Le prince de Metternich et le prince de Bismarck

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Le prince de Metternich et le prince de Bismarck
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 205-216).
LE PRINCE DE METTERNICH
ET
LE PRINCE DE BISMARCK

Dans une étude qu’il a consacrée aux mémoires du prince de Metternich, un professeur à l’Université d’Iéna, M. Ottokar Lorenz, prévoit qu’un jour quelque historien, s’inspirant de la vieille sagesse de Plutarque et persuadé comme lui que, si toutes les ressemblances sont imparfaites, l’histoire ne laisse pas d’avoir ses symétries, sera tenté d’établir un parallèle entre les deux grands politiques allemands qui, l’un dans la première moitié de ce siècle, l’autre dans la seconde, ont exercé une si grande influence sur les affaires des peuples et des rois[1]. On disait du chancelier autrichien qu’il était un ministre européen ; on l’avait surnommé le cocher de l’Europe. Durant de longues années, le chancelier de l’empire d’Allemagne a conduit à son tour la grande voiture ; rien ne se faisait sans son conseil et son aveu ; tous les gouvernemens se croyaient tenus de pressentir ses intentions ou de lui faire agréer leurs projets. En écrivant les Vies des hommes illustres, le sage de Chéronée aimait à apparier les personnages historiques dont les destinées lui semblaient similaires, et dont les caractères formaient contraste. Le futur Plutarque, qui fera le parallèle de M. de Metternich et de M. de Bismarck, aura le plaisir de remarquer que, semblables par la prodigieuse autorité qu’ils avaient conquise, ces deux hommes d’État ne se ressemblaient guère, ni par leur tempérament, ni par leurs habitudes d’esprit, ni par leurs procédés et leurs méthodes.

Cependant, comme le constate M. Lorenz, il y eut dans leur vie un moment où ils se rapprochèrent et où l’on aurait pu croire qu’ils avaient les mêmes idées, les mêmes principes. Un matin du mois d’août 1851, le prince de Metternich, qui n’était plus chancelier d’Autriche, vit entrer chez lui, au Johannisberg, un homme de trente-six ans, qu’on ne connaissait encore que pour le plus bouillant des hobereaux prussiens, défenseurs du droit divin. Il venait d’être chargé de représenter la Prusse à la Diète germanique, et ce choix, que rien ne semblait justifier, avait paru aussi bizarre à ses amis qu’à ses ennemis : on ne l’expliquait que par une inexplicable fantaisie du roi Frédéric-Guillaume IV. Il passa une demi-journée chez le chancelier déchu, qui goûta sa personne et qu’il édifia par ses propos. Mme de Metternich, la princesse Mélanie, écrivait à ce sujet dans son journal : « Il eut un long entretien avec Clément et paraît avoir les meilleurs principes politiques. Mon mari s’est tout de suite intéressé vivement à lui. Il m’a paru agréable et très génial. » M. de Metternich ne se douta pas que cet homme génial et agréable était destiné à détruire sa vieille Autriche et l’œuvre de toute sa vie.

Il ne faudrait pas croire que, pour conquérir les bonnes grâces du prince, M. de Bismarck avait dû se faire violence à lui-même et joindre la feinte à la dissimulation. De 1847 à 1851, il avait eu l’occasion de s’expliquer ouvertement dans plus d’une assemblée, et ses discours ne contenaient pas un mot qui pût déplaire à l’ex-chancelier. Autant que lui, M. de Bismarck détestait la révolution de 1848, les parlementaires, les démagogues, la politique des professeurs et les tribuns de guinguettes ; comme lui, il mettait tout son espoir dans la monarchie légitime, et il regardait comme l’ennemi du bien public quiconque attentait à l’autorité de son roi. Bien plus, le 3 décembre 1850, dans le Parlement d’Erfurt, il avait défendu l’Autriche contre les libéraux, qui la qualifiaient de puissance étrangère. C’est une superstition de s’imaginer que les grands politiques, quel que soit leur génie, aient dès leur jeunesse le sentiment net de leur destinée et de leur avenir ; ils ont tous besoin d’un apprentissage pour entrer en possession de leur volonté, et M. de Bismarck allait faire le sien à Francfort. Il faut considérer aussi que lorsqu’on a deux ennemis, on ne les déteste pas tous deux également, et qu’en 1850, selon toute apparence, la haine que M. de Bismarck portait aux professeurs et aux tribuns faisait tort à celle qu’il avait vouée à l’Autriche : « Personne, avait-il dit, n’est plus ambitieux que moi pour mon pays ni plus jaloux de le voir à la tête de l’Allemagne ; mais j’aime mieux que la Prusse reste la Prusse que de voir mon roi s’abaisser à l’humble rôle de vassal des coreligionnaires politiques de Messieurs tels et tels. » Au surplus, si, dans l’entretien qu’il eut en 1851 avec le prince de Metternich, il s’était donné à peu près pour ce qu’il était, il ne s’était pas cru dans l’obligation de tout lui dire, de lui livrer tous ses secrets. M. de Metternich fut toujours très optimiste et n’aimait pas à s’inquiéter : l’illustre vieillard conversa durant une demi-journée avec « l’homme agréable » sans soupçonner qu’il eût le pied fourchu.

