Le patriote (Féron)/Les adieux des condamnés

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Éditions Édouard Garand (p. 57-62).

V

LES ADIEUX DES CONDAMNÉS.


Pour manifester toute l’amitié et l’admiration qu’ils avaient pour leurs deux compagnons d’infortune, les prisonniers avaient décidé et obtenu du directeur de la prison la permission de faire une petite fête au chevalier de Lorimier et à Charles Hindelang. Cette fête avait été fixée pour trois heures de relevée, heure à laquelle Mme de Lorimier, l’épouse du chevalier, accompagnée de quelques parents et amis, devait venir rendre la dernière visite à son mari.

Qu’on s’imagine l’aspect ordinaire qu’offre une salle de prison : des murs nus lavés à la chaux, une table de bois blanc, des bancs, des escabeaux, le tout éclairé par un jour douteux qui arrive par des fenêtres étroites garnies de barreaux de fer. Puis là, vis-à-vis, cette haute grille d’acier, solidement cadenassée, qui ferme un long corridor sombre et froid, le long duquel s’aligne une suite de cellules avec leurs portes de fer. Qu’on se représente surtout l’atmosphère qu’on respire dans ce lieu, cette atmosphère particulière aux prisons qui pèse sur le cerveau comme un granit énorme, fige le sang, pénètre jusqu’aux moelles, crispe le cœur, laisse dans l’être humain qui entre là une sensation de dégoût et d’horreur.

Eh bien ! en ce jour, du 14 février 1839 la salle commune de nos prisonniers présentait un aspect tout autre, elle avait quasi l’air d’une salle de banquet. Une table chargée de mets excellents apparaissait. Dessus des gerbes de fleurs émergeaient, et leur parfum atténuait la senteur de sépulcre que semblaient exhaler ces murailles de pierre. Deux superbes gâteaux à plusieurs étages dominaient, et, à leur sommet, flottaient les trois couleurs de la France. Quelques carafes d’un vin rouge rutilaient et réjouissaient la vue. Le plafond et les murs disparaissaient en partie sous des banderoles aux vives couleurs ; mais nulle part on ne pouvait rassembler les couleurs britanniques. Et cependant cette salle, toute gaie et toute riante qu’elle fut, semblait conserver sous son déguisement multicolore une physionomie lugubre et ironique. D’autant plus que l’on pouvait entendre le bourreau et ses aides frapper du marteau contre les bois de la potence qu’on dressait là, dans la cour d’arrière, sous les yeux presque des condamnés !

Sans exagérer l’on aurait pu appeler fête macabre cette réjouissance qu’on préparait. Et qu’eût-il manqué pour compléter la réalité ? Le bourreau et ses aides !

Eh bien ! un farceur y avait songé. Lorsque le geôlier vint à l’heure du midi pour la distribution des vivres, ce farceur lui avait demandé s’il aurait la courtoisie d’inviter à la fête le bourreau et ses aides.

Ce farceur s’appelait : Charles Hindelang !

Et Charles Hindelang voulait rire jusqu’à la dernière seconde de son existence !

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Quatorze février 1839… trois heures et quelques minutes !

Les visiteurs attendus venaient de pénétrer dans le corridor d’où leurs regards découvraient la salle enguirlandée.

Quelle fut leur impression ? Il serait difficile de la dépeindre avec justesse.

Mme de Lorimier avait de son premier regard cherché avidement celui à qui elle venait dire un dernier adieu. Elle le vit s’avancer rapidement avec un sourire douloureux à ses lèvres blêmes. Elle courut à lui et se pendit à son cou en pleurant.

Le chevalier l’entraîna à sa cellule où tous les deux pourraient mieux se dire les grandes choses qui emplissaient leurs âmes brisées.

Au bout d’un quart d’heure le chevalier sortit de sa cellule avec sa femme, et tous deux vinrent s’entretenir dans le corridor avec les parents et amis de Mme de Lorimier.

C’est alors qu’un des prisonniers se présenta pour inviter les visiteurs au petit banquet qui n’attendait plus que ses convives.

Les visiteurs déclinèrent poliment. Mais sur les instances du chevalier tous acceptèrent d’aller boire un verre de vin. Mme de Lorimier pria son mari de prendre à la table la place qui lui était réservée. Il ne voulut pas et s’excusa auprès de ses compagnons de geôle. Ceux-ci comprirent que le chevalier préférait avec raison à ce banquet le festin d’amour si enivrant et si consolant que lui apportait la compagne de sa vie.

