Le problème de la culture générale

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Pour l’ère nouvelle11e année, numéro 81 (extrait) (p. 239-245).


Le Problème de la culture générale

par M. Paul Langevin
Professeur au Collège de France, Président du Congrès,
Président d’honneur du Groupe Français d’éducation nouvelle


Je dois à mes fonctions de président de ce Congrès l’honneur d’ouvrir devant vous, ce soir, la discussion sur ce problème de la culture générale dont traiteront beaucoup d’autres conférences et communications. Il est apparu, en effet, que ce problème, sous ses divers aspects, est central, non seulement au point de vue de notre thème, « L’éducation dans ses rapports avec l’évolution sociale », mais aussi au point de vue plus général des préoccupations de notre Ligue internationale d’éducation nouvelle.

Il s’agit d’un problème particulièrement difficile parce que ses données sont constamment changeantes. Toujours nouveau et jamais résolu, il exige une adaptation continuelle, un ajustement dynamique, aussi bien sous son aspect individuel que sous son aspect social.

Du côté individuel, vous savez combien notre conception de la culture générale a changé au cours du temps, et surtout récemment. On considérait il y a peu de temps encore que la culture était une parure de l’esprit, un vernis brillant et superficiel acquis dans la jeunesse pour permettre de placer à propos des observations spirituelles, des citations latines au besoin, pour réussir dans le monde grâce à une mémoire surtout verbale des grands faits de l’histoire ou des grands noms de la littérature et de l’art.

Nous avons passablement évolué à ce point de vue. Nous concevons plutôt aujourd’hui la culture générale comme une initiation aux diverses formes de l’activité humaine, aux divers moyens d’expression et d’action, non seulement pour déterminer les aptitudes de l’individu, lui permettre de choisir à bon escient avant de s’engager dans une profession, mais aussi pour lui permettre de rester en liaison avec les autres hommes, de comprendre l’intérêt et d’apprécier les résultats d’activités autres que la sienne propre, de bien situer celle-ci par rapport à l’ensemble. Déjà sous cette forme, la culture apparaît comme dynamique puisqu’elle exige, pour assurer la permanence de la liaison, une mise au courant continue et réciproque entre les représentants des activités diverses.

Nous pouvons donc dire que la culture générale représente ce qui rapproche et unit les hommes, tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare.

Cette conception peut aider à résoudre le difficile problème de l’équilibre à établir, dans l’enseignement, entre la culture générale et la formation professionnelle, qui peuvent et doivent d’ailleurs bénéficier l’une de l’autre, tout en conservant leur indépendance puisqu’elles correspondent à des aspects nettement différents, sinon opposés, de la formation de l’esprit et de la préparation à la vie.

J’insiste encore une fois sur cette idée que la culture présente, du point de vue individuel, un caractère dynamique en ce sens qu’elle représente et exige, pour chaque être humain, la possibilité de continuer à s’instruire. Ce qu’en reçoit l’enfant est une préparation, une initiation destinée à lui permettre de rester en contact avec tout le progrès humain.

La culture est également dynamique au point de vue social puisque, comprise dans ce sens, elle permet à l’individu de s’insérer le plus efficacement et le plus largement possible dans l’organisme collectif, de participer le plus complètement possible, à la fois dans l’espace et dans le temps, à la vie matérielle et surtout spirituelle de l’humanité et permet, en retour, à celle-ci de tirer, dans l’intérêt général, le meilleur parti des éléments qui la composent.

La communion humaine comprend non seulement les contemporains, quelle que soit leur nationalité et quelle que soit leur profession, mais aussi les ancêtres et les descendants. La culture doit permettre à chacun de nous de sentir les liens de solidarité toujours plus étroite qui l’unissent avec tous les hommes actuellement vivants, et aussi avec ceux qui, dans le passé, ont souffert pour nous ménager une existence meilleure, ainsi qu’avec nos descendants pour qui nous avons le devoir et l’instinctif désir de préparer une existence meilleure encore.

La difficulté du problème de la culture est soulignée par le fait que la plupart des pays occidentaux n’ont pas encore réussi à réaliser un enseignement satisfaisant de ce que nous appelons en France « les humanités modernes », c’est-à-dire une véritable préparation à la vie, au contact avec les hommes et au contact avec les choses.