Cette découverte était réservée, pour son malheur, au comte Prokesch von Osten, président autrichien de la Diète et diplomate expert en son métier, dont M. de Bismarck devait mettre la patience à une bien dure épreuve. Le comte Prokesch était un élève du prince de Metternich, qui faisait grand cas de lui et l’avait formé, façonné, nourri du lait de sa sagesse. Depuis qu’il avait résigné ses fonctions, le prince était désormais un de ces rois détrônés, qui jouent avec plaisir le rôle de directeurs de consciences et de donneur d’avis. Comme le dit M. Lorenz, « on lui demandait de toutes parts des conseils ; il les distribuait libéralement de vive voix ou par écrit, et ces conseils exerçaient une grande influence sur les décisions du cabinet de Vienne. De même que l’ermite de Saint-Just, trois cents ans auparavant, semblait avoir déposé sa couronne pour se transformer en un conseiller désintéressé, le chancelier autrichien, n’étant plus rien, pouvait prêcher plus librement son système, ses principes, sa philosophie politique. »

Le comte Prokesch fut toujours en correspondance avec lui, le consulta souvent. En 1853, faisant un séjour à Vienne, il écrivait à sa femme combien lui était agréable et utile le commerce « de ce vieillard aimable et sage, qui n’avait pas, comme ses successeurs, la tête fumeuse. » — « Je suis toujours heureux auprès de lui ; sa bienveillance me fait accueil, et ses entretiens m’instruisent. » On peut dire que pendant deux ans et demi, ce fut le vieux Metternich qui présida la Diète germanique par l’entremise du comte Prokesch, que ce fut au maître que M. de Bismarck avait affaire lorsqu’il se querellait avec le disciple, que de 1853 à 1855 deux systèmes politiques se combattirent à Francfort comme en champ clos.

M. de Bismarck a livré à la publicité toute la correspondance qu’il entretint avec son gouvernement durant son séjour à Francfort. Le comte Antoine Prokesch vient de publier à son tour les lettres qu’à la même époque son père adressait au comte Buol. ministre des affaires étrangères d’Autriche[2]. Ces lettres font grand honneur à la sagacité du président de la Diète. Il ne s’était pas abusé un instant sur les visées secrètes et les manœuvres de la politique prussienne. Le langage avait changé, les âmes étaient restées les mêmes. Il n’avait pas tenu à M. de Radowitz que son souverain ne péchât une couronne impériale dans les eaux troubles de la révolution ; les projets de l’aventureux général ayant avorté, ses successeurs avaient cargué leurs voiles ; ils semblaient avoir renoncé aux entreprises, ils affectaient de ne plus rien vouloir, de se résignera leur impuissance. Le comte Prokesch avait compris dès la première heure que cette résignation n’était qu’apparente, « que la Prusse, État incomplet, nourrirait toujours le désir de se compléter et qu’elle ne pouvait s’agrandir qu’aux dépens de l’Autriche », que son ambition était une maladie constitutionnelle, qu’il n’y avait de divergence entre les partis prussiens que sur la question de méthode, que les conservateurs les plus ardens à combattre les idées nouvelles, se proposaient secrètement de s’en servir pour réaliser l’unité de l’Allemagne au profit de leur roi.