Tous les prisonniers, hormis deux qui faisaient le service, étaient autour de la table. Hindelang occupait une extrémité. L’autre demeurait vacante : c’était la place du chevalier.

Le vin fut passé.

Un silence grave et solennel planait.

Derrière la grille du corridor on pouvait apercevoir les figures curieuses et stupéfaites de cinq ou six personnages anglais qui avaient obtenu la faveur d’assister, à l’écart, à cette scène touchante et terrible à la fois.

Le chevalier éleva son verre et prononça d’une voix tremblante d’émotion :

— Amis, compagnons d’infortune, vous ma sainte femme, vous tous parents chers à mon cœur, et toi, ô mon Canada, et vous tous mes compatriotes aimés, je bois à votre bonheur futur et je bois à ma patrie outragée et blessée ! Je demande à Dieu que la race, qui m’a empli les veines de ce grand sang français qu’on versera demain, grandisse, prospère ! qu’elle devienne puissante et règne un jour sur la terre qui lui a donné naissance ! Que notre souvenir, quand nous nous serons éteints, demeure toujours un flambeau au cœur de cette race ! Pour elle nous avons tout donné : femme, enfants, foyer cher, fortune, jusqu’à notre dernier souffle de vie, et nous n’avons pas compté ! Et nous mourons contents de l’œuvre accomplie : à la race française du Canada nous avons ouvert la voie glorieuse de la liberté, qu’elle poursuive cette voie jusqu’à l’ultime sommet !

Il se tut, et le silence parut plus solennel.

Il sourit à sa femme, puis il leva son verre à ses lèvres pour inviter les autres à boire.

Mais pas un verre ne fut vidé, dans le vin rouge ne trempèrent seulement que des lèvres pâles. Car toutes les gorges se serraient ! Car toutes les mains frissonnaient ! Car tous les yeux laissaient rouler de leurs paupières abaissées des larmes lourdes et brûlantes.

Et alors d’une poitrine trop oppressée une plainte funèbre s’échappa. Tous les prisonniers et tous les assistants tressaillirent. Puis un verre tomba sur le parquet pour se casser en miettes. La main qui avait échappé ce verre, dont le vin coulait comme un sang chaud sur le bois blanc du plancher, était celle de Mme de Lorimier.

Le chevalier s’était élancé vers sa femme pour la prendre dans ses bras. Elle sanglotait. Le chevalier l’emmena vers le corridor. Les autres visiteurs, émus et livides, suivirent.

Alors, voulant déchirer et chasser le voile trop sombre qui planait sur les choses si belles de la table, Hindelang s’écria, en élevant son verre encore plein :

— Amis, buvons à la santé et au bonheur de ces dames !

Cette fois tous les verres furent vidés, puis les prisonniers firent largement honneur au repas. Mais on parlait peu et on le faisait à voix basse pour ne pas troubler l’entretien du chevalier avec sa femme. Tous deux se promenaient dans le corridor, Mme de Lorimier pendue au bras de son mari. On n’entendait que la voix de ce dernier, qui arrivait à la salle commune comme un murmure funèbre. Elle, ne parlait pas, car elle ne pouvait pas parler, car sa douleur trop forte serrait sa gorge ; mais on pouvait percevoir le bruit de ses sanglots, et l’on sentait que le cœur de cette femme malheureuse se brisait peu à peu.

Or ces sanglots, cette douleur si grande et l’effroyable vision du drame de demain qui ne quittait pas les esprits, finirent par rendre trop sinistre cette fête qu’on avait voulu rendre gaie.

On était au dessert.

Hindelang décida de briser cette sorte de torpeur funeste qui pesait sur chaque convive, et il se leva pour parler.

Mais avant de prononcer une parole, son regard perçant se darda sur les visages anglais derrière la grille du corridor. Puis, la voix haute et ferme, il commença ainsi :

— Frères, patriotes canadiens, levez vos fronts devant l’ennemi infâme qui nous poursuit jusqu’au delà de la tombe ! Montrons-lui que nous sommes les fils d’une race qui ne redoute rien et qui n’a d’autre règle, pour se guider parmi les peuples de la terre et à travers les âges, que le droit et l’honneur ! Disons-leur une fois encore que vous, mes amis, vous êtes du Canada français, que moi je suis de France ! Clamons-leur que nous sommes de vrais frères par le même sang qui nous rattache ! Prouvons-leur que la fierté de notre race est au-dessus de leur haine et de leur tyrannie !

