Le peuple avant les communes

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DE L’ÉTAT
DES
PERSONNES ET DES TERRES

EN FRANCE

avant l’établissement des communes.

Rien de plus divers, rien de plus discordant, de plus hétérogène, que les populations, les états, les intérêts, les institutions dont se composait la société, en France, pendant les quatre premiers siècles de la monarchie. Il y avait d’abord des peuples conquérans et des peuples conquis : il y avait des Saliens, des Ripuaires, des Bourguignons, des Allemands, des Visigoths et des Gaulois ou des Romains ; il y avait ensuite des hommes libres, des colons et des serfs ; il y avait en outre plusieurs degrés dans la liberté et dans la servitude. L’inégalité se reproduisait pareillement sur le sol : selon que les terres étaient franches, dépendantes ou en servitude, elles composaient des alleus, des bénéfices ou des tenures ; de plus elles avaient chacune des coutumes et des usages particuliers, suivant les maîtres et suivant les pays.

Il y avait donc partout diversité et inégalité ; et comme nulle part rien n’était réglé, ni contenu, ni définitif, il y avait lutte et guerre partout. Enfin, et c’est ce qui rendait la position plus pénible, il n’y avait, dans tout ce que je viens de nommer ici, rien qui ne fût corrompu, dégénéré, usé ; rien qui présentât un principe de vie, d’ordre et de durée : c’étaient tous des élémens de barbarie et de destruction. Les peuples que la Germanie vomit sur la Gaule ne sont plus les peuples décrits par Tacite[1] ; leurs vertus, s’ils en eurent, ils les laissèrent de l’autre côté du Rhin. De même les Gaulois, qu’ils assujettirent, étaient des peuples dégénérés : de cette merveilleuse civilisation enfantée par Athènes et par Rome, il ne subsistait plus que des mœurs dissolues et des institutions énervées. Ainsi, de part et d’autre, chez les vainqueurs et chez les vaincus, tout était en décadence, tout était en désorganisation. Il ne restait plus aux uns que les instincts grossiers et malfaisans des peuples barbares, aux autres que la corruption des peuples civilisés : c’était ce qui valait le moins dans la barbarie comme dans la civilisation. Aussi, lorsqu’ils furent réunis, n’eurent-ils guère à mettre en commun, pour fonder une société nouvelle, que des ruines et des vices. Mais, il faut le dire, la part apportée par les conquérans était de beaucoup la plus mauvaise des deux. L’esprit d’indépendance qui les animait, n’était autre qu’un penchant irrésistible à se livrer sans règle et sans frein à leurs passions farouches et à leurs appétits brutaux. La liberté qu’ils connaissaient, la liberté qui leur était chère et pour laquelle ils bravaient les dangers, était la liberté de faire le mal. Du reste, avides de posséder quelque chose, ils s’efforçaient à tout prix d’acquérir davantage ; et lorsqu’ils affrontaient la mort, c’était moins par dédain pour la vie, que par amour pour le butin. C’est en vain que la poésie, et l’esprit de système prennent à tâche d’exalter les Germains, de grandir et d’ennoblir leur caractère, et de les peindre comme ayant, par leur mélange avec les Romains, retrempé l’état social ; lorsqu’on recherche avec soin ce que la civilisation doit aux conquérans de l’empire d’Occident, on est fort en peine de trouver quelque bien dont on puisse leur faire honneur. Le plus profond et le plus vrai des historiens de nos jours nous a déjà déchargés de la plupart de nos prétendues obligations envers eux, et leur a retranché grand nombre de vertus qui ne leur appartenaient pas et dont ils avaient été ornés gratuitement. Toutefois il me semble qu’il ne les a pas encore assez dégradés, et que, tout en se préservant des opinions et des doctrines historiques les plus populaires de nos jours, tout en les combattant le premier et presque le seul, il a peut-être fait ici des concessions à la nouvelle école et n’a pas assez résisté sur quelques points à l’entraînement général. Toujours est-il qu’il a réduit toutes nos dettes envers les Germains à une seule. Mais cette dette unique il l’a reconnue, il l’a proclamée de la manière la plus expresse. « L’idée fondamentale de la liberté, dans l’Europe moderne, lui vient, dit-il, de ses conquérans : l’esprit de liberté individuelle, le besoin, la passion de l’indépendance, de l’individualité, voilà ce que les Germains ont surtout apporté dans le monde romain. » Serait-il donc vrai que ces peuples nous eussent fait un pareil présent ? Cette part qu’on leur réserve tout entière, n’est-elle pas encore trop forte, quoique très restreinte ; et ne doit-elle pas encore leur échapper ? Non, on ne saurait la leur attribuer légitimement. Non, l’amour de l’indépendance individuelle ne vivait pas dans le cœur des Germains, ou du moins ne faisait ni le fond, ni le propre de leur caractère national. Et ici je ne parle pas du respect que chacun aurait porté à l’indépendance d’autrui pour assurer la sienne propre, ce qui assurément aurait été une qualité bien précieuse et bien étonnante chez des barbares ; je veux parler de l’indépendance personnelle considérée en soi, et prise, si je puis m’exprimer ainsi, dans le sens le plus égoïste de la chose : certes on ne voit pas qu’un sentiment de cette nature ait dominé les habitans de la Germanie plus que tout autre peuple, quoique chez eux il se fût très bien accommodé avec leurs autres mauvaises qualités, et qu’il eût parfaitement servi leur penchant au mal. Que l’on considère en effet le barbare d’outre-Rhin : paraît-il se complaire dans la liberté absolue de ses actions, avoir confiance en sa force individuelle, et s’en reposer pour son salut, pour la possession et pour la jouissance de ses biens, sur lui-même et sur lui seul ? En aucune façon, et bien au contraire, il s’empresse de mettre sa vie sous la protection d’une force supérieure, et sa liberté avec sa fierté au service d’un patron ou d’un chef puissant. Là, dans ses bois, le Germain se voue au Germain, et l’individu est dans la dépendance de l’individu ; là est la terre des obligations et des services personnels ; c’est là qu’est né le vasselage ; c’est là qu’on reconnaît un seigneur, qu’on a recours à lui plutôt qu’à la loi, et qu’on promet fidélité à l’homme plutôt qu’au pays ou au souverain[2].

