Le premier Exil du duc d’Aumale

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 59 (p. 302-324).
LE PREMIER EXIL
DU
DUC D’AUMALE[1]

La première et la seconde partie de la vie du Duc d’Aumale, telles que nous les présente M. Henri Limbourg en publiant deux volumes de la correspondance du prince et de Cuvillier-Fleury, offrent un des contrastes les plus frappans et les plus douloureux de l’histoire. Dans la première partie, tous les élémens du bonheur, une naissance illustre, le voisinage du trône, la qualité de fils de roi, l’occasion de servir avec éclat dans les rangs de l’armée française, la conquête rapide des grades les plus élevés, l’exercice d’un grand commandement à l’âge où les autres servent encore dans les postes subalternes, et avec cela un tel mérite personnel, un tel ascendant sur les hommes, un tel dévouement et de si grands succès que personne ne s’étonne d’une si haute fortune. Puis, tout à coup, en quelques heures, l’anéantissement complet, la perte du rang, des honneurs, de la fonction et, ce qui est plus cruel encore, la perte de la patrie. La veille des journées de février 1848, le Duc d’Aumale, à vingt-six ans, est gouverneur général de l’Algérie ; en pleine fleur de jeunesse, en pleine activité d’esprit et de corps, il peut nourrir l’espoir de rendre encore à son pays de longs et éclatans services. Le lendemain, il n’est plus rien, rien qu’un exilé, obligé de chercher un refuge sur la terre étrangère.

Lui-même, du reste, l’avait voulu ainsi. On se rappelle avec quelle patriotique abnégation, lui et son frère, le Prince de Joinville, avaient accepté la décision du gouvernement nouveau qui les relevait de leur commandement. Il ne leur vint même pas à l’esprit qu’il serait possible, comme le pensaient beaucoup de leurs partisans, de s’appuyer sur les soldats et sur les marins qu’ils commandaient pour résister à la révolution. Paris seul avait parlé. La province, en général peu républicaine, suivrait peut-être une impulsion différente si les fils du roi prenaient la tête du mouvement. Il n’y avait à cela qu’une objection, c’est que les fils du roi avaient horreur de la guerre civile, qu’aucun d’eux n’aurait consenti à verser une goutte de sang français pour reconquérir la situation perdue. Par un acte de leur volonté, l’exil succédait donc pour eux sans transition à la vie brillante et active qu’ils menaient auparavant. Lorsque le Solon où ils avaient pris place en quittant l’Algérie, après avoir passé le détroit de Gibraltar et suivi les côtes de France, arriva en vue de Brest, le commandant leur demanda s’il fallait entrer dans la rade. Les princes n’ayant pas répondu, le bâtiment continua sa route vers l’Angleterre. C’est là que nous transporte la première lettre adressée par le Duc d’Aumale à son ancien précepteur. Les lecteurs de la Revue n’ont sans doute pas oublié la place que tient Cuvillier-Fleury dans la vie du prince[2]. Attaché à la personne du Duc d’Aumale, lorsque celui-ci n’avait encore que six ans, le précepteur a dirigé la formation intellectuelle et morale de son élève avec la conscience la plus scrupuleuse. Il ne s’est pas contenté de lui inspirer-le goût de l’antiquité classique et l’amour du beau langage. Il a voulu faire de lui un homme, tremper son caractère, lui apprendre que l’illustration de la naissance et les privilèges du rang créent plus de devoirs qu’ils ne confèrent de droits. Qu’on relise le premier volume de la correspondance du maître et de l’élève déjà publié par M. Henri Limbourg avec une belle préface de M. Vallery-Radot, on n’y trouvera qu’un échange de pensées fortes, aucune complaisance, aucune flatterie du côté du précepteur, une absolue sincérité des deux parts, un égal amour de la vérité, le désir constant de s’entretenir en commun de ce qui honore l’humanité, la volonté de se tenir à distance des sentimens bas et des passions vulgaires.


I

Le Duc d’Aumale devait assurément beaucoup à ses qualités natives et aux exemples qu’il recevait de sa famille. Il ne lui fut cependant pas inutile de grandir sous la direction d’un esprit aussi vigoureux que celui de Cuvillier-Fleury. Le prince courait surtout le danger de se laisser éblouir par la précocité de ses succès en tous genres. Au collège, à l’armée où il prenait si facilement le pas sur ses camarades, il aurait pu s’enorgueillir avec excès. Mais si par hasard une bouffée d’orgueil lui montait à la tête, Cuvillier-Fleury était là pour le rappeler à la modestie. La société a le droit de demander des comptes plus sévères à ceux que leur mérite élève au-dessus des autres. Si la bonne fortune sert de pierre de touche pour estimer la valeur des caractères, on peut dire que peu de personnes l’ont mieux supportée, avec plus de simplicité, avec plus de bonne grâce aimable que le Duc d’Aumale. Aucune trace chez lui d’infatuation et d’enivrement. Après la prise de la Smalah qui est due à lui seul, à la promptitude de sa résolution, il ne veut pas qu’on lui attribue un mérite disproportionné, il se félicite simplement d’avoir réussi dans ce qu’il appelle un heureux incident de guerre.

L’homme qui s’est cuirassé de philosophie, qui ne se fait aucune illusion sur la vanité des choses humaines, sera mieux préparé qu’un autre à supporter les coups de la destinée. Surpris par l’orage, le Duc d’Aumale auquel la prospérité n’avait jamais fait perdre la tête conserva tout son sang-froid et toute son énergie en face du malheur. Les premières lettres qu’il écrit d’Angleterre sont nécessairement tristes ; nous n’y surprenons néanmoins aucun indice de découragement ni de faiblesse. Mérite plus rare encore ! Le vaincu ne laisse entrevoir aucun sentiment d’amertume contre ses vainqueurs. Il ne se plaint de personne, il n’accuse personne. Il regrette seulement de ne plus pouvoir servir la France. « Ma conscience ne me reproche rien, écrit-il le 31 mars 1848. J’ai consacré au service de mon pays les plus belles années de ma vie que j’aurais pu passer dans toutes les jouissances du luxe ; j’aurais voulu le servir plus utilement ; je suis toujours prêt à lui consacrer mon bras et mon cœur. Mon dévouement à la France ne s’éteindra qu’avec moi. » Le gouvernement ayant mis le séquestre sur ses biens par une mesure d’exception, il se résigne. « Vous connaissez mes goûts simples, dit-il à Cuvillier-Fleury… J’étais peut-être fait plus que bien d’autres pour vivre dans une république. Ma femme pense comme moi ; elle raccommode mon linge et mes habits, elle élève notre enfant, et elle se trouve très heureuse. » Une âme vaillante, comme la sienne, peut accepter les privations. Ce qu’elle n’accepte pas, c’est l’injustice. Le décret qui interdit le territoire français aux membres de la famille d’Orléans arrache à tous les princes un cri de douleur. Quelle ironie ! Les portes de la France se ferment pour ceux qui se sont toujours inclinés devant la volonté nationale, tandis qu’elles s’ouvrent pour celui qui a essayé deux fois de lui faire violence, à Strasbourg et à Boulogne.

