Le patriote (Féron)/Premiers revers

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Éditions Édouard Garand (p. 28-32).

IV

PREMIERS REVERS


Les plans du déchargement avaient donc été modifiés.

Pendant que M. Rochon, accompagné de l’aubergiste, ira prévenir les charretiers, Hindelang et les membres de l’équipage construiront avec des troncs d’arbre un solide radeau pour le transport de la cargaison au rivage.

Après inspection des alentours de la plage, Hindelang avait découvert entre deux rochers un trou profond, de forme rectangulaire et capable de contenir la moitié au moins des munitions de guerre. Quant à l’autre moitié, il espérait l’expédier par les premières charrettes. Et si ces charrettes retardaient, ou si un danger plus imminent survenait, il aviserait.

On prit trois heures à construire le radeau, puis au moyen de câbles on lui fit faire la navette entre le navire et la rive. Sur ce radeau, tout solide qu’il fut, on ne pouvait transporter qu’une quantité relativement petite des marchandises, puis, une fois le rivage atteint, il fallait en effectuer le transport à bras d’homme du radeau à la cache éloignée d’une cinquantaine de mètres. Tout ce travail prenait du temps et demandait beaucoup d’efforts et de patience.

Et cette patience semblait vouloir de temps en temps échapper à Hindelang que l’inquiétude ne lâchait pas. Non pas qu’il eût peur pour sa personne ; mais ces munitions, ces armes, c’étaient leurs meilleurs atouts dans la grosse partie qui allait s’engager ! Et puis, n’y avait-il pas une sorte de gloire déjà dans l’accomplissement intégral de cette mission ? Aussi bien, il voulait que la confiance dont on l’avait honoré fût dignement justifiée. Et la crainte d’un échec quelconque le rendait nerveux.

Le milieu du jour fut dépassé sans que les charrettes attendues n’eussent donné signe d’existence ou d’approche.

Et la besogne se poursuivait, lentement.

Enfin, vers les quatre heures, un bruit de chariot cahotant fut apporté par les échos des bois. M. Rochon et Simon Therrier ramenaient avec eux six charrettes seulement. D’autres ne pourraient venir que le lendemain seulement.

N’importe ! c’était toujours autant.

On s’occupa donc de suite au chargement de ces charrettes avant la tombée de la nuit. Avec l’aide des charretiers, de M. Rochon et de l’aubergiste, le travail alla plus vite. La charge d’un radeau faisait celle d’une charrette, si bien que peu après le crépuscule les charges étaient complétées.

On soupa dignement, et à huit heures les charretiers reprenaient la route par laquelle ils étaient venus.

Avec les six charges expédiées et ce qu’on avait réussi à mettre en cache, il restait encore sur le navire plus de la moitié de la cargaison.

— Ah ! avait dit Hindelang, si nous pouvons gagner cette journée de demain, la victoire est à nous !

Aussi, dès les premières clartés du jour suivant on se remit à l’œuvre.

M. Rochon avait eu l’assurance que dix charrettes au moins seraient à l’anse avant le grand jour.

Mais une partie de la matinée se passa sans qu’on vît ou entendît rien venir.

Pour ne rien laisser aux caprices d’un hasard, Simon Therrier et M. Rochon partirent à la découverte.

Il était à peu près dix heures.

À onze heures deux charrettes firent leur apparition.

— Où sont les autres ? interrogea Hindelang que la vue de ces deux charrettes seulement surprit.

— Nous sommes seuls, répondit un charretier. Mais les autres doivent être en route. Nous sommes partis parce que nous étions préparés les premiers.

— Avez-vous croisé sur votre route monsieur Rochon.

— Oui. Il a poursuivi son chemin dans le but de presser les autres.

— C’est bien, fit Hindelang, satisfait de ces explications.

Il leur fallut juste une heure pour compléter ces deux charges. À deux heures de l’après-midi elles reprenaient la route.

Les autres charrettes n’arrivaient pas. Mais à mesure que le navire s’allégeait, Hindelang reprenait plus de confiance et plus de contrôle sur ses nerfs.

Une heure s’écoula… et soudain, à la stupéfaction générale, des coups de feu retentirent au loin dans les bois.

Hindelang avait dressé la tête et pâlit.

D’autres coups de feu suivirent.

— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? demanda l’un des manœuvres.

— Je ne serais pas étonné que ce soit des patrouilles que les charretiers auront rencontrées.

Mais ces paroles avaient à peine quitté ses lèvres, que le pilote de l’American-Gentleman attira l’attention du jeune homme dans la direction du lac, sur un point qu’on apercevait par l’entrée de l’anse.

— Oh ! oh ! fit, Hindelang avec surprise. Ne dirait-on pas un voilier quelconque qui semble piquer sa proue de notre côté ?

