Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/13

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Éditions Édouard Garand (p. 66-67).

XIII

LES JOYAUX VIVANTS.

Oh ! Les serres de L’Aire ! Magdalena n’en revenait pas ! Éclairées par de nombreuses mais minuscules lampes suspendues, elles ressemblaient à de vrais paradis terrestres à la pauvre enfant, qui aimait tant les fleurs.

Xavier fit les honneurs des serres ; c’était, en quelque sorte, son droit puisque c’était grâce à ses soins et à ses connaissances en botanique que les serres de L’Aire surpassaient en beauté tout ce qu’on aurait pu imaginer.

— Jamais je n’ai vu d’aussi belles fleurs de ma vie ! s’écria la jeune fille. Et il y en a tant ! Et toutes paraissent si… vivantes !

— C’est à Xavier, ici présent, qu’en revient l’honneur, Théo, dit Claude en souriant. Je vous l’ai dit peut-être ? Xavier est une perle, en son genre, une vraie.

— Vous êtes un artiste, un véritable artiste, Xavier ! s’exclama Magdalena. Que c’est beau ! Les fleurs sont des joyaux vivants, les plus beaux de la terre !

Après cela, Xavier aurait fait tout au monde pour rendre service au « petit pêcheur et batelier », croyez-le ! Le féliciter ! Admirer ses fleurs si sincèrement ! Ah ! Voilà qui réchauffait le cœur par exemple ! Il avait vu tant de gens visiter les serres de L’Aire d’un air indifférent, et cela lui avait toujours si grandement déplu à ce pauvre Xavier !

— La serre aux roses maintenant ! fit Claude. Elle est éclairée, n’est-ce pas, Xavier ?

— Mais, oui, Monsieur !

On traversa un corridor, et bientôt, on pénétrait dans la serre aux roses.

Si Magdalena s’était extasiée devant les fleurs de l’autre serre, dans celle des roses, elle demeura muette d’admiration ; c’est-à-dire que ses lèvres ne proférèrent pas un son ; mais la pâleur de ses joues, ses yeux agrandis et brillants comme des étoiles, ses mains croisées sur sa poitrine comme pour comprimer les battements de son cœur, parlaient assez haut. Jamais, non jamais elle n’avait rêvé même rien d’approchant la beauté de la serre aux roses ! Claude lui en avait parlé ; il avait essayé de la lui décrire… mais, la voir, c’était toute autre chose.

Nous l’avons dit, elle adorait les roses. Or, dans cette serre, elles étaient là en extraordinaire quantité et de toutes les nuances imaginables : des rouges, des blanches, des jaunes, des roses… La « masse de roses couleur saumon » dont Claude lui avait parlé, c’était ce qu’il y avait de plus splendide !

— Ô ciel ! Que Dieu est bon d’avoir créé les roses ! murmura-t-elle.

Sans peut-être s’en rendre compte, les trois hommes, c’est-à-dire Claude, Zenon et Xavier inclinèrent révérencieusement la tête, à cette exclamation de la jeune fille.

— Je vais vous en cueillir un gros bouquet, M. Théo, dit Xavier, en s’emparant d’une paire de ciseaux, qu’il prit sur une petite table.

— Oh ! non, Xavier ! s’écria Magdalena. Ne touchez pas aux roses, je vous prie !

— Mais… M. Théo…

— N’y touchez pas, Xavier ! répéta-t-elle. Elles sont si belles ainsi !… Les voir arrachées à leurs tiges… il me semble que ce serait assister à une sorte d’exécution… Merci, tout de même, Xavier ! Je pourrai revenir les voir, n’est-ce-pas ?

— Certes, M. Théo ! répondit le jardinier. Voyez-vous, M. Théo, moi aussi, j’aime les roses, j’aime donc, conséquemment, qui les aime.

— Viens, Théo ! dit Zenon alors, c’est assez d’émotions pour un soir, je crois.

— C’est bien, mon oncle ; je vous obéis. Mais, je vais y rêver à ces roses, je le sais. Cependant, malgré sa soumission, Zenon dut l’arracher littéralement à la serre aux roses.

— Ce brave Xavier serait prêt à donner sa vie pour vous désormais, je crois, Théo, fit Claude en riant, aussitôt qu’ils eurent quitté la serre.