Que faire sur la terre d’exil sans occupation déterminée ? Par quoi remplacer le long entraînement de la vie militaire ? Heureusement, le Duc d’Aumale ne s’était jamais laissé absorber par l’exercice de l’activité physique. Au milieu des plus rudes campagnes, son esprit restait en éveil ; il emportait avec lui ses auteurs favoris, il en lisait des fragmens au bivouac et sous la tente. Cette activité intellectuelle allait être sa consolation pendant les premières années de son séjour en Angleterre. Peu à peu se développe un goût déjà ancien chez lui, mais que fortifient quelques heureuses occasions trouvées à Londres, celui des beaux et vieux livres. Il commence très modestement. Au début, lorsqu’il ne touche encore presque rien de ses revenus, il entre chez les libraires, il regarde, il marchande, el, n’étant pas en fonds, il se contente la plupart du temps d’emporter le catalogue. Puis, dès que ses ressources augmentent, il se met en campagne, il s’enquiert des grandes bibliothèques anglaises qui sont à vendre et il achète successivement des pièces précieuses qui seront un jour l’ornement de Chantilly. Ceux qui visitent la bibliothèque du musée Condé se doutent-ils que si beaucoup de ces livres rares, de ces beaux manuscrits, viennent de France achetés par intermédiaire, beaucoup d’autres aussi ont été acquis petit à petit en Angleterre et revêtus par les soins du prince d’une reliure appropriée au caractère de chaque ouvrage ? Lorsque le Duc d’Aumale les offrit à la France en 1880, il nous offrait une partie de lui-même, le résultat de ses recherches persévérantes chez lus libraires et dans les grandes ventes de Londres, ce qui avait adouci à certains jours l’amertume de vingt-deux années d’exil. C’est plus qu’une réunion de livres, c’est une œuvre d’art ennoblie encore par la beauté d’un sentiment moral, par le désir de ne pas laisser ces richesses à l’étranger, de les faire entrer dans une maison française d’où elles ne sortiraient plus. La destination première était naturellement la famille ; mais quand la famille directe s’éteignit, quand les enfans du Duc d’Aumale eurent tous disparu, il ne voulut plus d’autre héritier que la patrie.

La recherche des livres est un plaisir délicat qui procure au prince de grandes jouissances et qui nous a valu des trésors ; mais cette distraction, si attachante et si noble qu’elle soit, ne suffit pas à remplir le vide de la vie. Le Duc d’Aumale s’en rend si bien compte qu’il songe de très bonne heure à entreprendre un travail personnel qui lui rendra moins douloureuse la monotonie des heures d’exil et la tristesse inévitable des pensées. Il hésite entre deux sujets qui le sollicitent également : l’histoire des Condé et l’exposé de ses vues sur l’Algérie. En attendant, il trompe son ennui en réunissant des matériaux.

Cet ancien prix d’histoire du concours général n’oublie pas les leçons qu’il a reçues de ses maîtres, la méthode de travail que lui ont enseignée Duruy et Cuvillier-Fleury : ne rien écrire, ne pas mettre la main à la plume avant de posséder à fond tous les élémens du sujet. La grande loi de la science historique moderne, la recherche du document exact, sera la règle du prince. Il ne s’aventurera sur aucun terrain sans avoir assuré sa marche par des sondages approfondis. S’agit-il du grand Condé, il cherchera avant tout à se procurer les Mémoires de Sirot, qui commandait la réserve à la bataille de Rocroy, et la Relation du marquis de La Moussaye. Il ne lui paraît pas moins nécessaire de faire explorer par des amis le Dépôt de la Guerre, afin de savoir si l’on n’y trouverait pas des recueils de pièces sur les campagnes des armées françaises au milieu du XVIIe siècle, s’il existe pendant cette période des correspondances des généraux en chef avec le secrétaire d’Etat de la Guerre, ou du secrétaire d’Etat de la Guerre avec ces généraux. On lui mande d’Espagne que la correspondance relative au grand Condé et à ses services dans l’armée espagnole a été retirée par ordre de l’empereur Napoléon de la bibliothèque royale et des archives de Simancas. Si, comme on le dit, cette correspondance n’a pas été restituée à l’Espagne, la trouverait-on soit à la bibliothèque du Louvre, soit au ministère des Affaires étrangères ? Revenant en arrière et se proposant d’étudier la vie de Louis Ier, chef de la maison de Condé, il demanda au Dépôt de la Guerre, pour en faire prendre le calque, la carte du champ de bataille de Jarnac. Sans cette minute, il ne réussit pas à comprendre le récit des écrivains contemporains et des témoins oculaires. La grande histoire des Condé ne sera publiée que beaucoup plus tard, mais les lettres du prince nous apprennent avec quel soin minutieux elle a été préparée, pendant combien d’années il en a porté le plan dans sa tête avant de le mettre à exécution. C’est ce besoin de documens authentiques et d’informations précises qui l’a décidé à ne pas traiter la question de l’Algérie, ainsi qu’il y avait songé à plusieurs reprises. Éloigné de France comme il l’est, n’ayant pas accès dans les ministères, trop de documens officiels lui manqueraient, il craindrait de n’être ni assez exact, ni assez complet.


II

Au-delà de la Manche, le prince suivait d’un œil attentif ce qui se passait en France ; il en parlait peu à ses correspondans, surtout depuis le 2 décembre, dans la crainte que ses lettres ne fussent décachetées par la police et ne pussent compromettre ses amis. Un jour arriva cependant où l’émotion qu’il éprouvait le fit sortir de sa réserve habituelle. Il ne vit pas sans une inquiétude patriotique la France engagée à la remorque de l’Angleterre, dans une lutte avec la Russie. Il considérait la nation anglaise comme une très grande nation, il n’oubliait pas d’ailleurs ce qu’il devait à son hospitalité ; mais il était fixé sur son désintéressement dans la question européenne, il connaissait les traditions de sa politique, il savait à merveille, — et il l’en louait du reste, — qu’à aucun moment elle ne servirait sur la surface du globe d’autres intérêts que les intérêts anglais. Qu’allions-nous faire dans cette aventure, quel profit allait en retirer la France avec des alliés si peu occupés des autres ? Si ces réflexions assiégèrent au début l’esprit du Duc d’Aumale, elles firent bientôt place à un sentiment d’un tout autre ordre lorsqu’il vit la guerre déclarée. Quelle que fût son opinion sur un gouvernement qui le tenait en exil et qui venait de confisquer les biens de sa famille, il n’eut pas une minute d’hésitation sur ce qu’il y avait à faire. Le gouvernement, quel qu’il fût, tenait le drapeau de la France. Le devoir de tous les Français était de se ranger derrière lui, de ne lui ménager ni leurs sympathies, ni leur concours. Il faisait personnellement les vœux les plus ardens et les plus sincères pour le succès de nos armes. Mais quel crève-cœur au fond de son âme de soldat ! Cette armée de Crimée, c’était la sienne, celle qu’il avait formée en Algérie et léguée à la France en quittant son commandement. Ses anciens compagnons d’armes, Saint-Arnaud, Canrobert, Bosquet, Pélissier, Mac-Mahon, allaient s’y couvrir de gloire. A lui seul, leur ancien chef, il ne serait pas permis de servir à côté d’eux, de partager les dangers des soldats français. Cette pensée, qui l’obséda pendant toute la campagne, le remplissait d’amertume Cuvillier-Fleury le comprenait bien lorsqu’il lui écrivait le 1er avril 1854 : « L’exil n’a pas eu pour vous une plus cruelle épreuve que de condamner au repos cette épée dont vous avez fait un si noble usage… C’est être exilé deux fois. Ce second exil, qui vous interdit le danger, vous est plus pénible cent fois, j’en suis sûr, que celui qui vous a enlevé vos honneurs et vos privilèges comme prince français. »

