Le roi s’amuse/Acte II

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Eugène Renduel (Œuvres complètes de Victor Hugo. Drames, Tome Vp. 75-120).
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II

SALTABADIL.


PERSONNAGES.


FRANÇOIS PREMIER.
TRIBOULET.
BLANCHE.
SALTABADIL.
CLÉMENT MAROT.
M. DE PIENNE.
M. DE GORDES.
M. DE PARDAILLAN.
M. DE BRION.
M. DE MONTCHENU.
M. DE MONTMORENCY.
M. DE COSSÉ.
DAME BÉRARDE.


ACTE II.


Le recoin le plus désert du cul-de-sac Bussy. À droite, une petite maison de discrète apparence, avec une petite cour entourée d’un mur qui occupe une partie du théâtre. Dans cette cour, quelques arbres, un banc de pierre. Dans le mur une porte qui donne sur la rue ; sur le mur, une terrasse étroite couverte d’un toit supporté par des arcades dans le goût de la renaissance. — La porte du premier étage de la maison donne sur cette terrasse qui communique avec la cour par un degré. — À gauche, les murs très-hauts des jardins de l’hôtel de Cossé. — Au fond, des maisons éloignées ; le clocher de Saint-Severin.


Séparateur



Scène I.


TRIBOULET, SALTABADIL. — Pendant une partie de la scène
M. DE PIENNE et M. DE GORDES au fond du théâtre.
Triboulet, enveloppé d’un manteau et sans aucun de ses attributs de bouffon, paraît dans la rue, et se dirige vers la porte pratiquée dans le mur. Un homme vêtu de noir et également couvert d’une cape, dont le bas est relevé par une épée, le suit.
Triboulet, rêveur.

Ce vieillard m’a maudit !

L’homme, le saluant.

Ce vieillard m’a maudit ! Monsieur…

Triboulet, se détournant avec humeur.

Ce vieillard m’a maudit ! Monsieur…Ah !…
Ce vieillard m’a maudit ! Monsieur…Cherchant dans sa poche.
Ce vieillard m’a maudit ! Monsieur… Ah !…Je n’ai rien.

L’homme.

Je ne demande rien, monsieur ! fi donc !

Triboulet, lui faisant signe de le laisser tranquille et de s’éloigner.

Je ne demande rien, monsieur ! fi donc ! C’est bien !

Entrent M. de Pienne et M. de Gordes, qui s’arrêtent en observation au fond du théâtre.
L’homme, le saluant.

Monsieur me juge mal. Je suis homme d’épée.

Triboulet, reculant.

À part.
Est-ce un voleur ?

L’homme, s’approchant d’un air doucereux.

Est-ce un voleur ? Monsieur a la mine occupée.
Je vous vois tous les soirs de ce côté rôder.
Vous avez l’air d’avoir une femme à garder !

Triboulet.

À part.
Diable !
Haut.
Diable ! Je ne dis pas mes affaires aux autres.

Il veut passer outre : l’homme le retient.
L’homme.

Mais c’est pour votre bien qu’on se mêle des vôtres.
Si vous me connaissiez, vous me traiteriez mieux.
S’approchant.
Peut-être à votre femme un fat fait les doux yeux,
Et vous êtes jaloux ?…

Triboulet, impatient.

Et vous êtes jaloux ?…Que voulez-vous en somme ?

L’homme, avec un sourire aimable, bas et vite.

Pour quelque paraguante on vous tuera votre homme.

Triboulet, respirant.

Ah ! c’est fort bien !

L’homme.

Ah ! c’est fort bien ! Monsieur, vous voyez que je suis
Un honnête homme.

Triboulet.

Un honnête homme.Peste !

L’homme.

Un honnête homme. Peste ! Et que si je vous suis,
C’est pour de bons desseins.

Triboulet.

C’est pour de bons desseins.Oui, certe, un homme utile !

L’homme, modestement.

Le gardien de l’honneur des dames de la ville.

Triboulet.

Et combien prenez-vous pour tuer un galant ?

L’homme.

C’est selon le galant qu’on tue, — et le talent
Qu’on a.

Triboulet.

Qu’on a.Pour dépêcher un grand seigneur ?

L’homme.

Qu’on a. Pour dépêcher un grand seigneur ?Ah ! diantre !
On court plus d’un péril de coups d’épée au ventre.
Ces gens-là sont armés. On y risque sa chair.
Le grand seigneur est cher.

Triboulet.

Le grand seigneur est cher.Le grand seigneur est cher !
Est-ce que les bourgeois, par hasard, se permettent
De se faire tuer entr’eux ?