Debout, droit, d’une taille qu’on aurait dit grandie, et pâle, avec ses yeux bruns tellement brillants qu’ils semblaient des éclairs, et avec son grand front mat derrière lequel soufflait une énergie farouche et indomptable, Hindelang imposait étrangement.

Le chevalier, sa femme et les autres visiteurs s’étaient réunis devant la salle pour écouter le jeune homme.

Lui, de ses yeux chargés d’éclairs, chercha une fois encore les figures qu’il avait aperçues derrière la grille, elles avaient disparu.

Il sourit doucement et poursuivit son discours. Il remercia ses compagnons de geôle pour la bonne sympathie qu’ils lui avaient vouée et leur fit ses adieux. Puis il adressa ses adieux à sa mère, implorant Dieu de la fortifier lorsqu’elle apprendra la mort de son fils tant aimé.

Et sa voix, tout à l’heure ardente, s’était faite douce et suavement mélancolique, et l’on sentait dans ses paroles tremblantes une telle vérité, et l’on voyait dans ses yeux humides, souvent levés vers le ciel, une telle douleur, qu’une émotion violente avait saisi tous les spectateurs ; de tous les yeux ruisselaient des larmes.

Incapables de contenir plus longtemps les angoisses tumultueuses qui la bouleversaient, Mme de Lorimier s’évanouit dans les bras de son mari.

Hindelang termina ses adieux par ces paroles attendries :

— Ô Canada ! puissent un jour tes fils braves, dans leurs jours de fête, se souvenir de cet étranger, de cet inconnu, de cet Hindelang, enfant de la grande France, qui, avec toute l’ardeur de sa jeunesse et de son âme française, vint se battre pour tes libertés ! Puissent-ils ne pas oublier qu’il a terriblement souffert, mais que, content, il est mort pour la défense de leur cause !

Élevant son verre avec une sorte de furie il jeta tout à coup ce défi :

— Anglais ! je meurs, mes regards tournés vers ma France !… Je meurs quand même en terre française !

Il reposa son verre, prit un petit pavillon aux couleurs françaises posé sur un gâteau et murmura, comme dans le dernier soupir d’une âme expirante :

— France ! France ! ma deuxième mère, c’est pour toi aussi que je meurs ! Et pour accomplir mon dernier devoir parmi les hommes, je baise avec amour ton drapeau et ta gloire !

— Une nouvelle furie le secoua tout entier. Il reprit son verre, le remplit, l’éleva. Il allait peut-être lancer encore quelques flèches sanglantes aux ennemis de notre pays, lorsque, rude et malveillante, une voix appela de la grille du corridor :

— Hindelang !

Il frémit violemment, grandit sa taille et avec exaltation cria :

— Ah ! c’est la France qu’on appelle ?… Eh bien ! la voici !

Il accourut.

Deux personnes venaient de franchir la grille et de pénétrer dans le corridor. La première de ces personnes était un homme d’une cinquantaine d’années, bien mis, triste et grave, que le jeune français reconnut de suite.

— Simon Therrier ! dit-il avec un élan de joie.

Mais il recula aussitôt, il recula avec une sorte de rugissement devant l’autre personne qu’il venait de regarder. C’était une femme d’aspect menu, dont le visage demeurait épaissement voilé de noir, et dont la tête disparaissait presque entière dans un collier de fourrures.

Oui, Hindelang s’était reculé comme devant l’apparition d’un spectre. Et comme si, par instinct ou divination, il avait reconnu cette personne, il bégaya avec une stupeur impossible à rendre ce nom :

Élisabeth !…

Dans le corridor il reculait vers le chevalier de Lorimier, qui était parvenu à ranimer sa femme. Tous deux, ainsi que les autres visiteurs, ainsi que tous les prisonniers, ainsi même que le geôlier, oui tous regardaient cette scène incompréhensible pour eux.

Et Hindelang recule toujours, les mains tendues devant lui, comme pour repousser quelque chose de terrible et d’épouvantable.

Élisabeth, qui vient de relever son voile, sourit avec une poignante mélancolie. Ses yeux sont humides. Elle s’avance les bras demi tendus. Elle paraît surprise du mouvement d’Hindelang qui a l’air de la fuir.