Il est certain que les Francs s’étant emparés de la Gaule, leurs institutions et leurs mœurs ont fait invasion dans la société romaine ; mais la part du bien qu’on pourrait leur attribuer est très petite, tandis que celle du mal est immense. Si l’on suit la marche de la civilisation dans notre Occident, on verra qu’après avoir succombé sous les coups des peuples du Nord, elle ne s’est relevée peu à peu qu’au fur et à mesure que nous nous sommes purgés de ce que nous avions de germanique ; et, enfin qu’aujourd’hui, s’il est rien que la Germanie puisse encore revendiquer dans notre état social, ce sera le duel ou quelque chose de ce genre, dont nous cherchons encore à nous débarrasser. Ainsi, loin d’avoir contribué à restaurer la société, les Germains n’ont fait que la corrompre davantage et qu’en rendre la restauration plus difficile. Tant que leur esprit domina, on ne connut en France ni liberté individuelle, ou publique, ni intérêt commun. La société, plutôt que de se gouverner par une loi générale, ne se soutenait qu’avec un système de lois et d’obligations particulières. En l’absence d’une force publique, il était nécessaire que toutes les forces privées fussent équilibrées entre elles : de là les commendises et les associations (comitatus, arimannia, gasindi) ; de là pour le faible, l’obligation de se mettre sous la protection du fort, ou de se réunir avec ses parens et ses égaux en petites sociétés ou ligues, capables de se défendre et de se faire justice elles-mêmes. Alors il n’y eut plus de patrie, et ce nom, tout puissant dans l’antiquité, fut sans vertu et sans signification. L’état politique, l’état civil, l’état moral, l’état intellectuel, tout déclina dans la Gaule depuis Clovis jusqu’à la fin de sa race. Ce fut une période de décadence et non de progrès. Le progrès continu et indéfini de la civilisation est d’ailleurs, à mes yeux, une erreur et un sophisme. Au lieu de passer toujours, et constamment, du mieux au mieux, la civilisation va souvent du bien au mal ; tantôt elle avance, tantôt elle recule ; c’est un mouvement irrégulier et perpétuel de va et vient, comme tout ce qui tient à la nature de l’homme, dont la loi éternelle est de croître et de décliner. Il n’y eut donc, sous la première race, de progrès que vers la barbarie. Les Mérovingiens régnèrent, ou plutôt dominèrent, moins sur le pays et sur les peuples de la Gaule que sur les bandes armées de toute espèce qui l’occupaient ou qui la parcouraient dans tous les sens en pillant également amis et ennemis. Le roi lui-même avait sa bande armée : c’était la plus nombreuse, la plus riche et la plus forte ; car, du moment que la bande du maire du palais l’emporta sur la bande royale, ce fut le maire du palais qui fut roi. La domination mérovingienne a pour caractère particulier d’être surtout personnelle ; et jusqu’à l’avènement d’une autre dynastie, c’est à peine si l’on aperçoit dans l’empire des Francs aucun système régulier d’administration territoriale. Après que Pépin-le-Bref eut recueilli en héritage, avec la mairie du palais, la gloire et l’autorité que deux grands hommes, Charles Martel, son père, et son aïeul Pépin d’Héristal, petit-fils de Pépin de Landen, avaient attachées à leur maison par leur génie, par leur prudence, par leur valeur, le maire, élevé au-dessus du souverain, n’eut pas de difficulté non-seulement à renverser du trône un simulacre de roi, mais encore à s’établir solidement à sa place. Alors il n’y eut pour le moment de changé que les personnes, et la constitution politique resta quelque temps la même, à cela près de l’hérédité des bénéfices qui semble avoir un peu prévalu depuis cette époque[3]. Mais le changement dans les personnes présagea et bientôt amena un changement dans les choses. À des souverains appauvris et sans gloire, dégénérés ou malheureux, tenus en tutelle ou en interdit, à des enfans qui n’excitaient que le mépris ou la pitié, succédèrent des hommes énergiques et ambitieux, des princes redoutables et populaires, regorgeant de biens et de vassaux ; des capitaines illustres et victorieux, capables de concevoir de grands desseins et de les exécuter. Les Mérovingiens avaient enlevé la Gaule aux Romains ; il fallait maintenant l’enlever aux chefs de bande. Par la première conquête, le pays presque entier avait été réduit au pouvoir d’un seul peuple, par la seconde, le pouvoir fut réduit dans les mains d’un seul homme ; d’abord fut fondé le royaume, ensuite l’autorité du roi. À l’avènement de Pépin, les beaux jours de Charlemagne étaient préparés.

