la porte fermée à clef, le « père Zenon » trouvait quelques raisons pour s’occuper autour de la maison, afin de donner le change à qui prendrait la peine de l’observer. Car, il vit bien qu’on l’observait. Non pas qu’on eut aucun soupçon à son égard, bien sûr ; mais par simple curiosité. Oui, le « père Zenon » savait que les villageois étaient curieux, et qu’ils devaient se demander souvent « comment le vieux s’arrangeait, tout seul, dans sa maison maintenant ». Ne pouvant voir ce qui se passait, par les châssis de la salle, dont les stores étaient baissées, en signe de deuil, on inventait mille prétextes pour venir frapper à la porte de la cuisine.

Durant la veillée, le soir des funérailles, la salle avait été éclairée, et elle le serait encore ce soir. Le « père Zenon », la veille, s’y était installé, pour y lire son journal, bien en vue de l’une des fenêtres de la cuisine, afin de donner aux curieux la chance de le voir et de parler ensuite, entr’eux, de ce qu’ils avaient vu.

Quant à Magdalena, ce n’est que lorsque les lumières s’éteignaient, en bas, qu’elle voyait son père adoptif et causait avec lui ; alors que ce dernier était sensé être allé se coucher, il veillait avec la jeune fille, et tous deux faisaient des projets de voyage, d’avenir. Inutile de le dire, ces veillées devaient se passer dans l’obscurité, car aucune lumière ne devait être vue, dans la chambre de Magdalena.

Pour revenir au lendemain des funérailles, le « père Zenon » ayant déposé sur le plateau le souper de Magdalena, alla le lui porter, dans sa chambre.

Lorsqu’il eut frappé à la porte, il entendit d’abord un joyeux aboiement de Froufrou, puis la voix de la jeune fille lui disant :

— Un instant, « père Zenon », s’il vous plaît.

— Prends ton temps, ma fille ; je ne suis nullement pressé.

Après quelques piétinements, Magdalena ouvrit la porte de sa chambre, et le « père Zenon » entra. Mais en apercevant la jeune fille, il eut une exclamation de surprise et il faillit laisser choir sur le plancher le plateau qu’il tenait à la main. Car, Magdalena portait un costume complet de garçon, et ce costume la changeait totalement.

— Magdalena… balbutia le « père Zenon ». Mais…

— Que pensez-vous de mon nouvel accoutrement, petit père ? demanda-t-elle. N’est-ce pas que c’est un bon déguisement ?

— Tu as l’air d’un garçonnet de quinze ans au plus, répondit le « père Zenon », et vraiment, ce déguisement est le meilleur que l’on puisse imaginer.

— J’ai taillé et cousu, sans relâche, pour finir ce costume à temps, dit-elle. Cette serge grise… vous vous souvenez peut-être que nous l’avions achetée, à la ville, pour que je m’en confectionne une robe ?

— Oui, je m’en souviens.

— Nous en avions acheté de la grise et de la brune. La serge brune, je l’emporte ; je m’en ferai un autre costume, plus tard.

— Tu es extraordinaire, Magdalena, extraordinaire ! Je te savais adroite à l’aiguille, mais…

— Aussitôt que vous le pourrez, « père Zenon », montez me tenir compagnie, n’est-ce pas ? Nous avons des projets à faire pour notre départ et notre voyage.

— C’est entendu, ma fille ! À tout à l’heure ! J’éteindrai les lumières de bonne heure, ce soir, et je viendrai te rejoindre ici.

Neuf heures et demie venaient de sonner, lorsque le « père Zenon » retourna rejoindre Magdalena. Elle portait encore son costume masculin, et quoique son père adoptif s’y fut attendu, il ne put réprimer un mouvement d’étonnement en l’apercevant.

— Quel gentil garçonnet tu fais, Magdalena ! s’écria-t-il.

— Vous trouvez, petit père ? répondit-elle en riant.

— Certes !

— Du moment que c’est un bon déguisement, je me déclare satisfaite.

— Nous allons être obligés de marcher toute la nuit, afin de nous éloigner de ce village le plus possible, dit le « père Zenon ». Au lever du soleil, nous devrions être déjà loin. Et, Magdalena… Mais, reprit-il aussitôt, je ne dois plus te nommer par ton nom : Magdalena… il va falloir que tu en choisisses un autre.

— Oui. J’y ai bien pensé et je…

— Écoute. J’avais, autrefois, un petit frère jumeau, que j’aimais de tout mon cœur… Il est mort à l’âge de quinze ans… Si tu voulais me faire un grand plaisir, ma fille, tu prendrais son nom…

— Mais, sans doute ! Comment se nommait-il votre petit frère jumeau, « père Zenon » ?

— Il se nommait Théodule.

Dans l’ombre, Magdalena fit une petite moue. « Théodule » ; ce nom lui paraissait trop ancien, trop long ; elle eut préféré s’appeler Jean, Paul, ou quelqu’autre nom de ce genre.

— Tu n’aimes pas ce nom, Magdalena ? demanda le « père Zenon » Alors, choisis-en un autre, ma fille.

