Le parc du mystère/08

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Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Vous montrez, dans votre dernière lettre, le bout de l’oreille de la bête, Madame ! En effet, Rachilde, vous semblez ne pas avoir d’âme et cela m’attriste, tout en me révoltant. Dans le désordre que vous mettez au milieu de nos papiers, vous avez les bonds du gros chat, soudain furieux d’un coup de règle sur le nez, qui renverse l’encrier pour en barbouiller toute la table. Ce n’est ni fort, ni généreux et cela vous diminue. Panthère ? Hum ! Pas même ! Animal traître, pervers, mais qui pressentant la faiblesse de ses arguments réfute ceux du contradicteur par des jurons ou des morsures. Les dents ou les griffes ne peuvent pas grand’chose. « Frappe… mais écoute ! » dit le philosophe. Ce n’est pas ce genre d’avantages qui peut intimider un homme.

Je vais donc vous répondre tranquillement par les vérités que je crois connaître en vous laissant le droit de vous hérisser contre celles que vous ne comprenez pas. On vous devine dans une telle rage, quand on vous parle de la possibilité d’un au-delà, que cela ressemble à de la peur. Vous marchez tête baissée, les yeux à terre, dites-vous ? Est-ce que par hasard vous redouteriez la vue du ciel ? Et vos diatribes enragées ne viendraient-elles pas de ce que vous n’osez pas le contempler ? Prenez-y garde ! Le sacrilège est encore une des formes de la croyance, et la peur, malgré vos bonds de côté, peut devenir, heureusement pour vous, le commencement de la sagesse. Quand on chante, au passage dangereux du « Parc du mystère », c’est qu’on veut s’étourdir et les miaulements féroces de votre colère expriment peut-être votre animal désespoir à ne pas comprendre. Vous devriez chercher à apprendre, Madame, car, plus on est près de la mort, plus il est bon de savoir…

Malgré vos violentes interruptions, je me permets de reprendre le fil de mon discours. Je vous disais que le doute montait en mon âme. Depuis cette heure-là, j’ai toujours regardé le ciel en face parce que je le vois comme la patrie de la suprême liberté, où, après avoir dépouillé l’habit, si lourd, de notre chair, nous devons évoluer, de nouveau, en esprits purs. À cette époque « de doute » je n’avais pas l’audace de tout déterminer par la prédominance de mes actes et, révolté politique, je n’admettais tout de même pas la révolte sans le contrôle d’une raison majeure. Oui, j’ai toujours eu l’orgueil de mon vouloir mais j’ai toujours essayé de conduire logiquement ma volonté. Je l’ai d’abord subordonnée aux événements et, ensuite, à Celui qui les dirige. Réflexion faite, il est plus noble d’être le serviteur d’un Dieu que le jouet de ses passions, bonnes ou mauvaises.

Comment m’est enfin venue cette idée de la puissance supérieure ? Simplement parce que j’ai horreur de l’absurde, Rachilde. Je ne peux pas concevoir une existence humaine, ou mondiale, sans commencement ni fin, surtout sans but. Je sais bien que, vous, qui représentez assez particulièrement le démon de l’absurde (puisque vous avez signé un livre de ce titre) vous, qui suivez le vol des mouches, quand on vous parle sérieusement (ou le tour de valse d’une « souris japonaise »), vous qui, dans les circonstances graves, ne prenez jamais la question par son centre et qui remplacez la logique par de jolies phrases qui ahurissent les gens, vous ne m’écouterez pas d’une oreille bien attentive. Cependant, il faut répéter certaines vérités premières… prêcherait-on dans le désert, ne fût-ce que par méthode ou à cause de cet orgueil de l’homme qui est seul à sentir qu’il doit avoir raison. On s’affirme en affirmant.

L’esprit est une des meilleures armes du Malin, prétendent les Pères de l’Église. Vous êtes sous ses armes, Madame, et vos phrases éclatent, fondent, s’évanouissent, au contact du grand air : ce sont des bulles de savon. Les bulles de savon sont légères, drapées, mouvantes et changeantes comme la vie qu’elles reflètent… mais, entre nous soit dit, elles ont tout le charme décevant du vide.

Vous voulez qu’il se contente du vide celui qui place Dieu au centre de la Nature ? Vous ne pouvez pas plus me prouver que Dieu n’existe pas que je ne puis vous prouver le contraire… ce qui n’empêche pas ma conviction d’émaner d’une morale supérieure à la vôtre.