De tout ce mélange et ce pêle-mêle, dont j’ai parlé, de races, de chefs de bandes ou de chefs de cantons, et d’hommes attachés à des institutions, à des usages, à des seigneurs différens, Charlemagne fit autant de sujets, et d’une foule de petits peuples il s’efforça de composer une grande nation. Il sut s’emparer des ambitions et des passions personnelles ; il sut réunir, diriger et maîtriser les forces particulières et opposées, bâtir des villes et accomplir des merveilles avec des instrumens de destruction. On le vit assigner et assurer à chacun sa place, imposer et maintenir l’obéissance, et créer à tous une communauté d’intérêts. L’ennemi qu’il attaqua hors des frontières devint l’ennemi commun ; les assemblées qu’il tint chaque année, il les rendit nationales ; la juridiction de ses commissaires s’étendit sur tous les habitans et sur toutes les parties de ses états ; il reconstitua l’unité du pouvoir et le gouvernement central. Il recueillit les restes de la civilisation, et les anima d’une vie nouvelle ; et lorsqu’il eut consacré son siècle à l’admiration de la postérité, il descendit dans la tombe en souverain, laissant à son héritier la paix avec un empire immense, florissant et calme, dont tous les peuples concouraient ensemble vers le but qu’il avait marqué.

Louis-le-Débonnaire, fils malheureux, mais indigne, mais coupable, de ce grand prince, renversa de fond en comble l’édifice majestueux élevé par son père ; il remit la division partout, dans les hommes comme dans le territoire, et rendit par la faiblesse et l’inconstance de son esprit, par son manque de foi et de prudence, tout individuel et local, comme anciennement. Il eut un règne si funeste, qu’après avoir hérité d’un pouvoir qui s’étendait depuis la Catalogne jusque au-delà de l’Elbe, et qui n’avait pas de contrepoids en Europe, il transmit à ses fils, avec la discorde et la guerre, des royaumes qui tombèrent en épouvante et en péril à l’approche de quelques bandes d’aventuriers. Bientôt disparurent pour long-temps la tranquillité publique et la sécurité personnelle, l’autorité royale, les institutions et les lois. La confusion devint générale et le droit fut remis à la force. Fallait-il donc passer par cette anarchie pour arriver à la Renaissance, et la route qu’avait tracée Charlemagne n’y conduisait-elle pas d’une manière plus prompte et plus sûre ?

