Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/11

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Éditions Édouard Garand (p. 38-41).

XI

LE SAUVETEUR

Nous l’avons dit plus d’une fois déjà, Zenon Lassève était « homme à tout faire » ; nous aurions dû préciser cependant, qu’il était homme à tout faire, sur terre, car il n’était pas marin ; loin, bien loin de là ! En face de la terrible extrémité où lui et Magdalena se trouvaient, il ne savait trop qu’imaginer.

La brume les entourait ; une brume si dense, qu’on n’apercevait aucun objet, à plus de six pieds de soi. Oui, ils étaient perdus sur le fleuve et ils ne savaient plus par où se diriger.

Ah ! La brume est une terrible chose ; silencieuse, sinistre, elle rampe vers vous, sans avertissement aucun. On le sait d’avance, lorsqu’un orage se prépare : le tonnerre gronde au loin ; de rapides éclairs sillonnent les nues. Même une tempête de vent a ses avertissements : la brise soupire et pleure, puis, si vous êtes sur l’eau, sa surface se ride soudain, de petites vagues se forment ; votre embarcation se met à danser sur les flots. Alors, vous savez que la tempête n’est pas loin et vous prenez des précautions en conséquence.

Mais la brume !… Elle vient de l’on ne sait où ; elle s’avance lentement, mais sûrement et sans bruit ; elle rampe vers vous, sans que vous vous en doutiez même, et tout à coup, vous êtes enveloppé dans ses replis blancs et humides.

Zenon Lassève savait ces choses et c’est pourquoi il se sentait, en ce moment, envahi par le plus profond des découragements.

— Mon Dieu ! Que faire ? balbutia-t-il.

— Mon oncle, dit Magdalena, il faut nous diriger tout droit sur le Portage. Il n’y a qu’à traverser le fleuve, en fin de compte, et nous ne pouvons pas manquer d’atterrir.

— Tu crois ? fit Zenon d’un ton où perçait le doute.

— J’en suis sûre !

— Eh ! bien, voilà !

Il fit virer la chaloupe de bord, dans l’intention de piquer droit sur le Portage.

Un choc. Le bruit de quelque chose qui se déchire, et La Mouette fut rejetée en arrière avec force, à une distance d’une douzaine de pieds peut-être.

— Ciel ! Nous venons de frapper un rocher quelconque ! s’écria Zenon, et notre chaloupe…

— Un rocher, mon oncle ? Alors, s’il y a là un rocher, il faut essayer de l’atteindre et y débarquer, ne pensez-vous pas ?

— Si nous le pouvons…

— Nous le pouvons, je crois, et il est préférable d’avoir un rocher sous ses pieds plutôt que je ne sais combien de brasses d’eau.

— Tu as raison, Théo. Je vais essayer de retrouver ce rocher.

Zenon donna quelques coups d’avirons dans la direction opposée à celle qu’il allait prendre, tout d’abord ; il essaya, à l’aide de l’un des avirons, de localiser le rocher contre lequel La Mouette venait de se heurter… Inutilement… D’ailleurs, rien de plus facile que de se tromper de direction au milieu de la brume.

Tout à coup, Magdalena s’écria :

— Mon oncle ! Mon oncle ! Il y a de l’eau dans la chaloupe !

— De l’eau ? Alors, que Dieu ait pitié de nous, car nous sommes bien perdus, cette fois !

La Mouette, c’était évident, avait reçu une blessure, plus ou moins grave, en se heurtant contre le rocher, tout à l’heure, et, sans doute, elle allait couler à fond, entraînant avec elle ceux qu’elle contenait.

L’eau envahissait la chaloupe… lentement peut-être, mais sûrement…

— Vidons cette eau ! cria Zenon. Le bidon… il doit être près de toi, Théo. Vite ! Vite !

— Le voici le bidon, mon oncle !

Magdalena se mit à vider l’eau qui commençait à envahir la chaloupe ; mais l’eau gagnait sur elle. Bientôt, ils en auraient jusqu’à mi-jambes.

Zenon jeta par-dessus bord les poissons qu’ils avaient pris, et pour lesquels lui et la jeune fille avaient, pour ainsi dire, risqué leur vie ; cela allégea leur embarcation quelque peu. Mais ce ne fut que pour quelques instants.

L’eau montait toujours… Elle atteindrait leurs genoux, puis La Mouette coulerait à fond !

— Au secours ! cria Magdalena.