— Pourquoi dites-vous cela, M. de L’Aigle ? demanda Magdalena.

— Vous avez admiré ses fleurs si sincèrement ! J’ai vu Xavier froncer les sourcils et presque serrer les poings, alors que ceux qui visitaient les serres disaient, du bout des lèvres souvent : « C’est joli, très-joli » ! puis ensuite parlaient d’autre chose.

— « Joli » ne semble pas le qualificatif approprié non plus, répondit la jeune fille. J’aimerais mieux ne rien dire du tout. Vos serres ne sont pas jolies, M. de L’Aigle ; elles sont splendides !

Claude conduisit ses invités au salon, la pièce la plus vaste et la plus somptueuse de L’Aire, ce qui n’est pas peu dire. Là était le piano de concert dont il avait parlé à Magdalena. Il y avait aussi d’autres instruments : une harpe, un violon, un violoncelle, une guitare, une mandoline ; décidément, le propriétaire de L’Aire était un grand musicien devant l’Éternel.

Une des premières choses qui frappa les yeux de notre héroïne, en entrant dans le salon, après le piano s’entend, ce fut un grand portrait à l’huile, représentant une jeune femme blonde, aux yeux bleus, et qui paraissait sourire de son cadre. Magdalena ressentit une petite douleur dans les régions du cœur, en regardant ce portrait… Qui était cette femme, pour que M. de L’Aigle lui donnât une place d’honneur ainsi dans sa maison ?… Mais peut-être était-ce sa sœur ?… N’avait-elle pas, tout comme Claude, les cheveux blonds, les yeux bleus ?…

— C’est votre sœur, cette dame, M. de L’Aigle ? demanda-t-elle, en désignant le portrait.

— Je n’ai ni sœur, ni frère ; je n’en ai jamais eu, Théo, répondit-il. Cette dame, qui nous sourit de son cadre, c’est ma cousine Thaïs, Mme de Saint-Georges.

— Ah ! fit-elle, vraiment ? Elle avait une grande envie de pleurer la pauvre enfant. Elle est bien belle, ajouta-t-elle.

— Jolie, tout au plus, dit Claude, d’un ton indifférent qui plut étrangement à Magdalena. Mme de Saint-Georges est veuve, continua-t-il, sans se douter, bien sûr, de l’impression de tristesse dont son « petit ami » venait d’être envahi, à l’énoncé de cette nouvelle. Elle demeure à Toronto. Nous sommes amis, Thaïs et moi, depuis l’enfance, quoique je sois de cinq ans plus âgé qu’elle. Nous n’avons pas l’occasion de nous rencontrer bien souvent, mais nous correspondons assez régulièrement, elle et moi. Mais, voyez ce petit cabinet, ajouta-t-il ; on prétend que le bois en a été sculpté par un des plus grands artistes du monde.

— C’est superbe ! s’écria-t-elle.

Elle pensa à ce bon Séverin. S’il lui était donc donné de voir ce cabinet, il essayerait, elle en était sûre, de l’imiter. Malgré elle, elle sourit.

— Eh ! bien, n’allons-nous pas avoir un peu de chant et de musique, ce soir ? demanda tout à coup Zenon.

— Tout de suite, M. Lassève ! répondit Claude, en souriant. Venez, Théo, mon petit ami !

Le reste de la veillée se passa à faire de la musique et à chanter, puis vers les dix heures et demie, Magdalena se retira pour la nuit, laissant les deux hommes se rendre au fumoir, pour au moins une heure encore.

Mais avant de se mettre au lit, elle écrivit, presque d’un trait, les vers suivants, en pensant à la serre aux roses, qui l’avait tant émerveillée.

NE TOUCHEZ PAS À LA ROSE

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Si vous tenez à la cueillir,
Vous la verrez bientôt mourir ;
La rose est si fragile chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
De son calice parfumé
Tout l’univers est embaumé ;  ;
La rose est une exquise chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Vraiment, elle est un don du ciel…
La cueillir serait criminel ;
La rose est si splendide chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Pourquoi commettre un tel délit ?…
De sa tige elle vous sourit ;
La rose est si charmante chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…

Oh ! NE touchez pas à la rose !…
Car, ne vous l’a-t-on jamais dit
Que, même dans le ciel fleurit
La rose ? Ah ! la mystique chose !
Oh ! NE touchez pas à la rose !…