Le 12 mai 1851, le comte Prokesch écrivait en français à son ami M. Piscatory : « La société est en marche vers sa ruine depuis des siècles, et toujours les progrès, les illusions des honnêtes gens ont frayé le chemin… Les grands ouvriers de la révolution sont, selon moi, toujours les gouvernemens. Ils se partagent comme les hommes en parti de la résistance et en parti du progrès. En Allemagne, l’Autriche représente le premier parti, la Prusse le second. Les vanités, les passions, les fausses lumières, les ambitions, les développemens industriels, les expédiens et l’opinion publique qui est l’expression de la maladie sociale, seront toujours du côté de la seconde ; le sens commun, la diagnose juste, la modération, l’esprit pratique et autres forces inutiles seront toujours du côté de la première ; mais tout ce qu’elle en tirera peut-être, et c’est sans doute beaucoup, c’est de mourir plus tard et moins douloureusement… Ce tableau n’est pas gai. Ce qui me dégoûte et me fait perdre la patience souvent, ce sont ces misérables calculs d’ambition qui spéculent sur la révolution pour se faire une pacotille. » M. de Metternich avait dit un jour que le fléau des sociétés était cette classe dangereuse qu’il appelait dédaigneusement « le prolétariat lettré » ; il entendait par-là les gens de peu qui raisonnent pour se consoler de n’avoir pas de rentes. Il estimait que tout gouvernement qui ménage ces raisonneurs et leurs chimères ou conclut avec eux des marchés clandestins en est toujours la dupe. Le comte Prokesch aurait voulu l’en croire ; mais il avait des doutes et de grandes inquiétudes. Il ne lui paraissait pas démontré que les audacieux qui passent des accords avec le diable font toujours une mauvaise affaire ; s’il avait adopté tous les principes de son maître, il était beaucoup moins optimiste.

Gouvernée par un roi qui désirait et n’osait pas, la Prusse, après l’humiliation d’Olmutz, s’était vue dans la nécessité de remettre à des temps meilleurs ses grands projets ; elle avait dû se résoudre à reprendre sa place dans la vieille confédération qu’avait faite M. de Metternich, et qu’elle avait tenté vainement de défaire. Mais elle s’était promis de pratiquer à Francfort une politique d’obstruction, de contrarier en tout l’Autriche, de la fatiguer par ses refus, par ses intrigues, par ses chicanes, de multiplier les difficultés, de tout empêcher ou au moins de tout retarder par ses résistances chagrines et tracassières, de discréditer la Diète en la condamnant à l’inaction, de prouver aux Allemands que cette vieille machine ne marchait pas et n’était bonne qu’à mettre au rebut. Tel était le rôle dévolu à M. de Bismarck, et qui convenait à merveille à son humeur belliqueuse, à son génie dur, artificieux et retors. Il s’acquitta de sa tâche en conscience et avec joie. Il se plaignait parfois que son gouvernement fût trop facile, trop coulant. Quand ses instructions lui commandaient de céder, il traînait les choses en longueur : « Il semblait, disait le comte Prokesch, protester par son attitude contre le pénible devoir qui lui était imposé, et il ne se rendait qu’en poussant de gros soupirs. »

Cet homme de guerre n’était pas pour lui un inconnu. Il l’avait vu plus d’une fois à Berlin et l’avait défini « le type du conservateur néo-prussien. » — « Détruire la Confédération actuelle et mettre la Prusse à la tête de l’Allemagne, telle est, si je ne me trompe, sa pensée dominante. Quand il se tient, ses manières sont agréables. » Le comte Prokesch s’était flatté tout d’abord d’entretenir avec ce collègue gênant de bons rapports personnels. On lit dans ses premières lettres : « M. de Bismarck est fort bien pour moi ; nous sommes dans les meilleurs termes. » Il ne le dira pas longtemps. Lorsque, à l’époque de la guerre de Crimée, le gouvernement prussien envoya à Londres M. d’Usedom, le président de la Diète germanique écrivait au comte Buol : « Les Prussiens s’entendent à choisir leurs hommes. Ils nous ont envoyé un chercheur de querelles, einen Krakeeler, un fier-à-bras. Ils envoient aux Anglais un gentleman d’humeur enjouée, d’esprit libéral, marié avec une Anglaise et élevé à l’anglaise, qui n’est pas un professeur comme Bunsen, ni un menteur comme d’autres. »

Ainsi que tous les diplomates de la vieille école, de l’école « de la main de fer et du gant de velours », le comte Prokesch avait le culte des formes. « La règle fondamentale de la politique et de la diplomatie, disait le prince de Metternich, se trouve dans ce précepte du livre des livres : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit. Appliquée aux affaires d’État, cette vertu évangélique s’appelle l’esprit de réciprocité ou la science des bons procédés. » Le comte Prokesch s’était acquis à Berlin la réputation d’un homme entier, tenace, qui manquait de souplesse ; on lui reprochait sa raideur, on ne l’accusa jamais d’être incorrect ou discourtois.