Hélas ! La brume met, en quelque sorte, une sourdine à la voix et rien ne répondit à son appel.

— Attends. Théo, fit Zénon.

D’un petit coffre il retira un porte-voix dans lequel il se mit à souffler à plusieurs reprises.

Ô joie ! Un autre porte-voix venait de répondre !

— Au secours ! Au secours ! cria Zenon, à travers le porte-voix.

— Où êtes-vous ? demanda l’autre porte-voix.

— Ici, tout près !… Nous sommes perdus dans la brume !… Notre chaloupe est crevée ! … Et nous coulons !

— Courage ! fit l’autre porte-voix. Nous allons aller à votre secours !

— Venez vite alors !

— Continuez à crier dans votre porte-voix ! J’y vais !

Ils avaient de l’eau jusqu’aux genoux maintenant. La Mouette donnait une forte bande par tribord.

— C’est fini ! sanglottait Magdalena. Nous coulons, « père Zenon » !

— Courage, Magdalena, courage ! Dieu est bon ; Il nous enverra du secours avant qu’il soit trop tard.

— Ô petit père, que c’est épouvantable !

— Magdalena, ma pauvre petite, si tu étais donc restée à La Hutte, ainsi que je t’avais demandé de le faire !

— Si, plutôt, je ne vous avais pas entraînée hors de notre route, petit père, répondit Magdalena, dans le but de pêcher du poisson ! C’est de ma faute, de ma faute !

— Vite ! Vite ! Nous coulons ! cria Zenon, dans son porte-voix.

— Jamais ils n’arriveront à temps ! pleura la jeune fille. D’ailleurs, écoutez donc Froufrou hurler la mort !

— Magdalena, ma petite, fit Zenon, nous allons être obligés d’abandonner la chaloupe…

— C’est la chaloupe qui nous abandonne plutôt, petit père !

— Oui ! Oui ! Je sais, pauvre enfant !… Mais, Magdalena, je te sauverai sois-en assurée. Je nage comme un poisson ; je te prendrai donc sur mon dos et je te maintiendrai au-dessus de l’eau jusqu’à ce que le secours nous arrive.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ô petit père que j’ai peur ! Je ne sais si…

— Aie confiance en moi, ma chérie, reprit Zenon ; je le répète, je te sauverai. Allons, petite. c’est le temps de sauter à l’eau, si nous ne voulons pas que notre chaloupe nous entraîne avec elle. Suspends-toi à mon cou Magdalena, et ne crains rien !

— Où êtes-vous ? fit une voix soudain.

— Ici ! Ici ! Au secours !

Une chaloupe, conduite par un homme recouvert d’un imperméable et coiffé d’un large chapeau en toile cirée, venait d’apparaître ; elle touchait bientôt à La Mouette ; celle-ci venait de faire quelques soubresauts d’agonie ; elle allait s’enfoncer sous les flots.

— Sautez ! fit l’homme ! Hâtez-vous !

Ils ne se firent pas prier.

— Saute, Théo ! cria Zenon.

En un bond, Magdalena fut rendue à bord de la chaloupe de sauvetage.

— Sautez, mon oncle ! cria-t-elle ensuite.

Bientôt, tous deux, même Froufrou, qui avait cessé de hurler, était en sûreté dans la chaloupe.

Quand à La Mouette, après avoir roulé sur elle-même deux ou trois fois, elle s’enfonça dans l’eau…

— Notre pauvre chaloupe, ne put s’empêcher de dire Zenon.

— Elle nous a rendu bien des services, mon oncle !

— Eusèbe, cria leur sauveteur, dans son porte-voix.

— Oui ! Oui ! Monsieur, répondit un autre porte-voix.

— Hale ! Et dépêche-toi !

Alors Zenon s’aperçut que la chaloupe était liée, à quelque rivage probablement au moyen d’un câble. Le sauveteur ramait vite, tandis que le câble halait de son mieux. Sage précaution que ce câble, sans lequel leur sauveteur aurait pu, lui-même, s’égarer, avec eux, dans la brume.

Enfin, nos amis purent distinguer la charpente d’un yacht, auquel ils accostèrent bientôt. Les yachts n’étaient pas rares, en ces régions, l’été, vu que les touristes se rendaient assez nombreux passer la belle saison à Notre-Dame du Portage.