Il y a à peine plus de deux siècles en Occident, et quelques dizaines d’années en Orient, le développement des techniques qui concernent le contact avec les choses était encore très rudimentaire et la préparation à leur emploi ne jouait dans l’enseignement qu’un rôle insignifiant. L’activité matérielle ou manuelle y était négligée, sinon méprisée. La culture que donnait l’école était d’ordre essentiellement littéraire et moral, orientée surtout vers la préparation au contact avec les hommes. Elle n’était d’ailleurs donnée qu’à une minorité ; l’éducation devait se contenter, pour le plus grand nombre, de la tradition orale et de l’apprentissage pour la préparation du métier.

C’est le développement constant de la technique, son aspect de plus en plus scientifique et complexe, qui ont rendu nécessaire un élargissement de l’instruction publique et déterminé les conditions actuelles de l’éducation. Dans l’intérêt général, un minimum de connaissances abstraites, la lecture, l’écriture et les rudiments du calcul ont dû faire partie de la préparation du travailleur manuel. Il a fallu donner à tous une initiation intellectuelle d’orientation technique, une instruction primaire orientée vers les choses. Pour le bien de tous et de chacun, il a fallu donner à l’enseignement un caractère obligatoire.

C’est là un premier service rendu par le développement scientifique et technique au développement de la culture en imposant la nécessité d’y faire participer tous les hommes.

Mais les deux initiations, morale plus ancienne et technique plus récente, les deux éducations spirituelle et temporelle, pourrait-on dire, se sont jusqu’ici juxtaposées sans se pénétrer ; elles se sont développées parallèlement dans une indépendance réciproque symbolisée par la vieille et périmée distinction de Pascal entre l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie. En France, et certainement aussi dans la plupart des autres pays, nous n’avons pas encore réussi à réaliser une synthèse harmonieuse entre ces deux aspects de la culture, à rendre celle-ci véritablement humaine et moderne à la fois, adaptée aux besoins nouveaux de la vie. La cause en est probablement dans la trop grande rapidité du développement technique, d’où résulte dans la vie collective un déséquilibre ; notre crise de l’éducation en est une conséquence, parmi tant d’autres.

On ne saurait exagérer l’importance de ce conflit entre les deux tendances, les deux aspects moral et technique de la culture, conflit qui, dans ma jeunesse, se manifestait par le défaut de contact, sinon par le mépris réciproque entre les jeunes gens qui, dans les classes supérieures de nos lycées, suivaient la voie littéraire d’une part et la voie scientifique de l’autre. Il existe, à mon sens, une liaison profonde entre ce conflit et le drame de la crise actuelle, crise économique et crise de conscience à la fois pour l’humanité tout entière. La vie scolaire et la vie sociale étant intimement liées puisque l’une doit préparer à l’autre, il n’est pas surprenant que leurs difficultés se rejoignent et procèdent d’une même origine : la nécessité d’adapter nos institutions et notre vie morale aux conditions nouvelles issues d’un accroissement prodigieux et rapide de nos moyens d’action sur le monde matériel. La conscience de cette solidarité entre le problème de l’éducation et le problème de la justice sociale nous a dicté le choix du thème de ce Congrès. Le but de notre Ligue est de contribuer à la solution du premier de ces problèmes, solution qui, pour beaucoup d’entre nous, doit précéder celle du second et ne peut en tout cas manquer de la rendre singulièrement plus facile.

On peut aller plus loin et dire que le défaut d’unité dans la culture a eu pour conséquence que le développement scientifique et technique s’est poursuivi indépendamment du développement moral, du perfectionnement des institutions humaines et de l’organisation sociale qui, par leur nature même et par leur antiquité sont restées beaucoup plus soumises à l’influence des traditions, des conceptions et des mythes du passé. La science, au contraire, sous son aspect expérimental, le plus fécond, n’avait à peu près aucun passé ; la technique en avait un très rudimentaire, de sorte que leurs progrès parallèles et joints se sont poursuivis sans être gênés ou freinés par tout ce qui, d’autre part, dans les traditions et dans les réactions sentimentales des hommes a pu gêner ou freiner le développement du côté moral et humain de la civilisation, le progrès de ce que je désignerais par le mot synthétique de justice.

De cette indépendance est résulté le conflit dont nous souffrons tous aujourd’hui.