Si l’ancien gouverneur général de l’Algérie n’a pas le droit d’aller retrouver sur le champ de bataille ces zouaves et ces chasseurs à pied dont les journaux du monde entier racontent et célèbrent les exploits, du moins ne lui sera-t-il pas défendu d’écrire leur histoire et de reporter au gouvernement de Juillet l’honneur de leur création. Absorbée par le présent, la France oublie volontiers ce qu’a fait le passé. Il est bon de lui rappeler que tout ne date pas du second Empire, qu’il y a eu quelque chose qui l’a précédé et qu’il doit une partie de ses succès du jour à une préparation antérieure. De là un livre excellent, Les Zouaves et les Chasseurs à pied, qui parut d’abord dans la Revue des Deux Mondes[3] sous la signature de V. de Mars, et qui remit en scène le Duc d’Aumale devant le grand public aussitôt qu’on en connut le véritable auteur. Ce fut un peu le secret de la comédie. Les habiles devinèrent tout de suite, chacun sut bientôt à quoi s’en tenir, et l’approbation devint générale. A cinquante-cinq ans de distance, l’œuvre n’a rien perdu de son mérite. On peut la relire avec le plus vif plaisir. Dès les premiers mots, on croit entendre sonner la charge. Le style alerte et vibrant donne au lecteur l’impression d’une marche militaire.

Les voilà, ces fantassins qui portent le nom d’une confédération de tribus kabyles, recrutés à l’origine parmi les indigènes de toute provenance, commandés par des sous-officiers et des officiers français. Les deux premiers bataillons se composent d’Arabes, de Kabyles, de Coulouglis, auxquels s’adjoignent un certain nombre de volontaires, les volontaires de la Charte envoyés de Paris. A peine formée, la nouvelle troupe reçoit le baptême du feu au col de Mouzaïa qu’elle devait à plusieurs reprises arroser de son sang. A Médéah, où tout est à créer, les zouaves tiennent la pioche le jour et le fusil la nuit aux avant-postes. Bientôt ils déploient toutes leurs qualités sous le commandement de deux chefs hors de pair, Duvivier et Lamoricière. Campés aux environs d’Alger, ils construisent eux-mêmes les établissemens où ils s’installent ; maçons, terrassiers, forgerons, ils suffisent à tout. Ce qui ne les empêche pas de pousser des reconnaissances militaires dans le Sahel, dans la Mitidja, dans les premières gorges de l’Atlas. Leur costume à demi oriental, qui ne gêne ni la respiration ni les mouvemens, qui laisse les articulations libres, donne à leur démarche une légèreté et une aisance particulières. En 1835, une ordonnance royale constitua les deux bataillons en régiment. Pendant longtemps il n’y en eut qu’un. Le maréchal Canrobert se reportait volontiers à cette époque. Plus d’une fois, je lui ai entendu dire : « C’était le beau temps des zouaves, il n’y avait alors qu’un régiment, et j’en étais le colonel. »

Le siège de Constantine consacra leur gloire. En plein jour, sous le feu de la place, on les vit enlever et traîner jusqu’au sommet du Mansourah les pièces de vingt-quatre embourbées que les chevaux de l’artillerie n’avaient pu ébranler pendant la nuit. En prêchant la guerre sainte contre les infidèles, Abd-el-Kader réussit à provoquer quelques désertions dans le corps, mais les volontaires de France remplacèrent avec avantage les indigènes déserteurs. On finit même par n’y plus guère admettre que des Français, à l’époque où le régiment fut porté à trois bataillons. Il parut préférable alors de séparer les deux élémens en créant pour les Arabes des corps de tirailleurs spéciaux. Tous deux se retrouvaient en Crimée où ils rivalisaient de valeur. L’historien des zouaves saluait en passant les uns et les autres d’un même hommage. Il laissait voir néanmoins la préoccupation bien naturelle de mettre surtout en relief l’élément français. Il nous montre les zouaves se battant pendant trente-six heures dans les gorges de l’Ouar-Senis et sortant victorieux de la lutte la plus acharnée ; il nous les montre ensuite au siège de Zaatcha, suivant leur colonel qui arrive le premier sur la brèche, escorté de seize sous-officiers. Ce qu’il faudrait citer de ce beau livre, ce qui enleva l’admiration des connaisseurs, c’est la peinture de l’installation des hommes au bivouac. Tous les mots qui les peignent ont la valeur de coups de pinceau et nous les font voir dans la diversité de leurs attitudes. « La halte sonne, le bataillon s’arrête et s’aligne sur la position qui lui est assignée ; la compagnie de grand’garde est seule en avant. Tandis que les officiers supérieurs vont placer les postes eux-mêmes, les faisceaux se forment sur le front de bandière, les petites tentes se dressent, les feux s’allument comme par enchantement. Les corvées vont à la distribution des vivres, des cartouches ; les hommes de cuisine sont à l’œuvre ; d’autres coupent du bois, car il en faut faire provision pour la nuit ; d’autres fourbissent leurs armes ; d’autres encore réparent leurs effets avec cette inévitable trousse du soldat français qui d’abord faisait sourire, dit-on, nos alliés en Crimée. »

En 1855, les Anglais ne sourient plus, ils admirent. Cette fois, les zouaves ne se trouvent plus en face des Arabes sur lesquels leur supériorité s’est manifestée tant de fois. Ils ont à lutter avec des adversaires autrement redoutables, avec cette armée russe qui nous a si chaudement disputé les champs de bataille d’Eylau et de la Moscowa, ils font campagne à côté de cette infanterie anglaise dont nous avons si souvent éprouvé la solidité à nos dépens. Amis et ennemis portent maintenant aux nues leur éclatante bravoure. Le Duc d’Aumale recueillait, comme je les ai recueillies moi-même à cette date pendant un séjour en Angleterre, les impressions de la presse et du public anglais. Dans toutes les réunions, dans tous les banquets, du haut de toutes les chaires, les orateurs ne laissaient échapper aucune occasion de parler avec éloges de la valeur française. Les zouaves surtout excitaient l’admiration. Les correspondans des journaux aimaient à les représenter « grimpant comme des chats » sur les pentes de l’Alma ou « bondissant comme des panthères » sur les broussailles d’Inkermann. Les hourras par lesquels les gardes de la Reine à bout de forces les avaient salués, lorsqu’ils avaient reconnu dans le brouillard l’uniforme bien connu des troupes algériennes, retentissaient à travers l’Angleterre.