— Pas du tout ! répondit la jeune fille. Théodule, ce sera très bien. Je n’y ai qu’une objection ; c’est que c’est trop long. Abrègeons-le ; dorénavant, je me nommerai Théo… Théo Lassève, pour vous servir ! ajouta-t-elle, en souriant et soulevant sa casquette.

— Théo… Oui, ce sera joli, répondit le « père Zenon », et je te remercie Magdalena, d’avoir…

Mais elle l’interrompit :

— « Théo », s’il vous plait, et non « Magdalena ». Il va falloir commencer dès maintenant, sans quoi nous risquerions de nous tromper un jour, ce qui pourrait entraîner de désagréables résultats. Je me nomme Théo Lassève, continua-t-elle ; je suis votre neveu. Vous êtes mon oncle ; mon oncle Zenon, à partir de ce moment. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que c’est très bien… Théo, mon neveu.

— C’est entendu alors, mon oncle ! répondit Magdalena.

— Et maintenant, où irons-nous, en partant d’ici ?

— Dirigeons-nous vers l’est. Prenons le chemin qui conduit à Levis… Nous marcherons toute la nuit. Demain, nous nous installerons dans quelque bois, puis nous reprendrons notre route, aussitôt qu’il fera noir. Après demain, peut-être pourrons-nous nous risquer à prendre le train.

— Ce sera absolument comme tu le désireras, ma fille… Théo, je veux dire. J’ai préparé tout un panier de provisions de bouche, et j’apporte un petit bidon, dans lequel nous ferons du thé, lorsque nous le désirerons. Qu’apportes-tu, toi, Théo ?

— Je n’apporte qu’une petite valise, mon oncle, et tout est prêt pour quand sonnera l’heure de partir, de quitter, pour toujours, Dieu merci, ce village, où j’ai tant souffert.

Tous deux continuèrent à causer, à faire des projets, et l’heure passa assez vite. À un moment donné, Magdalena s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. Pas une lumière ne se voyait dans le village ; tous étaient couchés dormaient, depuis longtemps, sur leurs deux oreilles.

— Descendons ! fit-elle. Il doit être tard ; ce sera bientôt l’heure de partir, je crois.

Ils descendirent dans la salle. Froufrou, comme s’il eut compris qu’on allait l’abandonner, se jetait littéralement dans le chemin de Magdalena et il haletait, comme s’il venait de faire une longue course.

— Pauvre Froufrou ! Pauvre petite bête ! dit Magdalena, en caressant le chien. Tu vas beaucoup t’ennuyer de nous, je sais !… Ne pourrions-nous pas l’emmener avec nous, mon oncle ? demanda-t-elle.

— Impossible… Théo, impossible ! Froufrou ne serait qu’un embarras, tu le penses bien.

— Que va-t-il devenir ?

— Ne sois pas inquiète à son sujet. Demain matin, par le premier courrier, Jacques Lemil recevra, en même temps que la clef de la maison, une lettre de moi, lui disant que nous lui avons laissé le chien en soin.

— Tout de même, fit Magdalena, avec un serrement de cœur, ça semble triste, presqu’inhumain d’abandonner Froufrou ainsi. Voilà deux ans que nous l’avons, et il nous aime tant ! ajouta-t-elle d’une voix remplie de larmes.

— Allons ! Allons ! Sois raisonnable, je te prie ! répondit Zenon. Et vois, il est onze heures moins le quart ; c’est le temps de partir !

Ils avaient résolu de quitter la maison par la porte de la cuisine, entendu que, en arrière de leur demeure, à quelques pas seulement, était un petit bois, dans lequel ils pourraient cheminer jusqu’au prochain village.

Froufrou, voyant ses maîtres en frais de l’abandonner, se mit à se plaindre, puis il s’approcha de Magdalena, et lui lécha le visage et les mains, essayant, par tous les moyens possibles, de se faire emmener. Sa jeune maîtresse pleurait franchement ; ça lui semblait vraiment inhumain d’abandonner la pauvre petite bête. Cependant, elle n’osait rien dire, afin de ne pas mécontenter son père adoptif.

On partit. Quelques pas seulement à faire et on atteignit le petit bois. Mais soudain, Magdalena s’arrêta.

— Qui a-t-il ? demanda Zenon Lassève, en s’adressant à la jeune fille.

— Froufrou… balbutia-t-elle. Écoutez-le donc pleurer !

En effet, le chien pleurait ; on eût dit la voix d’un être humain.

— Viens, Théo ! insista Zenon.

— Je ne puis pas abandonner Froufrou ainsi ! pleura-t-elle. Oh ! Mon oncle ! Mon oncle ! Je veux l’emmener avec nous !

— C’est de l’enfantillage, dit Zenon. Mais enfin, puisqu’il le faut !…

Tous deux retournèrent à la maison, et bientôt, Magdalena emportait Froufrou dans ses bras, afin qu’il n’aboyât pas, puis ils se dirigèrent, de nouveau vers le petit bois.

Zenon Lassève et Magdalena Carlin avaient quitté G…, pour n’y plus jamais revenir… Ils s’en allaient… à la grâce de Dieu.