Au milieu des troubles et des secousses de la société, il s’éleva de toutes parts des hommes nouveaux, sous le règne de Charles-le-Chauve[4]. De petits vassaux s’érigèrent en grands feudataires, et les officiers publics du royaume en seigneurs presque indépendans. Leurs honneurs et bénéfices, c’est-à-dire leurs emplois et les territoires de leur ressort, furent convertis en propriétés, et les pays dont ils étaient les magistrats descendirent entre leurs mains au rang de fiefs héréditaires. Mais pendant ces violences, à l’exemple et en vertu même de ces violences, il s’en commit d’autres qui furent la contrepartie des premières, et qui n’ont pas encore été remarquées, au moins à ma connaissance, autant qu’elles méritaient de l’être. Je veux dire que les usurpations des grands furent imitées par les petits, et que l’appropriation se fit en bas aussi bien qu’en haut. Si les vassaux agirent contre leurs suzerains, les colons et les serfs réagirent contre les vassaux, leurs maîtres. L’autorité souveraine étant sans force, toute autre autorité légitime ou tout autre droit acquis fut attaqué ou fut à la veille de l’être. La tenure s’insurgea contre le bénéfice ou contre l’alleu, et devint aussi héréditaire. Tel colon qui ne possédait qu’à titre de fermier, ou qu’en vertu d’un titre plus précaire encore, devint propriétaire, et transmit son bien à sa postérité. De plus, tel intendant ayant un office rural ou domestique, et remplissant des fonctions d’un ordre servile et privé, s’érigea en une espèce d’officier public, de sorte que les majores et les jurati du IXe siècle devinrent, au XIe, des maires et des espèces de magistrats municipaux. En peu de temps, la possession fit place à la propriété, et la propriété conduisit à une sorte de magistrature. Elle ne fut pas libre et franche, elle fut même bien des siècles encore à le devenir ; mais enfin le droit fut reconnu, soit entre les mains d’un seigneur, soit entre celles d’un vilain, qui fut moins alors un esclave qu’un vassal du plus bas degré.

Ce n’est pas que l’alleu ait repris faveur : au contraire, après s’être dénaturé de plus en plus, il finit par disparaître presque entièrement ; déjà difficile à conserver à la fin de la première race, il ne fut pas tenable au milieu des violences de la seconde. Pour n’avoir point de seigneur, le maître de la terre avait une multitude d’ennemis ; et s’il ne servait personne, personne non plus ne le protégeait. Seul contre tous, il se vit forcé, pour échapper à la spoliation, de se recommander à quelqu’un de puissant, et de convertir son bien libre en fief perpétuel. Alors la terre servit la terre, de même que la personne servit la personne ; tout tomba dans le servage ; et noble ou non noble, on naquit l’homme de quelqu’un. On était placé, non pas à côté, mais au-dessus ou au-dessous de son voisin ; et le lien social, en se ramifiant à l’infini, attachait les hommes les uns à la suite des autres, au lieu de les unir chacun immédiatement à un centre commun.

Les institutions de Charlemagne, après avoir lutté deux siècles, furent emportées par l’anarchie, et la Gaule romaine se retira devant la France féodale.