L’article qui concerne les Zouaves parut dans la Revue des Deux Mondes quinze jours avant l’article sur les Chasseurs à pied. Cuvillier-Fleury, qui avait surveillé l’impression et relu les épreuves, parlait d’un succès éclatant, puis il se reprochait d’appliquer à une œuvre si originale et si forte le mot banal qu’on applique aux œuvres littéraires qui ont réussi. Le prince méritait mieux qu’un succès d’auteur. Son travail produisait une impression profonde et saine. On y sentait l’inspiration du plus pur patriotisme, aucune trace de parti pris, la volonté de s’élever en dehors et au-dessus des passions politiques, de ne poursuivre d’autre objet que la glorification de l’armée française. Quelques militans auraient voulu profiter de la circonstance pour provoquer une grande manifestation en l’honneur de la famille d’Orléans. Le prince et Cuvillier-Fleury s’y opposèrent formellement. Ils entendaient laisser à l’œuvre son caractère de haute impartialité. Le Duc d’Aumale n’avait pas écrit pour donner satisfaction à ses partisans. Il avait cédé au besoin de saluer ses anciens compagnons d’armes, ces admirables soldats d’Afrique qui, loin de la patrie, dans des conditions si dramatiques, tenaient entre leurs mains le drapeau de la France.

Dans Les Zouaves, c’est l’ancien colonel du 17e léger, c’est le troupier qui parle. Les Chasseurs à pied sont une œuvre moins vibrante, moins pittoresque, mais d’une plus haute portée L’auteur y aborde un ordre d’idées plus élevé, les conceptions des grands généraux, les principes de l’art de la guerre, les créations de Gustave-Adolphe, de Turenne, du prince Eugène, de Frédéric II, de Napoléon. Il montre à la suite de quelles études et de quelles réflexions le maréchal Soult en 1833 et le Duc d’Orléans un peu plus tard furent amenés à introduire dans l’armée française ce qui existait déjà dans les armées étrangères, des corps de fantassins plus mobiles que les régimens de ligne, des compagnies de francs-tireurs se distinguant de l’infanterie ordinaire par le port de la carabine et par un uniforme approprié à leur destination. L’idée première était de donner à un groupe de fantassins une arme d’une portée supérieure et une mobilité plus grande. C’est d’après ce principe qu’une série de tâtonnemens et d’essais heureux aboutit à la création des bataillons de chasseurs à pied. Suivant une expression militaire reproduite par le prince, c’était une artillerie de main mise à la disposition du commandement. Un des mérites particuliers de la nouvelle troupe devait être de se porter rapidement sur un point déterminé. Aussi pour les chasseurs à pied eut-on soin d’ajouter à l’instruction habituelle du fantassin la gymnastique, les évolutions au pas de course, l’escrime à la baïonnette et une instruction spéciale de tir. La gymnastique était depuis longtemps en honneur dans l’armée. On apprenait aux soldats à courir, mais on ne leur apprenait pas à courir en rangs et en armes, la course n’étant pas admise dans les manœuvres. Les chasseurs donnèrent les premiers l’exemple de ce pas de course cadencé qu’on appelle le pas gymnastique. On les vit avec admiration se porter rapidement d’un lieu à un autre sans bruit, sans confusion, dans un ordre parfait, aussi régulièrement rangés que s’ils marchaient au pas ordinaire.

Essayé en Algérie, le premier bataillon de chasseurs à pied, qu’on appelait à l’origine des tirailleurs, y réussit merveilleusement. Les hommes, formés par leur éducation gymnastique, furent promptement rompus aux marches et aux fatigues de la guerre ; la qualité de leur instruction individuelle frappa les chefs et leur adresse de tireurs excita l’admiration universelle. Au moment même où ils faisaient leurs premières armes en Afrique, en 1840, la paix de l’Europe parut menacée et le gouvernement prit les mesures nécessaires pour ne pas être surpris par les événemens. Parmi ces mesures, une des plus importantes fut la création de dix bataillons de chasseurs à pied que le ministre de la Guerre chargea le Duc d’Orléans d’organiser. Le Duc d’Aumale ne pouvait pas écrire le nom d’un frère si aimé et si regretté sans lui rendre un public hommage. D’une grande modestie pour lui-même, n’ayant pas fait la moindre allusion aux services qu’il avait rendus en Afrique, il ne se crut pas tenu à la même réserve dès qu’il s’agissait du Duc d’Orléans. Pour un observateur attentif, l’accent avec lequel il parle de son aîné aurait suffi à révéler le nom de l’auteur de l’article, lors même que d’autres indices ne l’auraient pas fait connaître.

Le portrait vaut la peine d’être retenu, parce qu’il ne vise que les qualités militaires du prince et qu’on n’en peut contester l’exactitude. Le Duc d’Orléans aimait passionnément l’armée, il avait servi de bonne heure et il travaillait en conscience à perfectionner son instruction militaire. Aux dons particuliers de son esprit, à ses heureuses facultés naturelles, il ajoutait sans cesse par l’observation et par l’étude. Il connaissait l’organisation des armées étrangères aussi bien que celle de la nôtre, il lisait tout ce qui paraissait en France ou hors de France sur l’art de la guerre. Il aimait le progrès et ne redoutait pas les initiatives. Usant de l’influence que lui donnait sa qualité d’héritier du trône, c’est lui qui avait fait décider la formation du premier bataillon de tirailleurs. Il l’avait vu manœuvrer à Vincennes et se battre en Algérie ; convaincu que ces troupes légères augmenteraient la valeur de l’infanterie française, il obtint qu’on accrût le nombre des bataillons et il procéda lui-même à leur organisation. Une de ses grandes préoccupations fut la composition du corps d’officiers et le choix des commandans. On peut dire que le prince royal eut la main particulièrement heureuse lorsqu’on trouve parmi les dix premiers commandans les noms de Ladmirault, de Mellinet, de Cler, d’Uhrich, de Mac-Mahon. Les nouveaux bataillons furent constitues et exercés près de Saint-Omer où existait un baraquement permanent, un vaste champ de manœuvres et tous les établissemens nécessaires à une nombreuse réunion de troupes. Le Duc d’Orléans y passa une partie du premier hiver, afin de tout voir et de tout diriger par lui-même.