L’homme, souriant.

De se faire tuer entr’eux ?Mais ils s’y mettent !
— C’est un luxe pourtant. — Luxe, vous comprenez,
Qui reste en général parmi les gens bien nés.
Il est quelques faquins, qui, pour de grosses sommes,

Tiennent à se donner des airs de gentilshommes,
Et me font travailler. — Mais ils me font pitié.
— On me donne moitié d’avance, et la moitié
Après.

Triboulet, hochant la tête.

Après.Oui, vous risquez le gibet, le supplice…

L’homme, souriant.

Non, non, nous redevons un droit à la police.

Triboulet.

Tant pour un homme ?

L’homme, avec un signe affirmatif.

Tant pour un homme ? À moins… que vous dirai-je, moi ?…
Qu’on n’ait tué, mon Dieu !… qu’on n’ait tué… le Roi !

Triboulet.

Et comment t’y prends-tu ?

L’homme.

Et comment t’y prends-tu ? Monsieur, je tue en ville
Ou chez moi, comme on veut.

Triboulet.

Ou chez moi, comme on veut.Ta manière est civile.

L’homme.

J’ai, pour aller en ville, un estoc bien pointu.
J’attends l’homme le soir…

Triboulet.

J’attends l’homme le soir…Chez toi, comment fais-tu ?

L’homme.

J’ai ma sœur Maguelonne, une fort belle fille
Qui danse dans la rue, et qu’on trouve gentille.
Elle attire chez nous le galant une nuit…

Triboulet.

Je comprends.

L’homme.

Je comprends.Vous voyez, cela se fait sans bruit,
C’est décent. — Donnez-moi, monsieur, votre pratique,
Vous en serez content. Je ne tiens pas boutique,
Je ne fais pas d’éclat. Surtout, je ne suis point
De ces gens à poignard, serrés dans leur pourpoint,
Qui vont se mettre dix pour la moindre équipée,
Bandits, dont le courage est court comme l’épée.

Il tire de dessous sa cape une épée démesurément longue.

Voici mon instrument. —
Voici mon instrumentTriboulet recule d’effroi.
Voici mon instrument. —Pour vous servir.

Triboulet, considérant l’épée avec surprise.

Voici mon instrument. — Pour vous servir.Vraiment !
— Merci, je n’ai besoin de rien pour le moment.

L’homme, remettant l’épée au fourreau.

Tant pis. — Quand vous voudrez me voir, je me promène

Tous les jours à midi devant l’hôtel du Maine.
Mon nom, Saltabadil.

Triboulet.

Mon nom, Saltabadil.Bohême ?

L’homme, saluant.

Mon nom, Saltabadil. Bohême ? Et Bourguignon.

M. de Gordes, écrivant sur ses tablettes au fond du théâtre.

Bas à M. de Pienne.
Un homme précieux, et dont je prends le nom.

L’homme, à Triboulet.

Monsieur, ne pensez pas mal de moi, je vous prie.

Triboulet.

Non. Que diable, il faut bien avoir une industrie !

L’homme.

À moins de mendier, et d’être un fainéant,
Un gueux. — J’ai quatre enfants…

Triboulet.

Un gueux. — J’ai quatre enfants…Qu’il serait malséant
De ne pas élever… —
Le congédiant.
De ne pas élever… — Le ciel vous tienne en joie !

M. de Pienne, à M. de Gordes, au fond, montrant Triboulet.

Il fait grand jour encor, je crains qu’il ne nous voie.

Tous deux sortent.
Triboulet, à l’homme.

Bonsoir !

L’homme, le saluant.

Bonsoir ! Adiusias. Tout votre serviteur.

Il sort.
Triboulet, le regardant s’éloigner.

Nous sommes tous les deux à la même hauteur.
Une langue acérée, une lame pointue.
Je suis l’homme qui rit, il est l’homme qui tue.



Scène II.


L’homme disparu, Triboulet ouvre doucement la petite porte pratiquée dans le mur de la cour ; il regarde au dehors avec précaution, puis il tire la clef de la serrure et referme soigneusement la porte en dedans ; il fait quelques pas dans la cour d’un air soucieux et préoccupé.


TRIBOULET, seul.

