Le petit trappeur/17

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 145-Im09).


CHAPITRE XVII

chasse aux bisons. — les antilopes. — panique.



Un soir le Grand Aigle me demanda si je voulais assister à une chasse au bison ; je répondis avec empressement que j’étais prêt à le suivre partout, et nous partîmes le lendemain à la pointe du jour.

Nous marchions déjà depuis longtemps et je m’aperçus que nous nous enfoncions de plus en plus dans une région sauvage. Là, l’œil ne rencontre que d’immenses prairies animées par d’innombrables troupeaux de buffles.

Nous voyions quelquefois de loin ces animaux qui les traversaient silencieusement ressemblant à une longue procession.

D’autres fois ils étaient réunis en groupes au milieu d’une vaste plaine émaillée de fleurs ou sur le penchant des collines verdoyantes. Quelques-uns paissaient dans ces riches pâturages, d’autres étaient mollement couchés et disparaissaient presque dans les hautes herbes.

Nous atteignîmes un des bords de la rivière qui semblait être entièrement couvert par ces animaux.

Les Indiens mirent les canots à l’eau, et tandis qu’un grand nombre de bisons essayaient de traverser le fleuve, ils en tuèrent plusieurs.

En continuant leur chasse, les Aricanas arrivèrent dans une petite île où les buffles avaient abordé. Quelques-uns se reposaient à l’ombre des arbres, d’autres se baignaient et se roulaient dans la vase pour se rafraîchir et se débarrasser des piqûres des insectes.

Plusieurs des meilleurs chasseurs entrèrent dans une large barque, et profitèrent d’une bonne brise pour remonter le courant très doucement et sans aucun bruit. Les bisons restèrent tranquillement sur la rive ; ils étaient ignorants du danger qui les menaçait. Les plus gras du troupeau furent entourés par les chasseurs, qui, ayant tous tiré en même temps, en tuèrent une grande quantité.

Parmi ces animaux nous vîmes beaucoup de daims, des troupes d’élans et de charmantes antilopes ; c’est le plus gracieux et le plus admirable animal des prairies.

Dans ces régions, il existe deux espèces d’antilopes. L’une est de la taille du daim, l’autre n’est pas beaucoup plus grosse que la chèvre. Leur couleur est gris clair ou plutôt fauve, rayé de blanc. Elles ont de petites cornes comme le daim, mais qui ne tombent jamais.

Rien ne peut surpasser l’élégance et la délicatesse de leurs membres dans lesquels la légèreté, l’élasticité et la force sont combinées d’une manière remarquable. Tous les mouvements de ce superbe animal sont souples et gracieux. Elles sont fantastiques et timides, vivent dans les plaines et prennent très-vite l’alarme ; alors elles fuient avec une telle rapidité, que toute poursuite devient impossible.

En automne lorsqu’elles effleurent légèrement les prairies, leur couleur grise ou fauve se mêle à celles des herbes brûlées ou fanées, et l’on croirait voir des formes aériennes glisser poussées par le vent.

Lorsqu’elles sont dans les plaines et qu’elles peuvent déployer toute leur vitesse elles sont sauvées ; mais les antilopes ont une curiosité qui souvent les conduit à leur perte.

Lorsqu’elles ont fui à une certaine distance et laissé le chasseur loin derrière elles, elles s’arrêtent subitement et se retournent en jetant un coup d’œil sur l’objet de leur frayeur ; si le chasseur ne les a pas suivies, cédant à leur curiosité, elles reviennent à la place où elles avaient été effrayées, et alors elles tombent dans le piège qui leur a été tendu.

Lorsque la chasse aux bisons fut terminée, j’exprimai le regret de n’avoir pu prendre une antilope afin d’examiner de plus près ce charmant animal. Le Grand Aigle me répondit que si je voulais venir avec lui, il me procurerait un de ces animaux. Je le suivis avec joie et nous nous éloignâmes des chasseurs.

Nous fûmes obligés de marcher environ quatre heures. Les antilopes, ayant été effrayées par le bruit des coups de fusil, s’étaient retirées plus à l’intérieur des terres.