En mai 1841, « par une belle matinée de printemps, écrit le Duc d’Aumale, une colonne profonde entrait dans Paris avec une célérité inconnue ; pas de faux éclats, pas de clinquant, des clairons pour toute musique ; un costume sombre, mais dont la simplicité harmonieuse ne manquait pas d’élégance. » Malheureusement l’année suivante, au moment où le Duc d’Orléans allait faire exécuter sur une grande échelle un simulacre d’opérations militaires, il tomba victime de l’accident le plus imprévu. Par un pieux souvenir, son nom resta attaché à l’histoire des chasseurs. Ils le portèrent glorieusement. Pour en fournir la preuve, il suffit à l’historien de raconter le combat de Sidi-Brahim dont le souvenir se conserve encore aujourd’hui comme une date mémorable dans tous les bataillons. On retrouve les chasseurs dans toute la beauté de leur rôle à Isly, à Zaatcha, au siège de Rome. Voici comment les caractérise le Duc d’Aumale qui les avait eus plus d’une fois sous ses ordres : « Agiles, prompts dans l’action, ardens dans les attaques, solides dans les retraites, marcheurs infatigables… ils réunissaient à un haut degré toutes les qualités d’une excellente troupe d’infanterie. »


III

Les lettres de Cuvillier-Fleury nous permettent de suivre l’impression produite sur la société parisienne par la publication des deux articles qui avaient paru successivement dans la Revue des Deux Mondes. Ce fut un régal pour tous les esprits distingués et indépendans. La belle simplicité du langage, la franchise du ton, lardent patriotisme qui inspiraient l’œuvre entière conquirent tous les suffrages. Il y avait d’ailleurs quelque chose de pathétique dans la situation de ce soldat exilé, séparé de ses compagnons d’armes, privé de la joie de se battre avec eux sous le drapeau de la France et leur envoyant du fond de son exil le salut cordial de leur ancien commandant. Dès le premier article, un des meilleurs juges du temps, Charles de Rémusat, adressait ses plus vives félicitations et devançait la pensée du prince en suggérant l’idée de donner un pendant à l’histoire des zouaves par l’histoire des chasseurs à pied. Que d’épisodes, que de noms intéressans à évoquer dans cette nouvelle étude, quel hommage à rendre au créateur, à l’organisateur de ce corps d’élite ! Quelle magnifique occasion de rappeler à la France ce que le Duc d’Orléans avait fait pour l’armée ! Saint-Marc Girardin, Rigault, le salon des Broglie, les Delessert, Eugène de Lanneau témoignent leur admiration. Salvandy, ancien ministre de l’Instruction publique, félicite l’auteur au nom de l’Université qui reconnaît en lui son élève et son lauréat. Dans une lettre dont je dois la communication à l’obligeance de M. Henri Limbourg, il remarque très finement qu’il faut louer dans le récit tout ce qui n’y est pas autant que ce qui y est, c’est-à-dire le silence absolu que le prince garde sur ses propres actions. Le Duc d’Aumale parle de tout le monde, excepté de lui-même. Bussières, ancien ministre plénipotentiaire, s’y était trompé et, après avoir lu l’article, pris d’un accès de colère, l’avait rejeté violemment sur la table de son salon devant témoins en disant. « En voilà un lâche, qui raconte une histoire des zouaves, qui parle de l’Afrique l’espace de trente pages, nomme tous les généraux, tous les gouverneurs et ne fait pas même une allusion au Duc d’Aumale. » Puis au bout de quelque temps, se ravisant et devinant le mot de l’énigme, il s’était traité d’imbécile à la grande joie des assistans.

Cousin disait dans son langage un peu emphatique, avec cette mimique théâtrale dont il accompagnait généralement ses paroles : « C’est d’un prince ; il n’y a qu’un prince qui pouvait avoir ce désintéressement de sa propre gloire et dire ainsi du bien de tout le monde. » Il répète le même propos en remerciant le Duc d’Aumale de l’envoi des deux articles réunis en volume et il indique éloquemment comment il comprend le rôle de prince. « Le vrai prince, c’est celui qui ne tient pas compte des opinions qui divisent, mais des services qui réunissent, qui loue également et avec la même effusion Changarnier et Cavaignac, Lamoricière et Saint-Arnaud, et qui, un jour, pourra dire à tous les gens de cœur, de quelque passé qu’ils aient été : Aimons la France, servons-la. » Mme de Vatry, après avoir lu Les Zouaves pour son propre compte, en faisait une lecture publique pour ses invités. La duchesse de Galliera se vantait d’avoir deviné l’auteur dès la seconde page. Montalembert, le chancelier Pasquier, Duchâtel, Vitet tenaient à ce qu’on sût qu’ils étaient parmi les plus satisfaits. Emile Augier, ancien camarade du prince au collège Henri IV, écrivait une lettre émue. Les anciens généraux d’Afrique, Le Flô, Bedeau exilés à Bruxelles, remerciaient chaudement leur ancien compagnon d’armes de l’hommage rendu aux troupes algériennes. Mignet, Tocqueville, Villemain, Falloux, Thiers, Guizot s’associaient de grand cœur à l’admiration générale.

Parmi les félicitations que reçut le Duc d’Aumale, mettons à part deux autographes qui sont en la possession de M. Henri Limbourg. Le premier est de l’homme le moins prodigue de complimens que j’aie connu, François Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes. Lui qui avait pour principe de ne jamais adresser d’éloge à ses collaborateurs afin de ne pas les gâter et de les pousser toujours à faire mieux, cette fois par exception il est charmé, il est conquis et il ne peut s’empêcher de le dire. « Permettez-moi, écrit-il au prince, de vous exprimer ma reconnaissance et mon admiration. J’ai éprouvé en vous lisant hier et il y a quinze jours un des rares plaisirs de ma vie de reviewer. C’est parfaitement simple, noble et militaire, et je suis heureux et fier d’être choisi pour le porter à la connaissance du public. » Le second autographe, plus inattendu encore peut-être, est celui du Comte de Chambord. En réponse à l’envoi du volume qui contient les deux articles, il remercie « son cher cousin, » et il reconnaît galamment qu’il appartenait au Duc d’Aumale plus qu’à personne de raconter l’histoire de deux corps qui sont l’œuvre du gouvernement de Juillet, « et qui soutiennent si dignement aujourd’hui, sous les murs de Sébastopol, la brillante renommée qu’ils ont acquise en Algérie. »

La publication des lettres du maréchal de Saint-Arnaud, qui se fit également en 1855, fournit à Cuvillier-Fleury l’occasion d’apprendre au prince, qui ne les connaissait pas, avec quel sentiment de respect et de sympathie le maréchal, quoiqu’il fût étroitement associé à la fortune de l’Empire, parlait de son ancien gouverneur général. A Taguin, il s’était fait expliquer la position de la Smalah d’Abd-el-Kader et celle du duc d’Aumale. Il en concluait qu’il n’y avait pas de plus beau fait d’armes. A son avis, c’était, avec la prise de Constantine, le fait saillant de la guerre d’Afrique. « Il fallait un prince jeune et ne doutant de rien pour l’accomplir. » En 1851, au moment de s’engager dans la politique active, Saint-Arnaud avait tenu à s’expliquer, presque à s’excuser auprès de son ancien chef. Le Président de la République le mandait à Paris, il ne pouvait désobéir, mais son cœur restait en Afrique. C’est là qu’il avait grandi, c’est là que l’attachaient ses plus doux souvenirs. Quoi qu’il arrivât d’ailleurs, il priait le Duc d’Aumale de le plaindre sans le condamner. Il demandait à n’être pas jugé sur les apparences, et il assurait le prince de son inébranlable dévouement.