Je voudrais analyser d’un peu plus près la situation difficile dont une meilleure conception de la culture peut et doit nous aider à sortir.

Depuis la découverte, il y a trois ou quatre siècles, de la méthode expérimentale par nos pays d’Occident, et grâce à la confiance, quelquefois excessive ou prématurée, que sa réussite nous a donnée dans la puissance de la raison, notre science, notre représentation du monde matériel et, par elle, notre puissance d’action sur les choses, se sont développées de manière admirable et imprévue, au point de mettre, par l’avance qu’elles ont prise sur le progrès de nos institutions humaines, notre civilisation et notre espèce elle-même en danger. Il y a là une opposition, un conflit aigu entre la thèse morale et l’antithèse scientifique, conflit qui ne peut être résolu que par une synthèse, et c’est cette synthèse que l’éducation nouvelle doit contribuer à réaliser par la solution du problème de la culture générale.

Je résumerai ceci en une formule : la science a pris aujourd’hui une avancée considérable et dangereuse sur la justice. Les exemples abondent. Prenez les problèmes internationaux : leur acuité résulte de l’accroissement considérable du danger de la guerre par suite des applications de la science à l’art de tuer et de détruire. Ce danger n’existe que par suite du retard sur la science militaire de la justice internationale, cette création humaine, comme la justice individuelle, la liberté et la paix. Il y a là un exemple particulièrement important et frappant du retard pris par la justice sur la science et, dans le domaine de l’éducation, par le côté moral sur le progrès scientifique et technique non encore véritablement intégré à la culture générale.

Vous savez aussi que le conflit entre le développement des applications de la machine, résultat du travail non adapté de répartition de la propriété, est à l’origine de cette crise de justice sociale dont le monde souffre terriblement.

Ces deux exemples suffisent pour montrer que l’origine du mal est dans le déséquilibre, et l’absence de liaison entre l’intellectuel et l’affectif, entre la science et la justice, entre les deux aspects trop nettement séparés de la culture générale.

Mon devoir est maintenant de vous proposer un remède et de chercher avec vous comment réaliser cette unité de culture que nous n’avons pas encore aujourd’hui. Vous permettrez peut-être au scientifique que je suis de chercher ce remède, d’accord avec beaucoup d’autres éducateurs, dans une introduction plus large de la science, conçue dans son esprit plus que dans ses résultats. L’effort d’adaptation de l’esprit à la réalité que représente la science peut et doit servir de base à la synthèse que nous cherchons, fournir le lien nécessaire entre le monde matériel et le monde moral pour préparer à la fois la maîtrise sur les choses et l’harmonie entre les hommes.

En suivant cette voie, nous ne ferions, d’ailleurs, que nous conformer aux leçons de l’histoire, qui nous montre une extension progressive des applications de la méthode scientifique du domaine des faits physiques et biologiques à celui des faits sociaux et même moraux comme en témoigne l’apparition récente de ce que nous appelons, d’un terme de plus en plus exact, les sciences sociales et les sciences morales pour ne pas dire les sciences humaines.

Cet élargissement progressif du domaine d’application de la méthode scientifique, du processus d’adaptation de la raison humaine au milieu dans lequel il nous est donné de vivre, est de nature à nous inspirer confiance dans l’efficacité de cette méthode comme moyen de compréhension et d’action. L’histoire des idées nous fait apparaître la science comme vivante ; c’est elle que nous devons enseigner plutôt que la science morte des résultats techniques dans laquelle se confine trop souvent l’enseignement scientifique.

J’ai employé tout à l’heure l’expression de « science conçue comme effort d’adaptation de l’esprit à la réalité » : c’est bien ainsi que les progrès récents de la physique nous obligent à concevoir le travail commencé depuis des siècles pour construire une représentation adéquate du monde.

On a cru longtemps que les deux domaines de la matière et de l’esprit étaient indépendants l’un de l’autre et régis l’un et l’autre par des lois immuables et prédéterminés. À l’esprit, en particulier, on assignait des cadres rigides, les catégories dans lesquels il nous fallait faire entrer notre représentation. Nous avons compris, au cours des trente dernières années, que cette rigidité n’existe pas, que l’esprit est vivant lui aussi, et que, comme toutes les autres manifestations de la vie, il doit se modifier sous l’influence de sa propre action conformément à la grande loi d’évolution progressive vers des formes de plus en plus complexes et de mieux en mieux adaptées. Cette évolution se poursuit sous l’influence d’un contact de plus en plus intime avec les faits, en tenant compte des réponses que fournit la nature aux questions de plus en plus précises qui lui sont posées par l’esprit. Si l’honnête nature refuse de répondre ou dit des choses obscures, nous devons être certains que la question fut mal posée. C’est à l’esprit de faire l’effort nécessaire, en modifiant au besoin sa structure, pour poser des questions comportant des réponses effectives.