Cet homme courtois avait affaire à forte partie, et son collègue prussien lui ménageait de pénibles surprises. Dédaignant les vieilles méthodes, M. de Bismarck avait toutes les opinions d’un conservateur zélé pour les bons principes, les procédés d’un radical et le tempérament d’un boutefeu. Il ne ressemblait à personne, il versait le vin vieux dans de nouveaux vaisseaux. Les ironies dures, les menaces et les provocations alternant avec les caresses, peu de scrupules, des contradictions volontaires, de faux bruits habilement semés, des commérages divulgués par des journaux qu’il désavouait et affectait de mépriser, tous les moyens lui étaient bons. À la diplomatie discrète, il avait substitué la diplomatie bruyante et cassante. Il révélait ses intentions, annonçait ses étonnans projets avec tant d’éclat que les uns disaient : C’est un fou ! — les autres : C’est un hâbleur ! En 1855, il avait tenu à Berlin des propos étranges, que l’ambassadeur autrichien s’était empressé de rapporter au cabinet de Vienne : « Je suis, avait-il dit, un ennemi déclaré de l’Autriche. L’antagonisme entre les deux puissances est un mal endémique en Allemagne, et dans tous les siècles il en est résulté de grandes guerres. Nous aurons tôt ou tard une bonne guerre avec l’Autriche, et nous la mettrons à la porte de la Confédération. » En attendant, il s’appliquait à la vexer, à la molester ; il lui donnait force dégoûts, et il s’en vantait. « Quand l’Autriche attelle un cheval devant la voiture, disait-il tout haut à Francfort, j’ai bientôt fait d’en atteler un derrière. »

Comme le prince de Metternich, si attaché qu’il fût aux intérêts de son pays, le comte Prokesch était un Européen ; M. de Bismarck se souciait peu de l’Europe, il ne voyait que la Prusse. Résumant en 1872 les mélancoliques souvenirs de sa présidence, le comte écrivait dans son journal : « Il était Prussien jusqu’à la moelle des os, et il n’était que cela. Si un ange était descendu du ciel, il ne l’aurait pas laissé entrer chez lui, sans une cocarde prussienne, et il eût tendu la main à Satan, avec mépris, il est vrai, si Satan avait promis à la Prusse un village allemand. » Le comte aurait pu ajouter que le Satan avec lequel M. de Bismarck négociait lui avait promis plus d’un village. Du haut de sa montagne, il lui avait montré des royaumes, des duchés, et lui avait dit : « Ils seront à toi, et en retour je ne demande presque rien. » Ce furent de véritables années de purgatoire que le comte Prokesch passa à Francfort, et elles lui furent d’autant plus amères qu’il ne se faisait aucune illusion sur l’issue du combat. « Pour assurer l’hégémonie de la Prusse, M. de Bismarck travaillait à détruire la Confédération germanique, que je m’efforçais de conserver. Les forces n’étaient pas égales. Il avait pour lui l’esprit du temps, les nouvelles générations, et les États qui avaient quelque chose à craindre ou à espérer de la Prusse, les duchés saxons, souvent aussi la Bavière, le Wurtemberg, Baden, Oldenbourg. Je ne pouvais compter que sur le Hanovre, la Saxe et les villes libres. »

Ce qui rendait le combat encore plus inégal, c’est que les deux adversaires en présence n’avaient pas au même degré le tempérament du lutteur et la passion des batailles. Les diplomates de l’école du prince de Metternich étaient des civilisés, d’esprit très cultivé. Leurs curiosités diverses, le raffinement de leurs goûts, leur dilettantisme éclairé, les beaux-arts, le théâtre, les femmes leur procuraient des distractions dont ils étaient friands. On voit par de charmantes lettres qu’il écrivit au cours d’un voyage en France combien le comte Prokesch, curieux de tout, aimait à oublier la politique, et on sait quels tendres soins il donnait à sa célèbre collection de médailles. M. de Bismarck était un de ces hommes d’affaires qui ne connaissent pas les distractions, un de ces lutteurs infatigables qui n’éprouvent jamais le besoin de se reposer et de vivre quelque temps en paix avec le monde. Un soir de bal, dans la fameuse salle blanche du palais de Berlin, le roi Frédéric-Guillaume IV fondit brusquement sur le comte Prokesch et lui dit à brûle-pourpoint : « Quand vous serez sur votre lit de mort, à quoi penserez-vous avec le plus de reconnaissance, votre femme étant mise hors de cause, cela va sans dire ? — A quelque chose, repartit le comte, qui étonnera beaucoup Votre Majesté. — A quoi donc ? — Aux effets bienfaisans d’une bonne pipe turque. » Je ne sais si M. de Bismarck a jamais fumé une pipe turque ; mais je ne crains pas de me tromper si j’affirme qu’en fumant sa pipe allemande, il n’a jamais oublié un instant ses ennemis ni le coup qu’il méditait.