— Cela m’en a tout l’air, répondit le pilote.

— Qu’on m’apporte la lunette ! commanda le jeune homme.

Un homme se précipita dans l’intérieur du navire pour rapporter l’instant d’après l’objet demandé.

Hindelang examina attentivement le navire étranger et dit :

— C’est un schooner battant pavillon américain. Tenez ! voyez vous-même, ajouta-t-il, en passant la lunette au pilote près de lui.

Celui-ci regarda à son tour.

— C’est vrai, avoua-t-il, c’est un pavillon américain.

— Que pensez-vous ? interrogea Hindelang. Est-ce un ennemi ?

L’autre hocha la tête d’un air dubitatif et répondit :

— Je ne peux rien affirmer. Seulement, je suis surpris que ce navire vienne directement sur nous.

— Ou nous avons été découverts de ce point, ou ces gens savaient que nous étions ici, émit Hindelang.

— Une chose sûre, c’est qu’il peuvent nous apercevoir clairement.

Hindelang reprit la lunette des mains du pilote et se mit à lorgner de nouveau le petit navire qui venait rapidement, sous un bon vent du Nord qui soufflait depuis le midi.

— Mes amis, dit-il après un moment, je pense que c’est un navire douanier.

— Si tel est le cas, dit le pilote, nous sommes dans cette anse pris comme en une souricière.

— Et à supposer, ajouta Hindelang, que les coups de fusil entendus tout à l’heure aient été tirés par des agents sur notre piste, et que ces agents flairent notre cargaison, nous nous verrons pris entre deux feux. Oui, murmura-t-il tout en réfléchissant, c’est une véritable souricière.

Il demeura silencieux, ses regards brillants fixés sur le navire encore lointain, et son front durement plissé par l’effort de sa pensée. Silencieux aussi les hommes d’équipage le regardaient, prêts à exécuter les ordres qu’il donnerait.

Au bout de quelques minutes il regarda le pilote et dit :

— Je suis d’avis que nous sortions de l’anse et gagnions le large ; là nous aurons au moins l’avantage ou de fuir ces douaniers, si notre vaisseau file plus vite, ou de nous défendre sans courir le risque d’être attaqués sur nos deux flancs. Qu’en pensez-vous ?

— C’est le meilleure parti à prendre, approuva le pilote.

— À l’œuvre donc !

Ce fut vite fait : les ancres furent tirés, les voiles hissées, et l’American-Gentleman sortit lentement de l’anse, puis sur les ordres d’Hindelang, le pilote donna au navire une direction sud-ouest. Toutes voiles au vent il filait déjà à une bonne allure. Mais le petit navire étranger ne demeurait pas stationnaire : il s’était très rapproché, et, plus léger que l’American-Gentleman, il paraissait avoir deux fois plus de vitesse. Hindelang comprit qu’il ne pouvait échapper.

Il ordonna à ses hommes de se préparer à défendre le navire et ce qui restait de la cargaison. Chacun d’eux se munit de deux pistolets et d’une hachette qu’ils dissimulèrent sous leurs vêtements, et personne ne devrait exhiber ces armes sans un signal convenu d’Hindelang.

Il était trois heures et demie.

Le schooner se trouvait maintenant à portée de voix, et sur son pont de l’avant on pouvait apercevoir une douzaine d’hommes, debout, chacun armé d’une carabine et les yeux attachés sur l’American-Gentleman dont le nom, suivant la recommandation d’Hindelang, avait été changé en celui de « American-Eagle ».

Devant le groupe des inconnus du schooner trois hommes étaient réunis et de temps à autre échangeaient des propos. Ces trois hommes, qui semblaient être trois chefs, ne paraissaient pas armés.

Hindelang, à l’arrière de son navire, debout, bras croisés, fier, attendait l’attaque.

Quand le schooner se fût encore rapproché et qu’il parut possible d’échanger des paroles, l’un des trois chefs du schooner qui, fort probablement en était le commandant, interpella le jeune français en langue anglaise.

— N’avez-vous pas signalé, demanda-t-il, un navire nommé l’American-Gentleman ?

— Ce nom nous est inconnu, répondit Hindelang d’une voix ferme.

L’accent français de notre héros parut créer une certaine impression sur le commandant du schooner. Il se pencha vers un des personnages près de lui et un court colloque suivit. Puis, le commandant reprit en s’adressant cette fois en un français assez correct :

— Vous êtes français, monsieur ?

— Vous l’avez deviné.

— Vous commandez ce navire ?

— J’ai cet honneur comme vous voyez ! répliqua rudement Hindelang qui ne voulait pas avoir l’air de s’en faire imposer.

— Votre nom ? demanda l’officier inconnu.