A la fin de l’année 1855, nulle part la nouvelle de la prise de Sébastopol ne fut accueillie avec plus de joie que dans la demeure du Duc d’Aumale à Twickenham. Le Duc se félicitait que le premier régiment des zouaves fût entré avant tout autre à Sébastopol ; il répétait que les Français restaient les premiers soldats du monde et il faisait tirer le canon en leur honneur. La lettre qu’il adresse alors au général Pélissier témoigne du double sentiment qu’il éprouve, l’admiration pour une si belle action de guerre et le regret de n’avoir pu y participer. « Celui qui écrit ces lignes aurait donné bien des choses pour fouler aux pieds les décombres fumans de Sébastopol. De tout ce qu’il a perdu, ce qu’il regrette le plus, c’est l’honneur de commander à des soldats français. Sa consolation est d’admirer leurs exploits et de les voir conduits par de si dignes chefs. Nul n’est plus fier de leurs victoires, nul ne se réjouit plus de la gloire de leur général que celui qui croit toujours pouvoir se dire son ancien camarade et ami. »


IV

Entre temps, le prince avait trouvé dans les archives de la maison de Condé des pièces manuscrites relatives à un sujet que la Société de l’histoire de France venait de traiter : le journal de la dépense du roi Jean pendant la dernière année de sa captivité en Angleterre. Il mit une sorte de coquetterie à publier lui-même ces pièces dans une édition de luxe, en les accompagnant d’un commentaire, et à prendre ainsi sa place parmi les bibliophiles et les érudits. Comment les princes de Condé étaient-ils entrés en possession des papiers de Denys de Collors, chapelain et comptable du roi Jean ? Les avaient-ils achetés ou reçus en héritage ? La question était difficile à résoudre. Mais leurs archives n’en contenaient pas moins le compte de la dépense de l’hôtel du roi de France fait en Angleterre depuis le 25 décembre 1358 jusqu’au 1er juillet 1359, des lettres du roi datées de Calais en 1360 pour approuver et ratifier les comptes rendus par Denys de Collors, l’inventaire de plusieurs objets appartenant à la reine Jeanne de Boulogne, l’état de la vaisselle d’argent du roi à son retour d’Angleterre, la décharge donnée par Charles V à Denys de Collors des bijoux à lui confiés par son père.

Elargissant la question de pure érudition, le Duc d’Aumale saisit l’occasion d’écrire à ce propos un court chapitre de l’histoire de France et de l’histoire d’Angleterre. Il prend le roi Jean à la bataille de Poitiers et le conduit à Bordeaux où sont emmenés les prisonniers de marque faits par les Anglais. Les vainqueurs traitent le vaincu avec une extrême courtoisie. Deux particularités sont à noter en cette circonstance : la bonne grâce d’Edouard III et l’attachement que témoignent à leur prince prisonnier ses sujets de France. La lutte se prolongeant sur le territoire français, même après la défaite de l’armée royale, le roi d’Angleterre, sans se départir de ses bons procédés, jugea prudent de transporter son adversaire hors de France et le fit venir à Londres où il l’installa dans le Stand à l’hôtel de Savoye. Le roi Jean y vit entouré des gentilshommes qui ont été pris avec lui à la bataille de Poitiers et tous y jouissent d’une liberté relative. À condition qu’ils s’engagent à ne pas tenter de prendre la fuite, il leur est permis d’aller et de venir à leur fantaisie. La chasse, les chiens, les chevaux, les fauconniers tiennent une grande place à cette date dans les comptes de la dépense royale. Avec sa réputation de bravoure, avec son goût pour les exercices physiques, avec l’aménité de son caractère, le Roi ne pouvait manquer de plaire aux barons anglais. « Il y avait peu d’animosité, il y avait presque conformité de langue et d’habitudes entre la noblesse des deux nations. » La haute société anglaise témoigne aux prisonniers les attentions les plus délicates. Deux très grandes dames, la comtesse de Warren et la comtesse de Pimbroke, lui font des envois de venaison, de gibier, de poisson. Honni soit qui mal y pense ! Pour répondre aux insinuations malveillantes de quelques historiens, le Duc d’Aumale établit que les deux comtesses avaient dépassé la cinquantaine.

Cette lune de miel ne dura pas indéfiniment. Au bout de deux ans, les bonnes dispositions d’Édouard III se refroidirent, lorsqu’il s’aperçut que le régent de France ne se résignait pas à accepter les conditions humiliantes auxquelles le vainqueur subordonnait la libération du vaincu. Craignait-il une tentative de délivrance, ou voulait-il simplement marquer son mécontentement ? Pour l’une ou pour l’autre de ces deux raisons il commença par resserrer à l’hôtel de Savoye même la captivité du prisonnier en ne lui permettant plus de circuler librement, puis il le transféra au château d’Hertford et de là à Somerton, d’où on le ramena à Londres, mais cette fois pour renfermer à la Tour sur la nouvelle qu’un parti français venait d’opérer une descente en Angleterre. Cependant la durée de la guerre entraînait de tels maux pour les deux pays, la résistance qu’opposaient les grandes villes de France à l’invasion était si générale que le roi d’Angleterre consentit à diminuer ses prétentions et à signer la paix de Brétigny.

Pendant ces quatre années de captivité, le prisonnier, que la bonté de son caractère avait rendu extrêmement populaire reçut de ses sujets de nombreux témoignages de dévouement. Quoique le pays fût en grande partie dévasté, ruiné par l’occupation anglaise et par les excès des grandes compagnies, les villes, les grands seigneurs, les particuliers se saignaient pour envoyer des subsides à Londres. Dix chevaliers et bourgeois du Languedoc, appartenant aux sénéchaussées de Beaucaire, de Toulouse et de Carcassonne, aux villes de Béziers et de Narbonne, se transportèrent en Angleterre, malgré les périls et les difficultés du voyage, afin d’offrir au souverain les corps, biens et familles des habitans et lui remirent, comme gage de leur fidélité, une somme considérable en argent. Le cardinal de Tulle, les villes d’Amiens et de Laon, un receveur de Nîmes, un bourgeois de Troyes se distinguent aussi parmi les plus généreux. Le Duc d’Aumale insiste avec intention sur ces détails qu’on ne connaissait pas avant lui, qu’il tire de ses manuscrits et qui lui servent à caractériser un règne et une époque.