Ce vieillard m’a maudit !… — Pendant qu’il me parlait,
Pendant qu’il me criait : — Oh ! sois maudit, valet ! —
Je raillais sa douleur, — oh ! oui, j’étais infâme,
Je riais, mais j’avais l’épouvante dans l’âme. —
Il va s’asseoir sur le petit banc près de la table de pierre.
Maudit !
Profondément rêveur et la main sur son front.
Maudit ! Ah ! la nature et les hommes m’ont fait
Bien méchant, bien cruel et bien lâche en effet.
Ô rage ! être bouffon ! ô rage ! être difforme !
Toujours cette pensée ! et, qu’on veille ou qu’on dorme,
Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour,
Retomber sur ceci : Je suis bouffon de cour !
Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire
Que rire ! — Quel excès d’opprobre et de misère !
Quoi ! ce qu’ont les soldats ramassés en troupeau
Autour de ce haillon qu’ils appellent drapeau,

Ce qui reste, après tout, au mendiant d’Espagne,
À l’esclave en Tunis, au forçat dans son bagne,
À tout homme, ici-bas, qui respire et se meut,
Le droit de ne pas rire et de pleurer, s’il veut,
Je ne l’ai pas ! — Ô Dieu ! triste et l’humeur mauvaise,
Pris dans un corps mal fait où je suis mal à l’aise,
Tout rempli de dégoût de ma difformité,
Jaloux de toute force et de toute beauté,
Entouré de splendeurs qui me rendent plus sombre,
Parfois, farouche et seul, si je cherche un peu l’ombre,
Si je veux recueillir et calmer un moment
Mon âme qui sanglote et pleure amèrement,
Mon maître tout à coup survient, mon joyeux maître,
Qui, tout-puissant, aimé des femmes, content d’être,
À force de bonheur oubliant le tombeau,
Grand, jeune, et bien portant, et roi de France, et beau,
Me pousse avec le pied dans l’ombre où je soupire,
Et me dit en bâillant : Bouffon ! fais-moi donc rire !
— Ô pauvre fou de cour ! — C’est un homme, après tout !
— Eh bien ! la passion qui dans son âme bout,
La rancune, l’orgueil, la colère hautaine,
L’envie et la fureur dont sa poitrine est pleine,
Le calcul éternel de quelque affreux dessein,
Tous ces noirs sentiments qui lui rongent le sein,
Sur un signe du maître, en lui-même il les broie,
Et, pour quiconque en veut, il en fait de la joie !
— Abjection ! s’il marche, ou se lève, ou s’assied,
Toujours il sent le fil qui lui tire le pied.
— Mépris de toute part ! — Tout homme l’humilie.
Ou bien, c’est une reine, une femme, jolie,

Demi-nue et charmante, et dont il voudrait bien,
Qui le laisse jouer sur son lit, comme un chien ! —
Aussi, mes beaux seigneurs, mes railleurs gentilshommes,
Hun ! comme il vous hait bien ! quels ennemis nous sommes !
Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains !
Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains !
Il est le noir démon qui conseille le maître.
Vos fortunes, messieurs, n’ont plus le temps de naître,
Et, sitôt qu’il a pu dans ses ongles saisir
Quelque belle existence, il l’effeuille à plaisir !
— Vous l’avez fait méchant ! — Ô douleur ! est-ce vivre ?
Mêler du fiel au vin dont un autre s’enivre,
Si quelque bon instinct germe en soi, l’effacer,
Étourdir de grelots l’esprit qui veut penser,
Traverser, chaque jour, comme un mauvais génie,
Des fêtes qui pour vous ne sont qu’une ironie,
Démolir le bonheur des heureux, par ennui,
N’avoir d’ambition qu’aux ruines d’autrui,
Et contre tous, partout où le hasard vous pose,
Porter toujours en soi, mêler à toute chose,
Et garder, et cacher sous un rire moqueur
Un fond de vieille haine extravasée au cœur !
Oh ! je suis malheureux ! —
Oh ! je suis malheureuxSe levant du banc de pierre où il est assis.
Oh ! je suis malheureux ! —Mais ici, que m’importe ?
Suis-je pas un autre homme en passant cette porte ?
Oublions un instant le monde dont je sors.
Ici je ne dois rien apporter du dehors.

Retombant dans sa rêverie.
— Ce vieillard m’a maudit ! — Pourquoi cette pensée
Revient-elle toujours lorsque je l’ai chassée ?
Pourvu qu’il n’aille rien m’arriver ?
Pourvu qu’il n’aille rienHaussant les épaules.
Pourvu qu’il n’aille rien m’arriver ? Suis-je fou ?


Il va à la porte de la maison et frappe. Elle s’ouvre. Une jeune fille, vêtue de blanc, en sort, et se jette joyeusement dans ses bras.



Scène III.