Cette conception évolutive s’est imposée au cours des deux crises que vient de traverser la Physique : celle de la relativité et celle des quanta. La première nous a montré la nécessité de remettre en question nos conceptions les plus fondamentales, ces catégories de l’espace et du temps que Kant considérait comme innées, intangibles et définitives. La deuxième, celle des quanta, nous a mis en présence de réponses indéterminées. On a jugé utile, pour les interpréter, d’énoncer un soi-disant principe d’indétermination dont certains ont cru pouvoir tirer des conclusions hâtives quant à la validité de l’attitude déterministe sans laquelle aucune science n’est possible. En réalité, nous devons être convaincus que s’il y a indétermination dans les réponses, c’est que les questions sont mal posées, que notre esprit est encore trop pauvre et trop enfantin pour savoir interroger la nature de façon adéquate et précise. C’est à lui de s’ingénier pour déchiffrer l’énigme. Les succès du passé nous sont un sûr garant des succès de l’avenir.

Il nous apparaît de plus en plus certain que toute notre attitude vis-à-vis de la réalité, humaine aussi bien que matérielle, doit procéder de cette même tactique intellectuelle. Si, comme je le disais tout à l’heure, la justice, réputée boiteuse, est en retard sur la science, ma conviction profonde est qu’il appartient à celle-ci de tendre à sa compagne une main fraternelle pour lui permettre de regagner le terrain perdu. Si les institutions humaines sont en retard sur le progrès technique, il importe qu’on applique à l’étude des premières l’esprit et les méthodes qui ont permis le second, auquel nul d’entre nous ne voudrait renoncer puisqu’il représente notre seule possibilité de libération matérielle des hommes, condition nécessaire et préalable de leur libération morale. Il dépend de nous d’orienter l’usage de ce moyen dans un sens favorable en mettant au service de la justice les résultats de la science en même temps que son esprit.

Il est satisfaisant de constater que nous allons bien dans ce dernier sens en élargissant, en étendant aux problèmes humains les applications de la méthode et de l’esprit scientifique de consultation déférente des faits et d’humilité de notre raison naissante devant les grandes leçons que nous donne l’expérience.

C’est le devoir de ceux qui ont eu l’avantage de pouvoir se nourrir du bon lait de la science, plein lui aussi de tendresse humaine, de collaborer à cette tâche, et c’est pour cela que, très humblement, je suis venu parmi vous. J’ai compris cette nécessité depuis bien des années, depuis que la guerre nous a manifesté de manière particulièrement grave le retard dont j’ai parlé. Il m’a paru nécessaire, pour être d’accord avec ma conscience, de venir participer à l’œuvre humaine qu’on poursuit dans ce Congrès.

Nous traversons une période particulièrement difficile, importante et décisive. Je considère que tous ceux qui ont eu la bonne fortune d’une formation scientifique, ne peuvent pas se désintéresser de ce qui se passe au dehors, bien qu’il soit plus confortable de rester dans la paix des laboratoires, bien que jamais les progrès de la science pure et de ses applications d’ordre matériel n’aient été plus rapides ni plus attachants.

Comment pouvons-nous, à l’intérieur de ces laboratoires, mesurer, prévoir et prévenir au besoin les répercussions de ces progrès eux-mêmes sur les institutions et les difficultés des hommes ? Nous devons, et c’est ce que j’essaie de faire ce soir, leur dire notre confiance dans la valeur humaine de l’esprit scientifique et les encourager dans la voie déjà largement ouverte de son application aux faits sociaux et moraux pour faciliter le développement de leur institutions et la solution de leurs difficultés.