Leur sauveteur monta dans le yacht, puis il tendit la main à Magdalena d’abord, à Zenon ensuite. Froufrou n’attendit pas d’invitation ; aussitôt que ses maîtres eussent été rendus à bord, il y sauta, à son tour.

C’était un véritable bijou que le yacht dans lequel Zenon Lassève et Magdalena venaient de monter. Ses cuivres polis et brillants comme de l’or ; ses banquettes, couvertes de coussins en velours gros bleu ; ses boiseries émaillées de blanc, puis une table servie, couverte de porcelaines, de verre taillé et d’argenteries de grande valeur ; tout dénotait le luxe et disait hautement que le propriétaire du yacht était l’un des favorisés de ce monde.

Zenon avait remarqué, à l’avant du yacht, un aigle doré, aux ailes largement tendues, puis, le nom du yacht à l’arrière, peint en grosses lettres bleues : L’Aiglon.

— Vous le voyez, dit, en souriant, le propriétaire du yacht, en s’adressant aux naufragés et en désignant la table mise, je vous attendais pour souper.

Ce disant, il enleva son chapeau et son imperméable, qu’il remit à Eusèbe, et Magdalena fut fort étonnée de se trouver en face d’un jeune homme de haute stature, aux cheveux blonds, aux yeux bleus foncés et à la moustache couleur d’épis murs.

— Monsieur, dit Zenon, en tendant la main à leur sauveteur, vous nous avez sauvé la vie. Sans vous… Comment vous remercier ? ajouta-t-il.

— Je suis heureux que nous nous soyons trouvé là, à point, Eusèbe, mon domestique, et moi, croyez-le ! répondit le jeune homme.

— Vous aussi, peut-être, vous vous êtes égaré dans la brume ? demanda Zenon.

— Pas tout à fait, répondit, en souriant, le propriétaire du yacht. Nous avons aperçu la brume à temps et nous avons pu accoster ici.

— Où sommes-nous donc, à ce moment ?

— Nous sommes à l’Île aux Lièvres, vis-à-vis le Portage.

— L’Île aux Lièvres ? s’écria Zenon Oh ! heureusement que nous ne nous sommes pas adonnés à passer de l’autre côté de cette île, qui paraît être si étroite ; si cela était arrivé, nous étions perdus.

— Tout est bien qui finit bien, répliqua, en riant, le jeune homme. Il me fait plaisir de vous offrir l’hospitalité sur L’Aiglon. Demain, aussitôt que la brume sera dissipée, nous verrons ce que nous pourrons faire pour renflouer votre chaloupe.

— Sera-ce possible, pensez-vous ? demanda Zenon.

— Je l’espère.

— Je vous avouerai que c’est une grande perte pour nous que celle de notre chaloupe. Monsieur, et…

— Nous ferons de notre mieux, dans tous les cas. En attendant, veuillez me suivre, Monsieur…

— Je vais me présenter moi-même, Monsieur, dit Zenon, en souriant : je suis pêcheur et batelier, et je me nomme Zenon Lassève. Voici mon neveu Théo, ajouta-t-il, en désignant Magdalena ; lui aussi est pêcheur et batelier.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, M. Lassève ainsi que celle de Théo, votre neveu, répondit le jeune homme, en tendant la main à nos deux amis.

— Nous demeurons à la Pointe Saint-André, reprit Zenon.

— Moi aussi, je demeure à la pointe Saint-André, dit le propriétaire de L’Aiglon.

— À la pointe ? Vraiment ?

Magdalena et son père adoptif échangèrent un regard ; ce jeune home était à n’en pas douter « l’hermite » du « château mystérieux ».

— Puisque nous habitons le même endroit, M. Lassève, reprit le jeune homme, nous sommes voisins.

— Je suis bien aise de l’apprendre, répondit Zenon.

— Je possède, à la Pointe Saint André, un petit domaine, que j’ai nommé L’Aire

L’Aire ?… répétèrent Zenon et Magdalena.

— Quel nom singulier, pour un domaine ! fit la jeune fille.

Le jeune homme sourit.

L’Aire… vous trouvez ce nom singulier, mon petit ami ? demanda-t-il ?

— Certes ! s’exclama Magdalena. Pourquoi ce nom ?… L’aire, c’est…

— C’est le nid de l’aigle, acheva le jeune homme, et c’est pourquoi j’ai nommé mon domaine ainsi… C’est le nom qui lui convient, voyez-vous, car moi, je me nomme Claude de L’Aigle.

Fin de la deuxième partie.