À cette époque on entre dans un ordre de choses tout nouveau. La propriété, en se fixant dans les mains des seigneurs, des vassaux et des plus petits possesseurs, rendit territorial ce qui n’était que personnel auparavant, et détruisit, pour ainsi dire, la personnalité. Les anciennes lois des peuples, qui toutes étaient personnelles et héréditaires, tombèrent en désuétude ; les races qu’elles représentaient se mélangèrent, se confondirent, et vinrent à se dissoudre avant que la dissolution de l’empire de Charlemagne ne fût consommée[5]. En même temps disparurent les distinctions qui s’étaient observées entre les diverses classes de personnes de condition servile. Il n’y eut plus de colons, plus de lides, plus d’esclaves, de même qu’il n’y eut plus de Saliens, de Ripuaires, de Visigoths. Les limites des conditions furent effacées comme celles des lois. La féodalité ramenait, par quelques endroits, à l’uniformité. Le système mobile et passager des obligations personnelles, qui convenait à des aventuriers, était en effet devenu insuffisant et impropre à des hommes fixés au sol. Le seigneur ne devait plus demander son salut ni sa force à la bande, il fallait qu’il la demandât au territoire. Il ne s’agissait plus pour lui de fortifier sa personne, mais sa demeure. Les châteaux allaient succéder aux associations. Ce fut le temps où chacun, afin de pourvoir à sa sûreté, se cantonna et se retrancha du mieux qu’il put. Les lieux escarpés ou inaccessibles furent occupés et habités ; les hauteurs se couronnèrent de tours et de forts. Les murs des habitations furent garnis de tourelles, hérissés de créneaux, percés de meurtrières. On creusa des fossés, on suspendit des ponts-levis. Les passages des rivières et les défilés furent gardés et défendus ; les chemins furent barrés et les communications interceptées. Bientôt les lieux d’abri devinrent des lieux d’offense. Apposté chez soi comme un oiseau de proie dans son aire, on fondait sur la campagne d’alentour, on attaquait son ennemi, son voisin, le voyageur ou le passant. À la fin du Xe siècle, chacun avait pris définitivement sa place et son poste ; la France était couverte de fortifications et de repaires féodaux ; partout la société faisait le guet et se tenait, pour ainsi dire, en embuscade.

À peine les seigneuries furent-elles constituées que les communes vinrent à paraître. Les associations, qui s’étaient jadis formées aux sommités de la société, se reformèrent maintenant à sa base. Dans les villes et dans les campagnes, les hommes livrés au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, se réunirent et se liguèrent, soit pour résister à l’oppression des seigneurs, soit pour se soustraire aux obligations trop onéreuses de leur propre condition. Serait-ce comme on le dit, le sentiment de la dignité humaine qui, se réveillant enfin dans leur cœur, les aurait excités à l’indépendance ? Non, je le crois, rien ne justifie une pareille opinion.

L’insurrection communale, quelque légitime qu’elle soit dans son principe, n’a pas ce caractère de noblesse et de générosité avec lequel on la représente. Je ne vois presque rien de commun, au moins dans les causes, entre la révolte des citoyens libres de l’antiquité contre la tyrannie, et le soulèvement des serfs et des mercenaires du moyen-âge contre leurs seigneurs. L’amour de la liberté et de la patrie est l’ame des premiers ; la misère seule n’a que trop souvent suscité les seconds. Là, on combattait surtout pour les droits politiques, pour les droits du citoyen ; ici, pour les droits naturels et pour la propriété. Dans la plupart des plus anciennes chartes de communes, les intérêts purement matériels sont les seuls sentis et réclamés par les révoltés pourvu que ceux-ci obtiennent de vivre à l’abri des extorsions et des mauvais traitemens, ils feront bon marché du reste. Leurs traités ou pactes avec leurs seigneurs, sont des espèces d’abonnemens, d’après lesquels ils abandonnent une part de leur avoir et de leurs droits pour mettre l’autre part en sûreté. Quant au côté politique ou moral de leur cause, ils ne l’aperçoivent même pas ; ils respectent partout les prérogatives de la noblesse comme une chose naturelle et sacrée, et subissent de bon cœur des conditions qui nous paraissent dégradantes, et qui sont autant de témoignages du sentiment qu’ils avaient alors, non-seulement de l’inégalité de leurs droits et de leur infériorité sociale, mais encore de leur abjection en présence de l’habitant du château. Il y a donc une grande différence entre les institutions municipales qui remontent aux Romains, et les institutions communales qui ne datent que des successeurs de Hugues Capet. Les premières sont vraiment romaines et les secondes purement féodales ; les unes rappellent la cité, et les autres le fief. D’un côté nous voyons des serfs émancipés, mais soumis à des obligations entachées d’une origine et d’un caractère servile ; de l’autre, nous voyons des hommes, des citoyens libres, et, quoique souvent écrasés par les impôts, ne supportant d’autres charges que celles de l’état, et ne devant d’autres services que des services publics. Cette question de la formation des communes ne semble pas avoir été bien comprise, même par des écrivains très distingués. Nous venons de dire qu’en principe, ce ne fut ni une question de liberté pour le peuple, ni une question de restauration municipale pour les villes ; nous devons ajouter que ce ne fut pas davantage une affaire d’argent pour les rois. En effet, par cela seul qu’il accordait ou confirmait une charte de commune, le souverain reconnaissait l’existence et les statuts d’une association composée de la réunion des habitans d’une ville ou d’une paroisse, et couvrait celle-ci de la protection royale. La nouvelle société passait du fief dans l’état, et jouissait des avantages réservés, je ne dirais pas encore aux sujets, mais aux hommes du roi. Elle devait par conséquent avoir sa part des charges publiques. Aurait-il été naturel et juste que la couronne employât gratuitement la fortune et les bras de ses vassaux et le service de ses officiers à la défense et au profit des communes ? Sans doute que des communes ont payé de fortes sommes au roi ; mais on doit faire attention qu’en ce temps-là le trésor royal n’était autre que le trésor public, et que, dans les cas dont je parle, l’argent qu’on pouvait y verser était d’ordinaire, pour le souverain, le prix légitime, la juste indemnité de sa protection, plutôt que le produit de ses extorsions, de ses rapines ou de sa vénalité.