L’historien qui, pour exaucer le vœu de M. Lorenz, établira un parallèle entre M. de Metternich et M. de Bismarck, ne manquera pas de remarquer combien leurs commencemens furent dissemblables. L’un, né en 1773 sur les bords du Rhin et élevé, façonné par des ecclésiastiques d’humeur facile et de mœurs légères, fut initié de bonne heure aux plaisirs, aux fêtes, aux dissipations, aux bienséances, aux conventions du monde, dans un temps où le monde était très raffiné. Quand il débuta dans la carrière où il devait rendre de si grands services à son souverain, il n’eut pas besoin d’apprendre les coutumes et les formes de la diplomatie ; il les avait apprises dans les salons. Mais toujours correct, il prit dès l’abord ses devoirs au sérieux, et si capable qu’il fût de diriger les affaires et d’avoir une volonté, placé dans un poste secondaire, il ne se piqua que de contenter son gouvernement par son zèle, sa consciencieuse application, sa parfaite docilité. « A Dresde, a-t-il dit, je m’appliquais à rapporter exactement et fidèlement à ma cour tout ce que j’observais, sans recourir à l’expédient de mon collègue anglais, mon ami Elliot. Je lui demandai un jour comment il s’y prenait pour envoyer un rapport à Londres par tous les courriers, c’est-à-dire deux fois par semaine. — La chose vous paraîtra facile, me répondit-il, si je vous dévoile mon secret. Ai-je connaissance de quelque incident qui soit de nature à intéresser mon gouvernement, je l’annonce ; n’ai-je rien appris, j’invente mes nouvelles et je les démens par le courrier suivant. Vous voyez que, de cette façon, je ne manque jamais de matière pour mes correspondances. » M. de Metternich ne se serait pas permis de telles libertés et de tels jeux. Le monde lui avait enseigné à se respecter lui-même et à respecter les autres, ou du moins à en avoir l’air.

Le Prussien au cœur dur et aux procédés cavaliers, qui devait détruire un jour l’œuvre du prince de Metternich, ne s’est jamais piqué d’être respectueux ni de faire grand cas de la politique respectable ; il s’est toujours plus soucié de se faire craindre que vénérer. Il avait vécu dans sa jeunesse plus près de la nature et s’était formé dans les champs plus que dans les salons ; il avait causé avec les dieux solitaires des forêts, et il a dit plus tard que c’était dans les bois qu’il avait trouvé ses meilleures inspirations. Il disait aussi à un diplomate allemand qui me l’a redit : « Je compte parmi les belles heures de mes jeunes années celles que j’ai passées à l’ombre d’un vieux poirier, fumant ma pipe et lisant des chansons de Béranger. » Celui qui est capable de passer de longues heures à l’ombre d’un poirier, seul à seul avec lui-même, a plus de chances de devenir bientôt quelqu’un. C’est le genre d’éducation le plus propre à développer avant l’âge les puissantes originalités.

Impatient de se trouver et de s’affirmer, ennemi de toute routine, libre de tout préjugé, M. de Bismarck était de la race des indisciplinés et quand il devait obéir, il mêla toujours à ses obéissances un peu de mutinerie. Il n’a jamais rempli de postes insignifians. Sa première mission fut importante : il était chargé d’aller prouver à Francfort que les traités de Vienne et la Confédération germanique avaient fait leur temps. Tout en se conformant aux instructions de son gouvernement, il y ajoutait du sien : il répétait les paroles d’un autre, mais il les mettait en musique, et sa musique était bien à lui. Il jugeait le ministre qui lui donnait des ordres ; il le trouvait sinon incapable, du moins insuffisant et timide. Pendant la guerre de Crimée, il l’accusa plus d’une fois de manquer les occasions, de n’avoir pas cette audace qui impose à la fortune. Il n’a jamais obéi qu’à regret et de mauvaise grâce ; le cheval a toujours rué dans ses traits. Si le prince de Metternich avait été condamné par le sort à passer sa vie dans des postes secondaires, il eût protesté en lui-même contre l’arrêt, mais il eût toujours été un exact et fidèle serviteur. M. de Bismarck avait dit : « Tout ou rien. » Il se serait accommodé plus facilement d’un ermitage et d’un vieux poirier que d’une situation honorifique, mais subalterne, où il n’eût été que l’exécuteur de la volonté des autres.