Vous savez combien, depuis quelques dizaine d’années, la psychologie dont nous avons ici les représentants les plus qualifiées, combien l’histoire, la sociologie ont bénéficié de l’attitude scientifique de soumission de l’esprit devant la réalité. Les construction à priori, comme cette économie politique dont l’objet essentiel était de justifier un état de chose ancien, ont vraiment fait faillite dans leur prétention de prévoir, commencent par enregistrer le résultat des expériences de plus en plus importantes et massive qui sont faites sur nous à la grande douleur des hommes.

Dans le domaine qui nous intéresse plus particulièrement, celui de l’éducation, vous savez ce qu’a donné l’attitude scientifique par opposition à l’attitude ancienne, à priori, qui voyait dans l’enfant un être semblable en réduction à l’homme adulte et voulait lui imposer prématurément les manières de penser et de sentir des hommes. Vous savez comment la nouvelle attitude a permis cette chose considérable : la découverte de l’enfant. Vous tous ici êtes mieux qualifiés que moi pour savoir que toutes les méthodes d’éducation nouvelle sont issues de l’observation à la fois précise, affectueuse et tendre des réactions de l’enfant devant la vie. Ces réactions enregistrées de manière véritablement scientifique, calme et humaine sans cesser d’être précise, ont été utilisées pour déterminer la manière dont nous devons traiter, élever et éduquer l’enfant.

Je ne crois pas exagérer en disant que cette grande découverte est un des résultats de l’introduction de l’esprit scientifique dans la solution des problèmes de l’éducation comme nous considérons qu’il doit être introduit dans la solution de tous les problèmes d’ordre humain. J’ai déjà insisté sur le fait que des résultats importants ont été obtenus dans l’ordre économique et social.

Dans un domaine plus élevé encore, celui de la morale, je voudrais défendre l’idée que ce sont les résultats de la science, et aussi bien de la science des choses de la nature que de celle des faits humains, qui permettent d’établir les plus solidement les bases de la morale et de justifier devant la raison les règles relatives à ce que doit être l’attitude de chacun de nous vis-à-vis des autres hommes.

C’est l’effort scientifique et ses résultats qui nous ont donné conscience de l’unité de notre espèce, qui ont mis en évidence et augmentent chaque jour l’étroite solidarité entre tous ses membres, dans l’espace et dans le temps, qui ont répondu à beaucoup des questions posées par les hommes sur le sens de la vie et qui ont calmé beaucoup d’inquiétudes anciennes.

Il est important au point de vue moral que la biologie nous montre l’apparition de formes nouvelles de vie, toujours plus riches et plus hautes, déterminées, non par la lutte pour la vie que le darwinisme a trop étroitement considéré comme le facteur essentiel dans l’évolution des espèces vivantes, non par la lutte qui sait seulement détruire et ne peut rien créer, mais par l’entr’aide et la collaboration qui seules peuvent construire. Nous savons que, toutes les fois qu’une forme nouvelle de vie est apparue, toutes les fois qu’un être plus complexe s’est constitué à partir d’êtres plus simples, plus élémentaires, c’est par différenciation et association, pour que chacun puisse mieux accomplir une des fonctions nécessaires à la vie de l’être nouveau. C’est par l’entr’aide qu’un enrichissement progressif de la vie a pu être obtenu.

La différenciation et l’appui réciproque, voilà les grandes lois auxquelles doit obéir une espèce qui veut vivre de manière toujours plus haute et qu’un instinct profond pousse vers l’apparition d’une conscience de plus en plus claire, comme si l’esprit voulait se dégager de la matière et fleurir sur le monde.

Notre espèce a réalisé, dans une étape récente, une création de ce genre sur le plan national ; il devient nécessaire aujourd’hui pour l’adaptation au milieu nouveau que créent les applications de la science des choses, que la complexité s’élève encore d’un degré, que l’entr’aide, la différenciation et la collaboration s’établissent entre les nations pour déterminer l’apparition consciente et complète de la forme nouvelle de vie que représentera l’ensemble pacifié de notre espèce.

La solidarité entre tous les hommes, dans l’espace et dans le temps, est mise en évidence, d’une autre manière, par la science, non plus biologique, mais physique et astronomique qui nous a récemment permis de situer notre espèce, et le globe qui la porte, au sien de l’univers, de sonder son passé et de nous renseigner, autant qu’il est possible, sur ses possibilités d’avenir.