L’absurde est, par excellence, le domaine de la femme puisque certain concile, anticipant sur vous, lui refusait une âme. C’est en vous lisant que j’admets, à mon tour, la possibilité d’une pareille… erreur. Et que la chatte soit angora, de Siam ou de gouttières, qu’elle possède les yeux phosphorescents de Baghera ou les reins de la lionne, il convient de ne pas la suivre sur les toits de la pagode.

En traversant ce grand espace noir de la cathédrale de Tuy, troué çà et là, par les clignotantes étoiles des cierges (car la piété des fidèles espagnols entretient toujours dans leurs églises des lumières pour celui qui marche encore dans les ténèbres) je ne pensais pas chercher autre chose que le plus rapide chemin de l’ombre intense à la clarté du dehors. Mes poumons de prisonnier avaient besoin d’air et je prenais l’escalier de la tour comme on escalade une montée pénible vous rendant impatient d’atteindre le sommet.

Dans la douceur de cette nuit parfumée d’encens, je n’osais plus m’arrêter, redoutant un peu l’amollissante atmosphère. Il y a trop d’appels dans certaines odeurs, et tant d’angoisses dans l’obscurité tiède ou d’autres, les croyants, ont rencontré le bien-être de la confiance ! Comme je me sentais doublement exilé ! Ni patrie, ni famille… et que pouvait le souvenir de l’amour qui laisse toujours aux lèvres l’amertume du remords.

Ces saints me regardaient fuir du fond de leurs niches, qui avaient l’aspect de grands berceaux debout, et j’entendais rire, si tendrement moqueur, un angelot de pierre, là-bas, sur la gauche, parce que l’écho de mon pas le rendait joyeusement sonore. Mais le grand Crucifix dominait tout, douloureux et hautain, ses regards sanglants perdus en un immense ennui. Dédaignait-il de me voir, ou me reprochait-il de ne pas le regarder ? Et les confessionnaux demeuraient clos, hermétiques, impénétrables, telles des armoires précieuses où l’on enferme, à double tour, les trésors de l’indulgence.

Ce fut un soir d’ouragan, pendant que la ville aux pieds de la cathédrale semblait se réfugier sous la puissance de son aile rigide ouverte au-dessus de tous. J’étais exténué tout à coup par la fatigue accablante de la solitude. En haut, le froid du vent rageur et la morsure des averses ; en bas, quel calme et quel silence ! J’avais lu, dans le jour, une épître de saint Paul. Les apôtres et les pères de l’Église devenaient mes lectures familières. En eux, j’écoutais des voix bien plus que je ne lisais des mots.

Et je sentis, peu à peu, comme une main s’appesantir sur mon épaule. Je fus arrêté net.

Je vous entends d’ici déclarer que ce sont là des hallucinations dans le genre de celles qui me troublèrent dans « la maison hantée », dont vous n’aimez pas l’histoire. Moi, je crois qu’où Dieu doit venir, le démon s’efforce de semer l’effroi et la désespérance. J’ai tout lieu de penser que la tentation précède toujours la conversion et que l’esprit du mal essaye de vous éloigner du souverain bien par quelques cruautés de sa façon.

Aujourd’hui je m’explique l’énigme de la maison hantée parce que la maison hantée… c’était l’antichambre de l’église ! Avant de ressusciter, Lazare doit passer par le douloureux mystère du cercueil et tout homme qui s’incline devant Dieu, se découvrant enfin la foi, n’est pas autre chose qu’un être qui revient, de loin, à la vie véritable.

Ah ! que n’ai-je encore cette naïveté de l’élan mystique et cette véhémence de l’action guerrière !… Que ne puis-je retrouver le charme sublime de ce colloque sentimental dans cette vaste église déserte, tout enveloppée du vent de la tempête, comme un immense vaisseau sur une mer démontée n’ayant plus qu’un fanal subitement embrasé : mon cœur.

Et je vins au Christ, mes bras ouverts prenant la mesure des siens, tel un enfant demandant à son père de confronter la grandeur de sa clémence avec l’étendue de son amour filial !

Je n’ai peut-être pas gardé en mon âme la chaleur de cette nuit nuptiale, mais son souvenir, l’encens de sa joie farouche et délicieuse m’accompagnera, je le jure, jusqu’au seuil de l’éternité.

Je vous mets au défi d’en sourire, Madame.

H. C.