Le oui et le non des femmes/05

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Calman Lévy (p. 40-48).
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V


Quelquefois, le matin, Lucien et Caroline se rencontraient dans le parc ; Lucien saluait respectueusement la comtesse, sans jamais essayer de lui parler ; celle-ci rougissait, inclinait à peine la tête, et passait, lançant au jeune homme des regards courroucés au fond desquels il croyait démêler une certaine bienveillance. Ce qui était certain, c’est que la fière châtelaine n’avait plus pour lui l’altier dédain qu’elle avait montré d’abord au neveu des Pichel. Lucien s’en étonnait sans en être charmé ; il savait la comtesse capricieuse et ennuyée, et n’eût pas été trop surpris qu’elle daignât causer avec lui quelques instants, alors que le hasard les mettait en présence. Un jour qu’ils venaient de se trouver face à face au détour d’une allée, Lucien remarqua que Caroline rougissait plus que de coutume et qu’elle avait fait un pas vers lui, comme si elle se décidait à l’aborder. Il s’était arrêté indécis ; mais, après quelques secondes d’hésitation, la jeune femme s’éloigna rapidement en balbutiant quelques phrases inintelligibles.

Lucien, surpris, suivit longtemps des yeux cette robe blanche qui traînait dans le chemin et ces boucles de cheveux blonds que le vent agitait doucement.

— Elle est belle, dit-il, et pourtant elle ne mérite point d’être aimée ; elle a en elle quelque chose d’attractif et de repoussant qui fait que je redoute sa vue.

Puis il songea à Marthe, si triste et si austère.

— Celle-là seule a la beauté céleste, le cœur pur, l’esprit calme.

Il en était au plus profond de ses souvenirs, lorsqu’au détour de l’allée il aperçut un grand jeune homme blond, mis avec élégance et recherche, et dont la charmante figure un peu juvénile portait les marques de la plus grande gaieté.

Il riait tout seul d’un rire franc et sonore, en regardant à travers les arbres madame de Sohant qui rentrait au château toute rêveuse. À la vue de Lucien, il redevint sérieux ; puis tout aussitôt, le regardant avec surprise, il poussa une joyeuse exclamation :

— Lucien de Mareuil !

— Gaston de Charly !

Les deux amis se prirent la main avec effusion.

— Toi ici, dit Gaston, chez la comtesse de Sohant ! tu la connaissais donc ?

— Moi, cher ami ? pas le moins du monde. Mais toi-même ?…

— Oh ! moi, je suis chez le général de Blaisard, mon oncle, dont la propriété touche à celle de la comtesse. Je suis un des amis de madame de Sohant ; seulement j’ignorais tout à fait son arrivée à Mareuil, où elle n’est sans doute que depuis quelques jours…

Et il se mit à rire de nouveau.

— Écoute-moi, dit-il en riant toujours, je vais te dire le motif de ma gaieté, qui doit te paraître au moins fort étrange. Il y a quelques jours, on m’apprit dans le pays que Mareuil était habité par une jeune et jolie femme dont on ne put me dire le nom. Voulant m’assurer par moi-même si ma nouvelle voisine valait la peine que je lui fisse la cour, je me glissai dans le château à la tombée de la nuit, et, grâce à l’obscurité, j’arrivai au perron qui conduit au rez-de-chaussée. À la clarté douteuse de la lune j’aperçus alors la charmante comtesse mélancoliquement accoudée à la fenêtre, parlant probablement aux étoiles et aux nuages, et les suppliant de lui amener l’idéal amant dont elle doit caresser l’image dans son cœur. Ma foi, tu sais ma théorie sur les femmes il ne faut qu’un moment de hardiesse et de surprise pour que la plus vertueuse s’abandonne tout entière ; puis la comtesse était belle à miracle, avec ses mains jointes et ses yeux bleus qui brillaient dans la nuit. Je perdis la tête, et, franchissant le perron, ouvrant résolûment la porte du salon, je m’élançai vers elle, et, la prenant dans mes bras, je l’embrassai avec toute l’ardeur d’un écolier à sa première aventure.

— Comment ! tu as osé ?… s’écria Lucien avec un mouvement violent aussitôt réprimé.

— Et je crois qu’on me pardonnerait, dit Gaston en frisant sa moustache ; elle n’a point crié trop vite, la belle châtelaine, et m’a laissé parfaitement le temps de m’en retourner comme j’étais venu.

Lucien pâlit légèrement.

— Elle est donc bien coquette et bien méprisable, cette madame de Sohant ? dit-il avec un rire amer.

— Mon Dieu, non ! elle est simplement femme, voilà tout.

— Tu blasphèmes, Gaston ! il en est de saintes et d’adorables devant lesquelles nous sommes forcés de plier les genoux.

— Celles-là sont laides et vieilles ; je te les abandonne. Oh ! ajouta-t-il, à un mouvement de dégoût échappé à Lucien, je sais que nous ne nous entendons pas sur ce chapitre-là ! Moi, je suis un positif, un brutal ; toi, tu es un rêveur, un sentimental, un poëte enfin ; pour toi, chaque femme est une idylle, une sylphide, une dame blanche que ton souffle va faire évanouir. Tu n’entends rien aux femmes, mon cher ; avec tes respects et tes adorations d’Amadis, tu seras toujours éconduit comme un sot.

— Tu parles d’or, Gaston, dit Lucien, riant malgré lui de l’indignation sérieuse de son ami ; aussi, tu le vois, je suis venu m’ensevelir à Mareuil, fuyant le monde et surtout les femmes.

— C’est donc pour cela que je te retrouve près de la plus charmante et de la plus adorable de toutes !

— Oh ! je suis bien peu de chose à ses yeux ; elle me croit le neveu de ses régisseurs ; et même je te demanderai, à ce sujet, de ne pas trahir mon incognito.

— Tu as donc des raisons graves ?

— Très-graves, dit Lucien en souriant. Ainsi, c’est convenu, tu ne m’as jamais vu, jamais parlé.

— Je t’en donne ma parole.

— C’est bien. Où te reverrai-je ?

— Aujourd’hui même j’irai chez la comtesse. J’en suis amoureux fou, et je veux commencer ma cour tout de suite.

Lucien fit un mouvement dont, cette fois, Gaston s’aperçut.

— Tiens, tiens ! serions-nous rivaux ? demanda-t-il en riant.

— Rivaux ? fit vivement Lucien en rougissant. Le neveu de Pichel n’est pas reçu chez madame de Sohant, et, le fût-il, il méprise trop une femme dont tu veux faire ta maîtresse pour jamais lui parler d’amour.

En disant ces mots il s’éloigna rapidement et comme hors de lui, il n’entendit pas la voix de Gaston qui le rappelait.

— Allons, bon ! fit celui-ci quand il eut perdu de vue Lucien, il l’aime déjà ! Eh bien, tant mieux ! un rival, cela m’amusera ; l’aventure sera plus piquante, et la petite comtesse se défendra plus longtemps.