V

Parmi les livres précieux achetés pour le compte du prince dans les ventes de Paris se trouvait un exemplaire des Commentaires de César annoté par Montaigne. Les enchères ont été chaudes, beaucoup d’amateurs se disputaient le volume, le représentant du Duc d’Aumale l’a emporté à la grande joie des assistans, satisfaits qu’un si curieux ouvrage restât entre des mains françaises. Quatre cents notes de la main de Montaigne, quelle aubaine pour un bibliophile ! L’imagination de Cuvillier-Fleury s’enflamme à cette idée ; il voit déjà son élève se servant de cet exemplaire unique pour publier une nouvelle édition des Commentaires de César et y ajoutant ses observations personnelles à celles du grand moraliste. Un instant, le prince est tenté. Il connaît bien son César, il l’a lu tout haut presque entier, il a même annoté le commentaire assez médiocre de Turpin de Crissé. Puis il recule devant la longueur et la difficulté du travail. Il restera du moins de ce commerce avec le vainqueur des Gaulois une étude historique inspirée par un sentiment patriotique.

De l’œuvre immense de César, le Duc d’Aumale détache un fragment de notre histoire nationale, la septième campagne de Gaule au cours de laquelle les Gaulois, nos ancêtres, essaient par un effort désespéré de secouer le joug de la domination romaine. Sur l’emplacement même de ce dernier champ de bataille, le monde savant se partage entre deux hypothèses. Les uns le placent à Alaise en Franche-Comté, les autres à Alise en Bourgogne. Le prince prend résolument parti pour ces derniers par des raisons stratégiques. En homme qui a fait campagne, il étudie la configuration des lieux, la carte d’état-major à la main, il élimine les emplacemens qui trahiraient une trop grande inexpérience de la part des chefs des deux armées, et il s’arrête au seul point qui lui paraisse convenir à la fois aux règles de la guerre et au texte des Commentaires. Malgré l’opposition de Quicherat avec lequel il discute courtoisement, il semble que l’opinion du prince ait prévalu. Mais il y a dans cette étude autre chose que le résultat d’une petite victoire archéologique. Le peintre des grandes batailles du milieu du XVIIe siècle, l’historien des Condé s’annonce. Nulle part on ne trouverait une peinture plus forte de la lutte suprême engagée entre le génie de César et le patriotisme de Vercingétorix.

Du côté des Gaulois, la plus éclatante bravoure, un général plein d’audace, mais peu de cohésion entre les autres chefs, la mésintelligence entre les tribus, les ordres, souvent discutés, quelquefois même trahis. Deux choses leur manquent : la science de la guerre et l’unité du commandement. Ils sont trois cent mille au moins ; bien conduits et étroitement unis, ils pourraient écraser de leur masse les cinquante mille soldats de César. Leur échec prouve une fois de plus la supériorité d’une troupe peu nombreuse lorsqu’elle est disciplinée et commandée par un chef de premier ordre sur des centaines de mille hommes sans discipline et sans une instruction militaire suffisante. Rarement, César courut un, plus grand danger. Vainqueur de Vercingétorix en bataille rangée, il l’avait poursuivi l’épée dans les reins et obligé de se renfermer entre les murailles d’Alésia. Mais là commençait pour l’armée romaine une redoutable épreuve : tenir tête à une garnison supérieure en nombre, solidement retranchée et approvisionnée, faire face aux sorties que les assiégés tentaient et empêcher tout secours du dehors d’arriver jusqu’à eux. César, en reconnaissant la force de la position, ne songea pas à la possibilité d’un assaut ; il n’avait pas assez de combattans sous la main pour les exposer à des opérations meurtrières. Ce n’est pas un siège qu’il entreprit, il se borna à bloquer l’ennemi, à tracer autour de la place deux lignes de circonvallation. Travail gigantesque qu’aucune autre armée n’aurait pu accomplir en si peu de temps !

On sait avec quelle énergie les légionnaires maniaient la pioche et la bêche, aussi bons terrassiers qu’admirables soldats. Leur chef leur imposa cette fois une tâche formidable. Il avait résolu d’envelopper la position d’Alésia par des ouvrages dont le périmètre était de onze mille pas (environ seize mille mètres) ; il y établit vingt-trois redoutes occupées le jour par des postes, la nuit par des hommes de garde. Un fossé perdu à fond de cuve, large de vingt pieds, s’étendait sur une ligne continue tout autour de la place. A quatre cents pieds en arrière s’élevait un rempart de douze pieds fortement palissade, surmonté d’un parapet crénelé et précédé d’un fossé. De quatre-vingts pieds en quatre-vingts pieds le parapet était flanqué de tours qui permettaient aux défenseurs de couvrir de projectiles les assaillans. Entre le fossé perdu et la contrevallation, des chausse-trapes, des trous-de-loup et des groupes de pieux aigus disposés en quinconce défendaient les ouvrages contre toute attaque des assiégés.

Cette première partie de sa tâche accomplie, il restait au général romain un autre péril à conjurer. Il savait par des transfuges que Vercingétorix faisait un appel désespéré aux tribus gauloises et que les assiégeans allaient être attaqués par une très nombreuse armée envoyée au secours des assiégés. Il fallait donc se retourner et, après avoir fait front du côté de la place, se garder du côté de la campagne.

César n’y manqua pas et traça, en arrière de ses premiers travaux, une nouvelle ligne de circonvallation dirigée contre l’extérieur. Merveilleux dans les préparatifs, il l’est plus encore sur le champ de bataille, lorsque, attaqué de deux côtés à la fois, voyant l’intrépide Labienus sur le point d’être forcé dans ses retranchemens, submergé par un flot d’assaillans, il juge le moment venu de payer de sa personne et, au milieu des acclamations de ses soldats, se précipite l’épée à la main sur les Gaulois qu’il a fait prendre à revers par sa cavalerie. Les assiégés rentrent tristement dans Alésia ; de l’immense armée de secours, des deux cent cinquante mille hommes qu’elle comprenait, il ne reste que des fuyards. « Le lendemain, » dit le Duc d’Aumale, dans un de ces tableaux auxquels la précision de son style donne tant de relief, « César siégeait sur son tribunal, entouré de ses officiers, lorsqu’un cavalier d’une haute stature et armé de toutes pièces sortit tout à coup de la ville et se dirigea au galop vers le proconsul. Au milieu d’une surprise universelle, il fit faire quelques évolutions à son cheval, puis jeta ses armes aux pieds du général romain et s’arrêta devant lui muet et immobile. » C’était Vercingétorix qui venait offrir sa vie pour sauver celle de ses compagnons.