— Mon nom vous est inconnu, et en vous le disant cela ne vous apprendrait nullement, je pense, l’itinéraire de l’American-Gentleman.

L’autre ne parut pas s’émouvoir outre mesure de l’accent un peu rogue du jeune français. Il esquissa une ombre de sourire pour interroger encore :

— Voulez-vous me permettre d’examiner vos papiers ?

— Je n’ai pas de papiers à faire examiner ! répliqua Hindelang très impatienté à la fin par cet interrogatoire.

— Ho !

Et avec cette exclamation l’officier parut fort étonné.

Une fois encore il consulta le personnage près de lui, puis, regardant froidement Hindelang :

— Monsieur, dit-il, j’ai omis de vous informer que mon navire est un croiseur douanier et nous avons l’obligation d’examiner vos marchandises.

— Monsieur, répliqua Hindelang avec une froide politesse également, nous sommes en eaux américaines et nous n’avons, nous, nullement l’obligation de nous soumettre à vos perquisitions.

L’officier donna des ordres brefs à son équipage. La grande voile du Schooner avait été à demi carguée pour régler la vitesse du petit navire sur celle de l’American-Gentleman. Sur l’ordre de l’officier anglais cette voile fut remontée, et le schooner se rapprocha du vaisseau d’Hindelang.

— N’approchez pas davantage ! commanda celui-ci d’une voix menaçante.

L’autre feignit de ne pas entendre. Il fit un geste de la main, et à ce geste huit hommes exhibèrent huit carabines et mirent en joue les huit hommes d’Hindelang.

— Un seul mouvement de vos hommes, reprit l’officier anglais sur un ton résolu, et je commande le feu !

L’équipage d’Hindelang frémit et regarda avec inquiétude son jeune chef.

Lui avait affreusement pâli, car il venait de perdre l’avantage de l’offensive ; et, à moins de vouer son monde à une mort certaine, il se voyait condamné à subir le caprice et l’affront de ces étrangers. Pour ne pas rugir sa rage, il mordit, violemment ses lèvres, puis gronda :

— C’est bien, monsieur, vous êtes le plus fort !

Le schooner vint se ranger le long de l’American-Gentleman par bâbord, deux grappins furent jetés, les deux vaisseaux assujettis l’un à l’autre et une courte échelle appliquée contre le navire d’Hindelang.

L’officier ennemi, voyant que les hommes d’Hindelang n’étaient pas armés, et assuré que le jeune français n’opposerait pas de résistance, commanda à ses agents d’abaisser leurs armes tout en demeurant dans une prudente attitude. Puis, suivi des deux personnages qui n’avaient pas cessé de se tenir à ses côtés, il monta sur l’American-Gentleman.

Bras croisés, sombre, contenant difficilement sa rage et caressant des doigts une hachette pondue à sa ceinture, Hindelang restait muet.

L’officier anglais ébaucha un sourire moqueur et dit :

— Puisque vous n’avez pas de papiers, jeune homme, vous nous permettrez bien, je suppose, de visiter l’intérieur de votre navire ?

— Faites, monsieur ! dit simplement Hindelang.

— Pardon ! reprit l’autre, je vous prie de nous guider, allez ! Et il indiquait l’ouverture béante de l’écoutille.

— Soit, consentit Hindelang.

Mais alors une inspiration surgit à son cerveau. Ah ! pourvu que ses hommes le comprendraient et agiraient assez vite ! N’importe en gagnant l’écoutille il passa devant l’équipage consterné, et par un jeu de ses regards, essaya de lui faire comprendre l’idée qu’il avait. Quoi qu’il en soit, il surprit les regards de ses hommes suivre la direction que ses propres yeux leur avaient donnée, il vit des demi-sourires et il eut confiance. Il s’engagea dans l’échelle qui descendait dans les flancs du navire. Les trois anglais suivirent, et l’instant d’après ils avaient disparu tous les quatre. Mais deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’on entendit une sorte de hurlement féroce partir du navire, et l’on vit Hindelang bondir hors de l’écoutille, jeter un ordre rapide à ses hommes, faire retomber le panneau qui fermait la trappe et rouler dessus un gros baril qui se trouvait près de là.

À l’ordre jeté par Hindelang, les hommes de l’équipage s’étaient élancés à bâbord, avaient arraché les grappins du schooner et les avaient rejetés dans le lac.

Et cela s’était passé si vite, que l’équipage ennemi n’était pas encore revenu de sa stupeur ou de son effroi, et que l’American-Gentleman, avec le vent qui devenait meilleur, reprenait sa course vers le Sud. Hindelang avait pensé que le navire ennemi, privé de ses officiers, n’oserait pas lui donner la chasse.