On ne serait pas mieux autorisé à disputer à Louis-le-Gros le titre de fondateur des communes en France, attendu que, si plusieurs communes s’étaient déjà formées lorsqu’il monta sur le trône, aucune n’avait alors pour elle la sanction du temps ni celle de l’autorité royale. Toutes n’existaient que de fait, et d’une manière très précaire, c’est-à-dire sous la condition d’avoir constamment la force de leur côté. Leur état propre était un état violent, un état de guerre, et présentait dans la France une espèce de monstruosité politique. Ce fut Louis-le-Gros qui leur donna la stabilité et la légitimité ; ce fut lui qui éleva le premier la commune au rang d’institution publique, qui lui fit une belle et grande place dans la constitution de la monarchie, et qui lui concéda ou reconnut des droits que chacun dans le royaume fut désormais tenu de respecter. Il faut être juste envers les rois comme envers les peuples, et ne pas trop se presser de condamner aujourd’hui ce qui était approuvé généralement depuis plusieurs siècles. Ayons plus de confiance dans la raison et dans la justice de nos pères, et ne soyons pas si prompts à reformer leurs opinions et leurs jugemens. Souvent, à vouloir présenter les choses sous un jour nouveau, on court le risque de les présenter sous un jour faux, et l’on tombe d’ordinaire dans le mensonge à force de viser à l’originalité.

Mais ce qui frappe le plus dans les révolutions du moyen-âge, c’est l’action de la religion et de l’église. Le dogme d’une origine et d’une destinée communes à tous les mortels, proclamé par la voix puissante des évêques et des prédicateurs, fut un appel continuel à l’émancipation du peuple[6] ; il rapprocha toutes les conditions, et précipita la marche de la civilisation moderne. Quoique oppresseurs les uns des autres, les hommes se regardèrent comme membres de la même famille, et furent conduits par l’égalité religieuse à l’égalité civile ; de frères qu’ils étaient devant Dieu, ils devinrent égaux devant la loi ; et de chrétiens, citoyens.

Cette transformation de la société s’opéra lentement, graduellement, comme une chose nécessaire et infaillible, par l’affranchissement continuel et simultané des personnes et des terres. Tant que la propriété fut incertaine ou imparfaite, la liberté personnelle le fut pareillement. Mais aussitôt que la terre se fut fixée dans les mains qui la cultivaient, la liberté civile s’enracinant dans la propriété, la condition de l’homme s’améliora, la société s’affermit, et la civilisation prit son essor.