VI

En 1859, le prince suivait avec sollicitude les oscillations de la politique impériale. Aurait-on, ou n’aurait-on pas la guerre ? L’empereur Napoléon III pousserait-il jusqu’au bout la querelle qu’il cherchait à l’Autriche, ou se contenterait-il d’une victoire diplomatique ? Chacun se posait la question en Europe, mais personne avec plus d’anxiété que le Duc d’Aumale. Il venait d’accepter, en effet, une grosse responsabilité personnelle. Voulant faire cesser au moins pour un de ses neveux, pour le Duc de Chartres, fils cadet du Duc d’Orléans, l’inaction qui lui pesait tant à lui-même, il avait négocié l’entrée de ce jeune homme dans l’armée piémontaise. La négociation n’avait pas marché toute seule. Les liens qui unissaient le cousin de l’Empereur à Victor-Emmanuel la rendaient particulièrement délicate. Le prince avait réussi néanmoins du premier coup en intéressant Cavour à sa cause, et la reine Marie-Amélie lui en témoignait toute la reconnaissance de la famille dans une lettre charmante où elle dit entre autres choses : « Tu es un excellent chargé d’affaires, car tu les fais promptement et bien. » Elle ajoutait en parlant de son petit-fils : « C’est un enfant plein de cœur et ferme dans ses volontés. »

Le Duc de Chartres justifiait les espérances que les siens avaient mises en lui. Il passait brillamment ses examens d’entrée à l’Ecole militaire de Turin, et il en sortait le second après cinq mois de séjour. Immédiatement nommé lieutenant au régiment de Nice-Cavalerie, il eut la joie de faire campagne dans les rangs de l’armée sarde, à côté de nos soldats. « Aux derniers engagemens, écrivait le Duc d’Aumale, mon incorrigible neveu rejoignait son corps, prêt non pas à pactiser avec nos ennemis, mais à les charger à outrance. » En remerciant le roi de Sardaigne, l’oncle n’exprimait qu’un regret, celui de ne pouvoir accompagner son neveu et servir avec lui la même cause… « Je n’ai pas désiré cette guerre, disait-il avec sa sincérité habituelle, et j’ai été affligé de bien des circonstances qui s’y rattachent. Mais dès que le drapeau de la France est engagé, je ne lui souhaite que gloire et succès. »

La première lettre adressée par le Duc d’Aumale à Cuvillier-Fleury et publiée dans le second volume de leur correspondance date du 20 mars 1848, la dernière du 18 août 1859. Pendant ces onze années, beaucoup de tristesses se sont ajoutées pour le prince aux souffrances de l’exil. Il a perdu successivement un enfant mort-né, le roi Louis-Philippe, la duchesse de Nemours, la Duchesse d’Orléans. Il supporte ces malheurs répétés avec vaillance, il se résigne à la volonté divine, comme il le dit lui-même à plusieurs reprises, et cherche ses meilleures consolations dans les joies de la famille, dans la lecture, dans une activité intellectuelle toujours en éveil. Les journées où il fait travailler son fils le Prince de Condé, celles où il reçoit de Paris quelques caisses remplies de livres reliés avec goût et avec luxe, celles où il découvre quelques documens inédits pour l’histoire des Condé sont ses journées de détente. En se portant avec une curiosité infatigable sur des sujets si divers, son esprit échappe momentanément à l’obsession des pensées douloureuses. Son empire sur lui-même forme quelquefois un contraste piquant avec la nervosité de son ancien précepteur. Cuvillier-Fleury, qui n’a pas l’humeur commode, se plaint volontiers des gens et des choses, surtout du mauvais état de sa santé. C’est le prince qui essaie de le remonter par des paroles réconfortantes et par de continuels témoignages d’affection. Mais quelle que soit la disposition particulière de chacun, quelle que soit la nature du sujet qu’ils abordent, leur correspondance les honore tous deux infiniment. Leurs lettres nous font vivre dans une atmosphère de beauté et de santé morales. Rien d’étroit ni de mesquin dans leurs confidences. Ce sont deux âmes très nobles qui s’ouvrent entièrement l’une à l’autre, parce qu’elles n’ont ni action ni pensée à cacher. Les questions dont s’entretiennent le plus fréquemment les deux correspondans sont des questions littéraires ou bibliographiques. Quoiqu’ils se sachent surveillés de très près par la police impériale et que leurs lettres soient régulièrement décachetées, ils ne peuvent s’empêcher d’échanger quelquefois leurs idées sur les événemens du jour.

Nous ne nous attendons pas à les trouver indulgens pour le second Empire qui maintient en exil les princes d’Orléans et qui a confisqué leurs biens. Leur opposition au régime établi en France par le coup d’Etat de 1851 tient cependant à une autre cause qu’à une irritation personnelle. Pendant les dix-huit années du gouvernement de Juillet, ils ont vécu sous un régime de libre discussion auquel ils restent attachés, comme un fidèle à sa foi. La suppression de la liberté de la presse, le grand silence de la pensée qui règne sur leur pays les remplissent de mélancolie. Ils ne peuvent s’accoutumer à l’idée que sur la tête de tout écrivain ou de tout organe indépendant une menace reste indéfiniment suspendue.

Dans les coulisses du Journal des Débats et de la Revue des Deux Mondes, Cuvillier-Fleury voit de près les appréhensions des directeurs. Sacy redoute toujours la visite d’un délégué du ministre de l’Intérieur et l’arrêt de mort qui s’appelle l’avertissement. Très sincèrement, Buloz, averti qu’il déplaisait au pouvoir, a songé plus d’une fois à se transporter en Suisse pour conserver son indépendance. Le maître et l’élève professent tous deux la doctrine du plus pur libéralisme. Ils sont libéraux comme l’était en général la bourgeoisie française avant et après 1830. Ils voudraient voir revenir un gouvernement représentatif contrôlé par les Chambres, ils en sont restés à l’idéal anglais, ils ne se posent pas comme Tocqueville le problème angoissant de la démocratie, ils lui reprochent même à cet égard un peu de pessimisme ; mais ils croient avec lui qu’il n’y a rien de plus dangereux pour un peuple que la passion de l’égalité sans le contrepoids de la liberté. Tous les hommes sont égaux aussi bien sous la tyrannie d’une assemblée que sous la main d’un maître. Est-ce là le régime auquel doit aspirer une grande nation ? Ce que les esprits élevés doivent souhaiter pour leur pays, ce sont les mœurs des pays libres, la notion de la liberté assez ancrée dans l’âme de chacun pour que personne, excepté les malfaiteurs, n’éprouve même la tentation de toucher au droit du voisin. Cette leçon de politique ressort presque à chaque page de la correspondance du Duc d’Aumale et de Cuvillier-Fleury. Elle n’y est pas exprimée sous une forme dogmatique. Elle apparaît néanmoins à chaque détour du chemin comme la conséquence inévitable de leur loyauté foncière et de leur attachement au bien public.


A. Mézières.
  1. Correspondance du Duc d’Aumale et de Cuvillier-Fleury, t. II, 1848 à 1859. Plon, 1910.
  2. Voyez la Revue du 15 mai 1910.
  3. Voyez la Revue des 15 mars et 1er avril 1855.