Enfin nous en aperçûmes un troupeau ; aussitôt le chef me recommanda de ne faire aucun mouvement : il se mit à plat ventre dans les hautes herbes de la prairie et me fit signe d’en faire autant.

Comme j’avais exprimé le désir d’avoir cet animal vivant, il tendit une trappe près de l’endroit où nous étions.

Connaissant le caractère sauvage de l’antilope, j’étais curieux de savoir comment le Grand Aigle s’y prendrait pour l’attirer dans ce piège ; mais ma curiosité fut bientôt satisfaite.

Il prit une perche qu’il avait apportée, y attacha un morceau de peau et se mit à l’agiter doucement au-dessus de l’herbe.

Je vis bientôt une des antilopes plus rapprochée de nous, jeter un regard timide sur l’objet qui flottait à quelque distance d’elle, et comme si elle eût cédé à une attraction semblable à celle que les serpents à sonnettes exercent sur les animaux, elle s’approcha avec précaution, s’arrêtant de temps en temps, et enfin vint de plus en plus près jusqu’à ce qu’elle tombât victime de sa curiosité.

Nous sortîmes aussitôt de notre cachette, car les mouvements qu’elle faisait dans le piège auraient pu briser ses jambes délicates. Le Grand Aigle les lui lia et j’emportai mon antilope sur mon dos.

Je me réjouissais à l’idée de l’apprivoiser et de l’offrir à Berthe quand je reviendrais en Europe ; mais je dus bientôt renoncer à ce plaisir, car ce pauvre animal, malgré tous mes efforts, ne voulut prendre aucune nourriture, et comme je ne voulais pas le tuer, au bout de deux jours je lui rendis la liberté. Ce fut avec chagrin que je le vis s’éloigner de moi, mais j’aurais encore plus regretté de le voir mourir.

Quelques jours après notre retour, le village fut mis en émoi par la nouvelle qu’un parti de Sioux, d’environ cinq cents hommes s’approchait du camp.

Les Aricaras qui ont beaucoup souffert dans leurs luttes avec cette cruelle et féroce tribu, prennent ordinairement des précautions plus grandes que les autres peuplades. Ils placent des sentinelles sur les collines environnantes. Comme les prairies s’étendent à perte de vue ainsi qu’un vaste océan, aucun être vivant ne peut se montrer sans être signalé, et les informations sont communiquées avec une grande rapidité.

Les sentinelles font usage de signes de convention qui remplacent nos télégraphes.

Ainsi, lorsqu’elles aperçoivent un troupeau de buffles, elles marchent en avant et en arrière ; si elles voient des ennemis, elles se mettent à courir de droite à gauche en se croisant l’une l’autre. À ce signal la tribu tout entière court aux armes.

Une après-midi nous eûmes une sérieuse alerte. Quatre des sentinelles placées sur le sommet d’une colline se mirent à galoper en se croisant. Aussitôt tous les Indiens se préparèrent au combat.

Les hommes, les femmes, les enfants criaient et hurlaient, les chiens grognaient et se rapprochaient des huttes. Quelques guerriers s’élancèrent sur leurs chevaux pour aller en reconnaissance, d’autres couraient prendre leurs armes ; les principaux guerriers revêtaient leur équipement de guerre, se peignaient le corps et mettaient une touffe de plumes sur leur tête.

Quelques-uns partaient entièrement nus n’ayant que leur lance et leur bouclier. Les femmes et les enfants montaient sur le haut des wigwams et ajoutaient à la confusion par leurs vociférations et leurs cris. Les vieillards incapables de supporter le poids des armes gardaient les défilés du village, et lorsque les guerriers passaient devant eux, ils les exhortaient à vaincre ou à périr.

Je vis s’avancer la cavalerie commandée par le Grand Aigle : ils pouvaient être au nombre de cinq cents hommes parfaitement équipés, montés sur des chevaux pleins de feu et de vigueur. Ils brandissaient leurs armes en poussant leur cri de guerre et faisaient retentir les environs de défis à l’adresse des Sioux.