Si différens qu’eussent été leurs commencemens et leurs débuts dans les affaires, l’Autrichien et le Prussien ont eu cela de commun que leur vie s’est partagée en deux périodes, celle des grandes entreprises, suivie de la longue et savoureuse possession d’une autorité incontestée, reconnue de toute l’Europe. Mais dans ses entreprises l’un avait eu l’Europe pour alliée ; l’autre, pour obtenir qu’elle le laissât faire, avait dû la tromper ou la violenter. Sans faire tort au chancelier autrichien, on peut affirmer qu’il n’eût pas été de force à accomplir les prouesses qui ont fait la renommée de M. Bismarck ; il n’était pas l’ouvrier qui convenait à un tel ouvrage. Il n’a jamais pu dire comme lui : « Je suis seul contre vous tous et j’aurai raison de vous tous. » Il n’y a que les âmes très fortes qui puissent supporter les grandes solitudes ; peut-être faut-il pour cela avoir été souvent seul dans sa jeunesse, avoir senti sa force et s’être persuadé que la pensée d’un solitaire est capable de remuer le monde.

Quelque jugement qu’on porte sur M. de Bismarck et son œuvre, l’historien impartial sera toujours plein d’admiration pour la puissance de volonté et de caractère dont il a fait preuve lorsqu’il obligea son roi de déclarer la guerre à l’Autriche, ayant contre lui l’opinion publique, la presse, le parlement, la bourgeoisie, les partis, les hésitations et les scrupules de son roi lui-même. — « Le mouton sautera le fossé. » Le mouton a sauté, et il s’est trouvé que son audacieux ministre n’était pas un téméraire. Il avait vu l’Europe telle qu’elle était, l’événement devait justifier la profondeur de ses combinaisons, la justesse de ses calculs. Il avait pris toutes les précautions qui devaient assurer le succès ; il s’était servi de la complicité de la France pour écraser l’Autriche, comme plus tard il se servira de l’amitié de la Russie pour écraser la France. L’histoire reconnaîtra qu’aussi clairvoyant qu’audacieux, il fut toujours incomparable dans l’art des préparations, qui est la marque des grands politiques, comme des grands dramaturges et des grands joueurs d’échecs.

Il était écrit dans le livre des destinées que ces deux hommes d’État réussiraient l’un et l’autre à détrôner un Napoléon. Il semble qu’à cet égard M. de Metternich a fait plus que son rival. Renverser un Napoléon Ier ! Quel travail ! Mais on l’aida beaucoup ; si grande qu’ait été sa part dans l’événement, celle qui revient aux rois et aux peuples coalisés est plus considérable encore. Il faut se défier du témoignage des hommes d’État qui attendent d’être vieux pour écrire l’histoire de leurs belles années. Si véridiques qu’ils soient, ils arrangent les faits, ou plutôt les faits s’arrangent dans leur tête au gré de leurs convenances. Ils sont préoccupés de prouver aux nouvelles générations qu’ils furent toujours d’accord avec eux-mêmes, qu’ils voulurent toujours la même chose, qu’ils n’ont jamais erré dans leurs calculs, qu’ils possédaient un don d’infaillible prescience. C’est un genre de fatuité, un travers qu’on a reproché plus d’une fois au prince de Metternich. Il s’applique dans ses Mémoires à démontrer que sa constante pensée, à laquelle il rapportait toutes les autres, fut de détruire le grand empereur, ce révolutionnaire couronné, qui représentait dans le monde tous les principes contraires aux siens. Comme l’a remarqué M. Lorenz, certaines pièces déposées dans les archives de Vienne et récemment publiées infirment ces superbes affirmations. Le fait est que M. de Metternich hésita longtemps ; qu’en plus d’une rencontre il se prononça pour une politique d’accommodement. Ayant pratiqué le grand homme, connaissant mieux que d’autres les immenses ressources de ce redoutable génie, ses hésitations étaient fort naturelles. Il avait désapprouvé la guerre de 1809 ; quand Napoléon se disposait à rompre avec la Russie et préparait la désastreuse campagne qui devait le perdre, M. de Metternich crut fermement à sa victoire, et, persuadé qu’elle aurait pour inévitable conséquence le démembrement de la Prusse, il jugeait bon que l’Autriche entrât en arrangement avec l’homme invincible et profitât de l’occasion pour recouvrer au moins une portion de la Silésie.