TRIBOULET, BLANCHE, ensuite Dame BÉRARDE.
Triboulet.

Ma fille !

Il la serre sur sa poitrine avec transport.

Ma fille ! Oh ! mets tes bras à l’entour de mon cou !
— Sur mon cœur ! — Près de toi, tout rit, rien ne me pèse,
Enfant, je suis heureux, et je respire à l’aise !

Il la regarde d’un œil enivré.

— Plus belle tous les jours ! — Tu ne manques de rien,
Dis ? — es-tu bien ici ? — Blanche, embrasse-moi bien !

Blanche, dans ses bras.

Comme vous êtes bon, mon père !

Triboulet, s’asseyant.

Comme vous êtes bon, mon père ! Non, je t’aime,
Voilà tout. N’es-tu pas ma vie et mon sang même ?
Si je ne t’avais point, qu’est-ce que je ferais,
Mon Dieu !

Blanche, lui posant la main sur le front.

Mon Dieu ! Vous soupirez : quelques chagrins secrets,
N’est-ce pas ? Dites-les à votre pauvre fille.
Hélas ! je ne sais pas, moi, quelle est ma famille.

Triboulet.

Enfant, tu n’en as pas !

Blanche.

Enfant, tu n’en as pas ! J’ignore votre nom.

Triboulet.

Que t’importe mon nom !

Blanche.

Que t’importe mon nom ! Nos voisins de Chinon,
De la petite ville où je fus élevée,
Me croyaient orpheline, avant votre arrivée.

Triboulet.

J’aurais dû t’y laisser. C’eût été plus prudent.
Mais je ne pouvais plus vivre ainsi cependant.
J’avais besoin de toi, besoin d’un cœur qui m’aime.

Il la serre de nouveau dans ses bras.
Blanche.

Si vous ne voulez pas me parler de vous-même…

Triboulet.

Ne sors jamais !

Blanche.

Ne sors jamais ! Je suis ici depuis deux mois,
Je suis allée en tout à l’église huit fois.

Triboulet.

Bien.

Blanche.

Bien.Mon bon père, au moins parlez-moi de ma mère !

Triboulet.

Oh ! ne réveille pas une pensée amère,
Ne me rappelle pas qu’autrefois j’ai trouvé,
— Et, si tu n’étais là, je dirais : j’ai rêvé, —
Une femme contraire à la plupart des femmes,
Qui, dans ce monde, où rien n’appareille les âmes,
Me voyant seul, infirme, et pauvre, et détesté,
M’aima pour ma misère et ma difformité !
Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle
L’angélique secret de son amour fidèle,
De son amour, passé sur moi comme un éclair,
Rayon du paradis tombé dans mon enfer !
Que la terre, toujours à nous recevoir prête,

Soit légère à ce sein qui reposa ma tête !
— Toi, seule, m’es restée ! —
Toi, seule, m’es restée ! —Levant les yeux au ciel.
Toi, seule, m’es restée ! —Eh bien ! mon Dieu, merci !

Il pleure et cache son front dans ses mains.
Blanche.

Que vous devez souffrir ! vous voir pleurer ainsi,
Non, je ne le veux pas, non, cela me déchire !

Triboulet.

Et que dirais-tu donc si tu me voyais rire !

Blanche.

Mon père, qu’avez-vous ? dites-moi votre nom.
Oh ! versez dans mon sein toutes vos peines !

Triboulet.

Oh ! versez dans mon sein toutes vos peines ! Non.
À quoi bon me nommer ? Je suis ton père. — Écoute,
Hors d’ici, vois-tu bien, peut-être on me redoute,
Qui sait ? l’un me méprise et l’autre me maudit.
Mon nom, qu’en ferais-tu quand je te l’aurais dit ?
Je veux ici, du moins, je veux, en ta présence,
Dans ce seul coin du monde où tout soit innocence,
N’être pour toi qu’un père, un père vénéré,
Quelque chose de saint, d’auguste et de sacré !

Blanche.

Mon père !

Triboulet, la serrant avec emportement dans ses bras.