— Charles ! prononce la jeune fille d’une voix que l’angoisse rend à peine distincte, avez-vous sitôt oublié vos promesses et les miennes ?

Hindelang s’arrête, éperdu, comme s’il venait de sortir d’un songe affreux. Il prononce encore avec une sorte d’effroi :

Élisabeth !

Plus souriante elle se rapproche, et plus rassurée peut-être. Ses yeux sont peut-être plus humides, des larmes sont prêtes à couler. Elle dit encore, dans un murmure bas :

— Charles, je suis venue remplir les miennes…

Elle se rapproche et ajoute, mais si bas encore que seul Hindelang peut l’entendre :

— Je veux être tienne pour mieux adorer toujours ton image et ton souvenir !

Le jeune homme s’est encore arrêté. Il est hagard, livide, éperdu, tremblant, indécis. Il ferme les yeux, les rouvre tour à tour. Les traits de son visage se crispent. Le chevalier, près de qui il s’est arrêté, lui murmure à l’oreille :

— Revenez à vous, mon ami ! Voyez donc cette malheureuse enfant qui vous tend les bras !

Cette voix, ce murmure semble un choc. Hindelang court à la jeune fille, la saisit dans ses bras, la soulève, l’embrasse et se met à pleurer.

Mais cette étreinte est courte. Il repousse tout à coup la pauvre enfant et hurle :

— Va-t’en ! je ne veux pas… Va-t’en !

Il la repousse encore, plus rudement.

Il gronde :

— Je ne peux pas ! Je suis un monstre ! On me jette en pâture au bourreau ! Ah ! rien que mon nom serait déjà pour toi un malheur irréparable !

— Charles ! Charles ! gémit la malheureuse, mains jointes et crispées par la douleur.

Hindelang, comme enragé, la pousse vers la grille.

— Va-t’en ! râle-t-il. Ce n’est pas ma faute, ce sont nos ennemis qui font ton malheur et le mien ! Va-t’en ! ne vois-tu pas que tu me fais pleurer ? Je ne veux pas qu’on voie un soldat pleurer ! Car je suis un soldat et non un malfaiteur ! rugit-il.

Élisabeth, toute stupéfiée qu’elle est, comprend que la souffrance d’Hindelang le rend fou. Alors elle veut chasser cette folie, elle entoure le cou d’Hindelang de ses deux bras, elle baise avec ardeur ses paupières brûlantes et humides.

Le jeune homme essaye de la repousser encore.

— Pauvre enfant ! gémit-il, vois donc que je ne suis plus qu’un cadavre !

Il pleure et se détourne d’Élisabeth. Mais il aperçoit Mme de Lorimier près de son mari.

Il fait un geste de colère et crie :

— Oh ! mes yeux, cessez donc vos pleurs, des femmes vous regardent !

Puis, par un effort sur lui-même, il sourit à Élisabeth tendrement et dit avec une voix qui se meurt :

— Pauvre Élisabeth ! je ne veux pas laisser une veuve, comprends-tu ! Les Anglais n’en ont-ils pas laissé assez de ces pauvres femmes derrière les ruines qu’ils ont semées ? Ah ! non… je ne veux pas ! Allez, allez, Élisabeth ! soyez heureuse et souvenez-vous d’Hindelang !

La jeune fille chancelle, elle est plus livide qu’un cadavre.

— Emmène-la. Simon ! commande Hindelang à l’aubergiste qui ne sait comment interpréter cette scène.

Simon Therrier s’approche.

Un râle s’échappe de la gorge d’Élisabeth, elle étend les bras, elle s’affaisse…

L’aubergiste la supporte.

Hindelang la regarde un moment avec extase. Comme elle est belle encore avec cette pâleur qui s’étend sur son visage blond ! Il se penche et baise longuement les lèvres closes de la jeune fille.

Élisabeth est évanouie.

Alors Hindelang pousse un cri lugubre, et pleurant, courant, sanglotant, il gagne sa cellule, se jette à plat ventre sur son lit et continue de pleurer et de rugir.

Vers la jeune fille évanouie et l’aubergiste éperdu le chevalier est accouru.

Il soulève la jeune fille dans ses bras, la transporte doucement à la salle commune. Là, aidé de Mme de Lorimier, il introduit quelques gouttes de vin entre les dents serrées d’Élisabeth. L’instant d’après la pauvre enfant revient à elle. Elle ne voit plus Hindelang. Elle voit le chevalier, sa femme, mais elle ne semble pas les reconnaître. Puis elle aperçoit Simon Therrier qui pleure doucement. Elle fait un geste, tend sa main brûlante et dit :

— Simon, allons-nous-en !