Je n’hésitai pas un instant à les suivre. L’approche du danger, les préparatifs du combat, le désir de me signaler au milieu de tous ces guerriers m’animèrent tellement que je m’élançai sur un cheval et vins me placer près du chef.

Je rencontrai les regards du Grand Aigle, qui malgré ses préoccupations du moment parut surpris de mon action ; mais voyant probablement à mon œil animé que ma résolution était sérieuse, une expression de satisfaction se peignit sur son visage, et, se penchant sur sa selle, il y prit un tomahawk qu’il me présenta.

C’était la plus grande preuve d’estime que je pusse recevoir ; je le remerciai d’un geste et me tins immédiatement derrière lui.

Il y avait déjà quelque temps que nous étions en marche quand une des sentinelles vint prévenir le chef que l’ennemi, ayant vu son projet découvert, s’était retiré en toute hâte et qu’ainsi le danger était passé.

L’ordre fut donné de veiller avec la plus grande attention de peur d’une surprise, et nous revînmes au camp.

En descendant de cheval, je voulus remettre le tomahawk au Grand Aigle ; mais il refusa de le prendre, et me faisant signe de le suivre ainsi que plusieurs guerriers, il entra dans la chambre du conseil. Là, après les cérémonies habituelles, il se leva lentement et avec dignité, promena son regard sur toute l’assemblée, prit la parole et dit :

« Chefs et guerriers, le Grand-Esprit a jeté un regard de bonté sur son peuple et a permis qu’un puissant sorcier blanc vînt habiter parmi nous pour le bonheur de notre tribu. Déjà vous avez vu les esprits méchants qui s’étaient introduits dans le corps de nos femmes et de nos enfants, s’enfuir devant la toute-puissance du sorcier pâle. Aujourd’hui nous venons d’être témoins d’une nouvelle preuve de la puissance que le Wacondah a donnée à son fils pâle ; les Sioux, nos plus acharnés ennemis, ont fui comme des squaws quand ils ont vu le sorcier blanc marcher à notre tête.

« C’est à lui que nous devons de ne pas voir la chevelure de nos frères pendue à la porte des wigwams de nos ennemis. Il a sauvé notre nation, il a guéri nos femmes et nos enfants, qu’il soit notre chef et qu’il nous mène dans le sentier de la guerre ; nous lui obéirons. Qu’il accepte donc les marques du commandement. »

Et en disant ces mots il détacha l’aigrette de plumes d’aigle qui ornait son front et la posa à terre devant moi.

Telle est la superstition de ces peuplades, que ne comprenant pas la médecine des Européens, ils s’imaginent que la guérison des maladies est une œuvre de sorcellerie. Selon eux, le sorcier blanc a un tel pouvoir que celui qui refuserait de le reconnaître ou essaierait d’y résister, serait à l’instant possédé du malin esprit et mourrait immédiatement.

Aussi, malgré le chagrin que la proposition du Grand Aigle leur fit, aucun des guerriers n’osa élever la voix pour combattre sa proposition.

Je profitai de leur crédulité, mais je n’en abusai pas.

Je n’étais pas fâché de voir le crédit dont je jouissais auprès d’eux augmenter encore ; je voulais le conserver, car cela pouvait servir mes projets pour l’avenir, mais je ne me souciais pas du tout de devenir un chef de Peaux-Rouges.

Je me levai donc à mon tour et répondis : qu’effectivement le Grand-Esprit m’avait envoyé vers eux pour le bonheur de ses enfants chéris, mais qu’il ne voulait pas que le Grand Aigle, un des plus puissants chefs des prairies, me remît le pouvoir et qu’au contraire il désirait qu’il le conservât pour mener encore son peuple à la victoire.

Mes paroles furent reçues avec des cris de joie, et le Grand Aigle m’embrassa à l’indienne, c’est-à-dire sur la bouche ; ce dont je me serais bien passé.


Notre Chef était dégagé,
mais j’étais tombé dans un péril plus grand.