Mais l’homme invincible ayant été vaincu, M. de Metternich, qui était aussi avisé que circonspect, jugea bien vite qu’il ne se relèverait pas de sa défaite, que son cas était désespéré. Comme M. de Bismarck, il savait combien les monarchies d’aventure les plus glorieuses sont fragiles, que les souverains légitimes ont seuls le droit de se tromper, que les parvenus sont tenus de réussir toujours, qu’ils n’ont d’autre point d’appui que l’opinion publique, qui ne leur pardonne pas leurs malheurs. Napoléon III ne l’ignorait point. Le 23 septembre 1855, à Saint-Cloud, il disait au comte Prokesch : « Vous me croyez plus fort que je ne le suis. Ma situation n’est pas celle de l’empereur d’Autriche. Qu’il fasse vingt bévues dans sa journée, il se mettra tranquillement au lit, et le lendemain matin il sera ce qu’il était la veille au soir. Je dois compter sans cesse avec l’opinion publique, et si je ne fais pas ce qu’elle attend de moi, je suis un homme perdu. »

Quand les deux bûcherons eurent vu tomber les grands arbres qu’ils avaient juré d’abattre, ils respirèrent plus à l’aise et vaquèrent à d’autres occupations. M. de Metternich employa son autorité, son adresse, son génie délié et artificieux à mettre un peu d’ordre dans les affaires de l’Europe, à retenir l’Allemagne sous sa domination, à la préserver du régime constitutionnel, à combattre partout les idées libérales, à défendre sa chère Autriche contre toutes les propagandes dangereuses. « Travaillez et amusez-vous, disait-il ; mais ne pensez pas. » Cet homme très spirituel, qui pensait beaucoup, estimait que ce genre d’exercice est funeste aux nations, que les sociétés bien ordonnées et vraiment heureuses sont celles qui vivent dans le demi-sommeil de l’esprit, et à qui leur somnolence paraît douce. Il avait peine à persuader l’Allemagne, qui depuis plus d’un demi-siècle était devenue une pépinière de grands penseurs.

M. de Bismarck avait une tâche plus compliquée. Il avait dû faire la part du feu. Mais il s’était convaincu de bonne heure qu’on peut octroyer impunément aux libéraux certaines satisfactions, pourvu que la monarchie légitime soit couverte contre toutes les attaques par la dictature d’un ministre omnipotent, et il tenait pour démontré qu’il n’y avait en Allemagne qu’un seul homme qui eût la taille et l’étoffe d’un dictateur. Concilier la dictature avec le régime des assemblées est un problème délicat qu’il a su résoudre. Le prince de Metternich, diplomate consommé, n’a jamais traité qu’avec des cabinets, et je doute qu’il eût réussi à gouverner une assemblée. M. de Bismarck a prouvé qu’il était un merveilleux tacticien parlementaire, que personne ne s’entendait mieux que lui à négocier avec les partis. Il a toujours eu raison de ses Chambres, il a même su les employer à protéger ses intérêts particuliers contre tous les hasards. S’il s’est servi souvent de son roi pour réduire le parlement à l’obéissance, il a su aussi se servir du parlement pour imposer ses volontés à son maître.

Les puissances célestes, qui aiment à voir comment les hommes se comportent dans leurs fortunes diverses, avaient décidé que les deux chanceliers survivraient à leurs grandeurs, et que leur chute causerait à l’Europe un grand étonnement. On a dit longtemps que le prince de Metternich avait été renversé par une inévitable et fatale révolution, qu’il n’avait pas su prévoir. On en juge autrement aujourd’hui. Les historiens allemands les mieux renseignés tiennent que la révolution de mars 1848 ne fut d’abord qu’une échauffourée d’étudians, dont une douzaine de policiers résolus eût fait aisément justice, que si la situation s’aggrava, c’est qu’on le voulut bien. Sans qu’il s’en doutât, on était las du vieux chancelier, de sa main souple, mais lourde, et de son gant de velours. Depuis plusieurs mois déjà, à la cour et dans les salons, on s’agitait, on cabalait, on ourdissait de vagues conspirations, auxquelles l’archiduchesse Sophie se trouvait mêlée. L’échauffourée parut de bon augure ; on se dit : « Laissons faire ces étourdis, ils nous débarrasseront de lui. » Il ne s’agissait, pensait-on, que d’un feu de cheminée ; on laissa la cheminée brûler, et il en résulta un incendie, qu’on eut quelque peine à éteindre.