Depuis la découverte que la Terre est ronde, nous avons exploré notre globe dont nous connaissons maintenant toutes les régions habitables, ainsi que le nombre des hommes et des nations qui s’y trouvent. Je dois dire que c’est là, pour moi, une des raisons les plus importantes de confiance dans la possibilité d’établir la paix et l’harmonie entre les hommes que cette limitation de notre monde, et la certitude que nous ne rencontrerons pas indéfiniment des êtres nouveaux à combattre.

La science qui nous a permis l’exploration de la Terre et qui nous a renseignés sur l’extension de notre espèce, nous a permis aussi de la situer dans l’Univers et de constater le peu qu’elle représente dans cette immensité dont nous savons maintenant sonder les profondeurs. Nous savons, depuis les découvertes de l’astronomie moderne, que notre système solaire est perdu parmi les milliards d’étoiles qui composent notre nébuleuse, et que celle-ci est elle-même une unité parmi des myriades de nébuleuses analogues. Nous savons aussi que le système solaire représente parmi les étoiles, un cas assez exceptionnel. La plupart d’entre elles n’ont pas de satellite analogues aux planètes. Il est probable que l’apparition de la Terre et de ses planètes sœurs est due à une catastrophe, au sens étymologique du mot, au passage, près du Soleil, d’une autre étoile qui y a provoqué une marée gigantesque, l’apparition d’une protubérance qui s’est résolue en gouttes. Notre vie s’est progressivement développée sur une de ces gouttes, entretenue par les rayonnement de l’astre central qui avait repris sa forme sphérique régulière après l’éloignement de l’astre perturbateur.

Nous savons aussi aujourd’hui que tout cet ensemble de nébuleuses et d’étoiles, dont certaines ont dû engendrer de la vie comparable à la nôtre, est vraisemblablement contenu, comme dit Einstein, dans un espace, dans un univers fermé qui est l’équivalent à trois dimensions de ce qu’est la surface de notre globe à deux dimensions. De même que, sur la Terre, en marchant droit devant soi on revient à son point de départ après avoir fait le tour, un semblable voyage dans une direction quelconque de notre espace à trois dimensions se fermerait aussi. Seulement, alors qu’on parcourt quarante mille kilomètres pour faire le tour de la Terre, il faudrait, pour faire le tour de l’Univers, couvrir un chemin que la lumière, avec sa vitesse formidable de trois cent mille kilomètres par seconde, mettrait plusieurs milliards d’années à parcourir.

C’est dire l’immensité de l’espace qui nous entoure, malgré sa finitude. Cependant, l’impression de sécurité que nous pouvons avoir à nous tenir sur un globe fermé peut se retrouver à nous savoir dans le sein d’un univers également fermé. Je me suis perdu, quand j’étais jeune, à essayer d’imaginer cet espace infini qui effrayait Pascal. Nous pouvons maintenant calmer cette inquiétude. Notre monde est fini, du moins en ce qui concerne l’espace. Peut être représente-t-il pour notre espèce une possibilité de colonisation éventuelle. De toute manière, nous sommes certains de sa limitation et que rien de plus étrange que ce que nous y connaissons déjà ne nous apparaîtra de manière imprévue.

Nous avons ainsi fait le point dans l’espace et nous en pouvons tirer l’impression rassurante qu’éprouvent les voyageurs perdus sur l’Océan lorsque le commandant du bord a pu faire le point. On ne sait peut-être pas si ni où l’on arrivera, mais il est utile, calmant et réconfortant de savoir où l’on est.

Nous connaissons aussi, et depuis peu, notre situation au point de vue du temps. Nous savons de façon très précise, depuis la découverte de la radioactivité, que notre globe s’est solidifié en surface il y a deux milliards d’années. Des formes de vie, d’abord très primitives, y sont apparues et se sont progressivement compliquées par le processus de différenciation et d’association dont je vous parlais tout à l’heure. Très vraisemblablement la forme vivante que représente chacun de nous est le résultat d’une telle évolution. Celle-ci doit continuer par la formation de groupements humains de plus en plus complexes jusqu’à l’incorporation de l’espèce tout entière.

Au point de vue de l’avenir, nous savons aussi que notre Soleil peut soutenir son rayonnement actuel pendant un temps de l’ordre de dix mille milliards d’années, cinq mille fois plus long que tout le passé de la Terre. C’est, pratiquement une éternité au cours de laquelle notre descendance peut développer des formes de vie incomparablement plus belles et meilleures que la nôtre.