Suivons les progrès du peuple dans les états formés des ruines de l’empire d’Occident. Ce peuple que dans l’origine (au moment où le paganisme en se retirant le remit aux mains de la religion chrétienne) nous trouvons presque tout entier esclave, passe de la servitude au servage ; puis il s’élève du servage à la main-morte, et de la main-morte à la liberté. D’abord l’esclave ne possède que sa vie, et ne la possède-t-il que d’une manière précaire : c’est moins le pouvoir public que l’intérêt privé, moins la loi que la charité ou la pitié, qui la lui garantissent, garantie insuffisante, bien faible pour des siècles aussi cruels. Puis l’esclave devient colon ou fermier ; il cultive, il travaille pour son compte, moyennant des redevances et des services déterminés ; au demeurant, il pourra, en cédant une partie de ses revenus, de son temps et de ses forces, jouir du reste à sa guise et nourrir sa famille avec une certaine sécurité, autant qu’en permettent les troubles et la guerre. Mais enfin son champ ne lui sera pas enlevé, ou plutôt il ne sera pas enlevé à son champ, auquel lui et ses descendans appartiendront à perpétuité.

Ensuite le fermier se change en propriétaire ; ce qu’il possède est à lui ; à l’exception de quelques obligations ou charges qu’il supporte encore et qui deviendront de plus en plus légères, il use et jouit en maître, achetant, vendant comme il lui plaît, et allant où il veut. Entré dans la commune, il est bientôt admis dans l’assemblée de la province, et de là aux états du royaume. Telle est donc la destinée du peuple dans la société moderne : il commence par la servitude et finit par la souveraineté.

Benjamin Guérard.
  1. Si je distingue ici les Germains de Tacite de ceux qui conquirent la Gaule, je n’ai pas pour cela des premiers une opinion très favorable ; je suis même persuadé qu’ils ne valaient guère mieux que les Germains de Grégoire de Tours. Les uns et les autres étaient des peuples féroces et bien peu ressemblans aux peuples de l’Allemagne actuelle. La cause qu’ils soutinrent contre les Romains, et qu’ils gagnèrent à la fin, était, si j’ose le dire en présence des écrivains de l’opposition historique et germanique, la cause de la barbarie, la mauvaise cause. Aussi, tandis qu’en lisant l’histoire, les écrivains dont je parle font des vœux pour un Hermann (Arminius), ou pour un autre héros de la Germanie en guerre avec Rome, je fais, je l’avoue, des vœux tout différens. Les victoires qui les réjouissent, je les déplore. Elles sont, à mes yeux, la défaite des lettres, des arts, des sciences, la ruine de la civilisation, le malheur de l’humanité. Tout corrompus qu’étaient les Romains, je les préfère à leurs ennemis ; le régime qu’ils apportaient avec eux était bien meilleur que celui qu’ils trouvaient établi dans les forêts d’outre-Rhin, et dont la loi salique, le chef-d’œuvre des institutions germaniques, peut nous donner une idée. Les dissensions, les guerres et les déplacemens continuels des Germains déposent, même dans Tacite, de la vie misérable qu’ils menaient. C’est pourquoi je ne doute pas que s’ils avaient subi le joug de Rome, ils n’eussent été et meilleurs et plus heureux.
  2. La constitution elle-même accorde à l’antrustion une composition beaucoup plus forte.
  3. La charge de maire du palais fut héréditaire, au moins de fait, dans la famille même des Pépin.
  4. Tempore enim Caroli Calvi, complures novi atque innobiles, bono et honesto nobilibus potiores, clari et magni effecti sunt. Gest. consul. Andegav. c. 2.
  5. J’ai démontré ailleurs que les races avaient eu peu d’influence sur le démembrement de l’empire de Charlemagne, et que les lois particulières, qui distinguaient les races, s’étaient réunies dans les localités, et non pas les localités dans les lois.
  6. His et cæterorum divinorum eloquiorum sententiis potentes et divites edocti, agnoscant et servos suos et pauperes sibi natura æquales. Si igitur servi dominis natura æquales sunt, utique quia sunt, non se putent impune domini laturos, dum turbida indignatione et concitanti animi furore adversus errata servorum inflammati, circa eos aut in sævissimis verberibus cædento, aut in membrorum amputatione debilitando, nimii existunt, quoniam unum Deum habent in cœlis. Eos vero quos in hoc sæculo infirmos abjectosque cultu, et cute, et opibus se impares conspiciunt, natura pares, et æquales sibi esse prorsus agnoscant. Ainsi s’exprimait, au IXe siècle, Jonas, évêque d’Orléans, De instit. laic., II, 22.