Malheureusement il s’était trompé. Les hommes du schooner, revenus de leurs surprise et comprenant que leurs chefs étaient prisonniers, remontèrent leurs voiles et partirent à la poursuite de l’American-Gentleman. Et la distance était encore si petite qu’Hindelang comprit l’inutilité de son coup d’audace, et il se mit à envisager froidement le pire qui pouvait maintenant lui échoir.

Du sein du navire on entendait les jurons et les rugissements de rage des trois anglais prisonniers qui, avec l’aide de tout ce qui pouvait servir de massue essayaient, mais en vain, d’enfoncer la trappe.

Hindelang souriait.

Alors, du schooner qui avait repris du chemin, partit une volée de balles. Elles ne firent d’autre mal que de trouer les voiles de l’American-Gentleman.

Hindelang commanda à ses hommes d’apprêter leurs armes, car il était décidé à tout sauver ou à tout perdre.

Le schooner, gagnant sans cesse du terrain, décocha une seconde volée de balles qui, mieux dirigées cette fois, tuèrent deux hommes d’Hindelang et blessèrent un troisième.

Le jeune français fit riposter les cinq hommes qui demeuraient valides de leurs pistolets, mais ce n’était qu’un jeu puéril.

Alors Hindelang devant l’inévitable eut une dernière pensée d’audace.

— Mes amis, dit-il à son équipage que le découragement gagnait, mettez un canot à l’eau et gagnez la terre avec notre blessé ; moi, je me charge du reste.

Les hommes obéirent, parce qu’ils eurent l’air de comprendre que l’idée du jeune homme était terrible.

Les marins du schooner déchargèrent leurs carabines sur l’équipage de l’American-Gentleman dont le canot filait rapidement vers la terre, mais leurs balles se perdirent.

Pendant ce temps Hindelang ne perdait pas une minute.

Il repoussa le baril qui maintenait la trappe, souleva celle-ci et livra passage aux trois officiers du schooner. En blasphémant ils sautèrent sur le pont et de leurs regards étourdis cherchèrent leur navire. Ils virent le schooner approcher lentement pour l’abordage.

— Vite ! cria l’officier en chef bleu de fureur, qu’on vienne arrêter cet homme !

L’abordage se fît rapidement. Mais lorsqu’on vint pour s’emparer de la personne d’Hindelang, il fut constaté avec surprise que le jeune homme n’était plus sur le pont.

Il y eut des jurons, des cris de colère, des gestes de menace. On fouilla le pont…

Tout à coup un agent indiqua l’ouverture de l’écoutille où venait d’apparaître le visage blême d’Hindelang.

L’officier en charge du schooner se précipita suivi de quelques hommes qui brandissaient des coutelas. Mais tous s’arrêtèrent subitement saisis d’effroi : derrière Hindelang une fumée noire montait du sein du navire.

L’officier anglais, comprit tout. Il jeta un ordre sauvage…

Mais Hindelang, à la minute même, faisait un bond en jetant ce cri de triomphe ;

— Pour la France !

Il se rua vers le parapet.

Mais il vit devant lui l’officier anglais qui assujettissait un pistolet dans sa main droite.

Il fit un bond énorme, dans sa main droite apparut une hachette qui s’éleva, descendit en sifflant et s’enfonça tout entière dans la poitrine de l’officier.

Il régnait trop d’excitation et de stupeur parmi les hommes du schooner pour que ceux-ci pussent venir à bout d’Hindelang.

Et quand il virent tomber leur chef, l’épouvante les cloua sur place.

Alors ils virent un homme se ruer dans un bond prodigieux sur le parapet, s’élancer, disparaître et s’engouffrer dans les eaux du lac.

C’était Hindelang…

L’instant d’après il nageait vivement du côté de la rive où il apercevait le canot de ses hommes qui en approchait.

Une voix rageuse commanda le feu.

Cette fois les carabines ne furent pas épaulées, les agents anglais sentaient à ce moment un feu violent gronder sous leurs pieds.

La panique s’empara d’eux. Dans une course échevelée ils se précipitèrent sur leur petit navire, tranchèrent à coups de hache les câbles qui retenaient les grappins, et s’écartèrent à toutes voiles de l’American-Gentleman.

Il n’était que temps : cinquante brasses à peine les séparaient du vaisseau en flammes qu’une forte détonation retentit, puis s’éleva dans les airs un nuage de fumée noire. Les passagers du schooner, saisis d’épouvante et statufiés, voyaient pleuvoir autour d’eux une grêle de débris de tous genres. Puis le calme se rétablit, et de l’American-Gentleman on ne pouvait plus voir, flottant à la surface des eaux, que des pièces de bois calcinées et fumantes.

Pendant ce temps-là, Hindelang rejoignait ses hommes sur la rive, et avec eux s’enfonçait dans les bois vers le nord-est.