Cette situation est de nature à nous inspirer confiance. Le point dont je parlais il y a un instant se trouve ainsi complété et sa connaissance nous met en présence d’un devoir de solidarité qui constitue l’essentiel de la loi morale.

Il dépend de nous, héritiers d’un passé déjà lointain, dépositaires du trésor de l’expérience humaine acquis au prix de douleurs et de misères sans nombre, d’en assurer la transmission et de l’accroître aussi dans la mesure de nos forces. Notre descendance ne peut continuer le passé qu’à travers nous, et cela nous crée une responsabilité grave envers elle autant qu’envers lui. La grande aventure dont je parlais ce matin, cette aventure humaine d’une espèce isolée sur l’esquif de la Terre, dans l’immensité de l’espace et du temps, peut selon nos actes et notre volonté se terminer de façon tragique ou se continuer de façon merveilleuse. Et de plus en plus nous devons nous y sentir tous solidaires, être convaincus que nous serons tous perdus ou sauvés en même temps.

Vous savez que la conclusion peut être tragique. Le danger croissant de la guerre peut aboutir à notre destruction, et rien ne nous permet de croire que nous en puissions être préservés autrement que par un effort volontaire. C’est, là encore, la science qui nous renseigne puisque la paléontologie nous met en présence d’espèces disparues. Il en est ainsi des grands sauriens de l’époque secondaire qui semblaient admirablement doués par leur force matérielle pour continuer à vivre, et cependant ils ont disparu sans aucun prolongement. Peut-être le climat a-t-il changé dans les régions qu’ils habitaient, peut-être leur nourriture s’est-elle déplacée ou la maladie les a-t-elle tous détruits. De toute manière, ils n’ont pas su s’adapter, faire l’effort d’imagination, d’intelligence et de volonté nécessaire pour éviter le danger. Nous pensons qu’ils avaient un cerveau insuffisamment développé. Le grand corps du diplodocus portait une toute petite tête. Nous qui avons la prétention d’avoir la tête plus grosse et un esprit plus évolué, devons la justifier en faisant l’effort de salut qui n’a jamais été plus nécessaire. Une grande responsabilité vis-à-vis de l’espèce pèse à ce point de vue sur nos générations.

Il se peut aussi que l’aventure humaine devienne merveilleuse puisque étant donnée l’énormité du temps dont nous disposons, notre espèce, si elle sait réaliser son unité, peut donner naissance à des formes de vie infiniment plus riches par rapport à la nôtre, dans la même proportion ou dans une proportion plus grande encore que la nôtre n’est riche par rapport à celles dont elle est issue. Il y a là une grande espérance dont la réalisation dépend de chacun de nous.

La doctrine d’évolution, d’origine scientifique, pénètre de plus en plus toutes les conceptions et toutes les sciences humaines. Elle nous montre la voie et justifie les règles d’action dégagées de l’expérience et fondées sur une conscience de plus en plus claire de la solidarité humaine en vue d’un but qui nous apparaît de plus en plus élevé.

Nous devons être prêts, en insérant le plus largement et le plus consciemment possible, notre vie individuelle dans la vie de l’espèce, à des sacrifices pour la cause collective. Un instinct profond nous y pousse ; comme l’instinct maternel fait accepter à la femme les douleurs de l’enfantement pour continuer la vie, nous devons prendre notre part de l’effort nécessaire à l’incessante éclosion d’un monde nouveau. Nous le ferons de manière d’autant plus efficace qu’elle sera plus consciente et plus éclairée.

J’ai tenté de vous montrer les services que peut rendre l’introduction de l’esprit scientifique comme lien entre les éléments divers de la culture, depuis ceux qui nous préparent à l’action sur les choses en vue de la libération matérielle des hommes, jusqu’à ceux qui concernent les relations entre les hommes en vue d’atteindre, à travers la justice, la libération et le règne de l’esprit. Indépendamment d’ailleurs de ses résultats lointains, l’introduction de cet esprit peut donner à tous, avec la joie de comprendre, la confiance dans l’avenir de l’espèce et l’apaisement des inquiétudes ancestrales.

Voilà donc la solution que je vous propose, au moins de manière provisoire, au problème de la culture générale, de l’éducation qui doit faire participer le plus largement et le plus pleinement possible chaque individu à la merveilleuse aventure de l’espèce.