Sa voix est brisée.

— Viens, Simon… tu emmènes une veuve !

Elle suffoque, elle titube, elle entraîne Simon vers la grille.

À mesure qu’elle marche son pas devient sec, rapide, et l’on dirait qu’elle a hâte de sortir de cet antre de douleur.

Elle a franchi la grille et marche vers l’escalier.

Le geôlier lui-même est si troublé par la scène qui vient de se passer sous ses yeux qu’il suit la jeune fille et son compagnon, et qu’il oublie de refermer la grille.

Mais en bas, la grille de la salle des gardes est fermée. Un garde est là de l’autre côté, debout, en faction.

Élisabeth s’arrête, ses regards farouches jettent un éclair et elle ordonne d’une voix rude et impérative :

— Ouvre la grille de ta cage, fils de bourreau !

Quoique surpris et interloqué, le garde obéit promptement.

Élisabeth traverse la salle entraînant toujours Simon Therrier, plus éperdu que jamais.

Devant la porte massive et lourde qui ouvre sur le perron dehors, quelques gardes stationnent. Ils fument et ricanent tout en lorgnant la jeune fille qui s’approche.

Comme ils n’ont pas l’air de vouloir livrer passage, Élisabeth rugit :

— Place, viles argousins !

Un garde l’insulte.

— Goujat ! clame Élisabeth.

Et, rapide comme la pensée, elle saisit la canne de Simon, l’arrache, l’élève et en frappe le garde à la tête.

Lui, furieux, lève son poing pour frapper cette frêle enfant.

Simon saute à la gorge du garde, une lutte s’engage entre les deux hommes qui roulent dans leur étreinte sur le parquet.

Mais Simon, tout français qu’il est, n’aura pas le dernier mot : les autres gardes se jettent sur lui comme des dogues enragés.

Élisabeth, de sa canne, frappe des têtes, des bras, des jambes.

Des vociférations, des hurlements, des blasphèmes retentissent.

Un garde a réussi à frapper la jeune fille. Elle tombe, mais se relève aussitôt plus menaçante.

Ah ! si elle avait une arme… une arme au lieu de cette canne trop fragile !

Mais soudain arrive de là-haut une rumeur qui domine tous les autres bruits.

Élisabeth jette un appel désespéré et amoureux :

— Hindelang ! Hindelang !

Et elle pousse aussitôt un cri de joie suprême.

Hindelang est là derrière la grille… il accourt, l’œil sanglant, terrible !

Plus loin des prisonniers suivent !

Un garde accourt de l’arrière de la prison, il se rue vers la grille ouverte. Mais Hindelang vient de franchir cette grille, et il est là, maintenant, dans la salle des gardes prêt à défendre Élisabeth.

Et la grille aussitôt est fermée dans un choc d’acier.

Les autres prisonniers sont arrivés trop tard.

Qu’importe ! Hindelang est là rugissant. Il vient de s’emparer d’un banc fait d’un bois lourd que ses bras nerveux élèvent au-dessus de sa tête. À ce moment ce banc est une arme terrible. Et Hindelang s’apprête à écraser les gardes qui s’acharnent à Simon Therrier.

Mais il est trop tard encore. D’autres gardes sont accourus de l’intérieur de la prison. En un moment Hindelang est saisi, renversé, ligoté, emporté… emporté là-haut jusqu’à sa cellule !

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L’instant d’après, pendant que Simon Therrier emmène vers la cité Élisabeth presque mourante, Mme de Lorimier, compatissante et oubliant sa propre douleur, vient se pencher sur Hindelang immobile sur son lit, pleurant silencieusement. Elle veut le consoler comme ferait une mère tendre.

— Ah ! madame, murmure-t-il avec un accent désespéré, votre bonté et votre tendresse ne peuvent plus rien, mon pauvre cœur est percé de part en part ! Il saigne tant qu’il cessera bientôt de vivre. Merci, madame, laissez-moi mourir tranquille !

Le chevalier attire doucement, sa femme.

— Oui, chère amie, dit-il, laissons cet enfant à sa douleur, elle est pour lui en ce moment un baume plutôt qu’un poison !

— Pauvre enfant de France ! soupire Mme de Lorimier.