M. de Bismarck n’accuse pas les femmes de l’avoir renversé ; mais il est persuadé que reines, princesses ou dames de la cour, elles ont de longue main préparé sa chute. Son cas me semble plus simple. Il devrait se dire que sa dictature devenait de jour en jour plus pesante, que les vieillards ont des résignations que n’ont pas les jeunes gens, que l’empereur Guillaume Ier, qui lui avait tant d’obligations, s’était promis de le supporter jusqu’à son dernier jour comme on se promet de vieillir et de mourir avec une maladie organique, que Guillaume II n’avait contracté aucun engagement, qu’un jeune souverain très actif, très remuant, qui a beaucoup d’idées et qui même en a trop, n’éprouve aucun plaisir à régner sans gouverner. M. de Bismarck était pour le grand-père une habitude prise, pour le petit-fils une habitude à prendre ; le petit-fils s’est refusé à la prendre, d’autant plus qu’il croyait pouvoir se passer d’un protecteur, qu’il se sentait de force à se protéger lui-même.

C’est dans le malheur que les raffinés, qui eurent toujours le goût des distractions, reprennent leurs avantages. Leur curiosité, sans cesse en éveil, les aide à s’oublier eux-mêmes, et rien n’est plus bienfaisant que les longs oublis : jucunda oblivia vitæ. Le prince de Metternich paraît avoir conservé jusqu’à sa mort toute sa belle humeur ; cet agréable vieillard, ce philosophe enjoué se plaisait, comme Nestor, à raconter des histoires et prodiguait à la jeunesse les conseils de sa vieille expérience. Il lui fut doux de voir qu’à peine remis de la commotion de 1848, on en revenait à sa politique, qu’on avait si hautement condamnée ; il eut le double plaisir de constater que ses successeurs faisaient à peu près ce qu’il avait fait et le faisaient moins bien, le confirmant ainsi dans l’agréable certitude qu’il avait toujours eu raison. Un grand chagrin lui fut épargné ; il n’était plus de ce monde lorsque les victoires de la Prusse contraignirent la vieille Autriche à se transformer en un empire austro-hongrois. Pour les hommes qui ont aimé passionnément les affaires et n’ont jamais aimé qu’elles, la vie sans affaires est une geôle, un morne et sombre ennui. Le vieux lion de Friedrichsruhe regarde pousser ses ongles inoccupés, et médite sur l’ingratitude des peuples et les trahisons des rois. Faute de mieux, il s’est fait journaliste. Maigre consolation ! Il est dur d’être réduit à blâmer les hommes, que jadis on conduisait, réduit à juger les événemens quand on était accoutumé à les faire.

Si un nouveau Plutarque, historien et moraliste, écrit un jour bout à bout les deux biographies que j’ai à peine esquissées, sa conclusion sera sans doute que les plus grands hommes d’État ont tort de rester trop longtemps au pouvoir, qu’aux années grasses et triomphantes succède fatalement l’ère des difficultés et des fautes, que M. de Metternich en a commis de graves parce qu’il a fini par se croire infaillible M. de Bismarck, parce que ses haines personnelles ont trop influé sur ses actes publics. Le comte Prokesch avait dit de lui : « Une faculté lui manque, il n’a jamais su séparer les choses des personnes. » S’il avait moins écouté son irascible orgueil, il se serait fait moins d’ennemis, et peut-être son empereur n’eût pas été si impatient de le congédier. S’il avait pu pardonner au prince Gortchakof de lui avoir causé quelques froissemens d’amour-propre, s’il n’avait pas pris ce visage en déplaisance… Mais Dieu nous garde de lui reprocher ses fautes ! Il nous a fait la grâce de se tromper quelquefois ; c’est le seul service qu’il nous ait jamais rendu.


G. VALBERT.

  1. Staatsmänner und Geschichtschreiber des neunzehnten Jahrhunderts, von Ottokar Lorenz ; Berlin, 1896.
  2. Aus den Briefen des Grafen Prokesch von Osten (1849-1855) ; Vienne, 1896 ; Verlag von Karl Gerold’s Sohn.