Mon père ! Est-il ailleurs un cœur qui me réponde ?
Oh ! je t’aime pour tout ce que je hais au monde !
— Assieds-toi près de moi. Viens, parlons de cela.
Dis, aimes-tu ton père ? et puisque nous voilà
Ensemble, et que ta main entre mes mains repose,
Qu’est-ce donc qui nous force à parler d’autre chose ?
Ma fille, ô seul bonheur que le ciel m’ait permis,
D’autres ont des parents, des frères, des amis,
Une femme, un mari, des vassaux, un cortège
D’aïeux et d’alliés, plusieurs enfants, que sais-je ?
Moi, je n’ai que toi seule ! Un autre est riche, — eh bien,
Toi seule es mon trésor, et toi seule es mon bien !
Un autre croit en Dieu. Je ne crois qu’en ton âme !
D’autres ont la jeunesse et l’amour d’une femme,
Ils ont l’orgueil, l’éclat, la grâce et la santé,
Ils sont beaux ; moi, vois-tu, je n’ai que ta beauté !
Chère enfant ! — Ma cité, mon pays, ma famille,
Mon épouse, ma mère, et ma sœur, et ma fille,
Mon bonheur, ma richesse, et mon culte, et ma loi,
Mon univers, c’est toi, toujours toi, rien que toi !
De tout autre côté ma pauvre âme est froissée.
— Oh ! si je te perdais !… — Non, c’est une pensée
Que je ne pourrais pas supporter un moment !
— Souris-moi donc un peu. — Ton sourire est charmant.
Oui, c’est toute ta mère ! — Elle était aussi belle.

Tu te passes souvent la main au front comme elle,
Comme pour l’essuyer, car il faut au cœur pur
Un front tout innocence et des yeux tout azur.
Tu rayonnes pour moi d’une angélique flamme,
À travers ton beau corps mon âme voit ton âme,
Même les yeux fermés, c’est égal, je te vois.
Le jour me vient de toi. Je me voudrais parfois
Aveugle et l’œil voilé d’obscurité profonde,
Afin de n’avoir pas d’autre soleil au monde !

Blanche.

Oh ! que je voudrais bien vous rendre heureux !

Triboulet.

Oh ! que je voudrais bien vous rendre heureux ! Qui ? moi ?
Je suis heureux ici ! quand je vous aperçoi,
Ma fille, c’est assez pour que mon cœur se fonde.
Il lui passe la main dans les cheveux en souriant.
Oh ! les beaux cheveux noirs ! enfant, vous étiez blonde,
Qui le croirait ?

Blanche, prenant un air caressant.

Qui le croirait ? Un jour, avant le couvre-feu,
Je voudrais bien sortir, et voir Paris un peu.

Triboulet, impétueusement.

Jamais, jamais ! — Ma fille, avec dame Bérarde
Tu n’es jamais sortie, au moins ?

Blanche, tremblante.

Tu n’es jamais sortie, au moins ? Non.

Triboulet.

Tu n’es jamais sortie, au moins ? Non.Prends-y garde !

Blanche.

Je ne vais qu’à l’église.

Triboulet, à part.

Je ne vais qu’à l’église.Ô ciel ! on la verrait,
On la suivrait, peut-être on me l’enlèverait !
La fille d’un bouffon, cela se déshonore,
Et l’on ne fait qu’en rire ! oh ! —
Et l’on ne fait qu’en rire ! oh !Haut.
Et l’on ne fait qu’en rire ! oh ! —Je t’en prie encore,
Reste ici renfermée ! Enfant, si tu savais
Comme l’air de Paris aux femmes est mauvais !
Comme les débauchés vont courant par la ville !
Oh ! les seigneurs surtout !
Oh ! les seigneursLevant les yeux au ciel
Oh ! les seigneurs surtout ! Ô Dieu ! dans cet asile,
Fais croître sous tes yeux, préserve des douleurs
Et du vent orageux qui flétrit d’autres fleurs,
Garde de toute haleine impure, même en rêve,
Pour qu’un malheureux père, à ses heures de trêve,
En puisse respirer le parfum abrité,
Cette rose de grâce et de virginité !

Il cache sa tête dans ses mains et pleure.
Blanche.

Je ne parlerai plus de sortir ; mais, par grâce,
Ne pleurez pas ainsi !

Triboulet.

Ne pleurez pas ainsi ! Non, cela me délasse.
J’ai tant ri l’autre nuit !
J’ai tant ri l’autre nuitSe levant.
J’ai tant ri l’autre nuit ! Mais c’est trop m’oublier.
Blanche, il est temps d’aller reprendre mon collier.
Adieu.

Le jour baisse.
Blanche, l’embrassant.

Adieu.Reviendrez-vous bientôt, dites ?

Triboulet.

Adieu. Reviendrez-vous bientôt, dites ? Peut-être.
Vois-tu, ma pauvre enfant, je ne suis pas mon maître.
Appelant.
Dame Bérarde !

Une vieille duègne paraît à la porte de la maison.
Dame Bérarde.

Dame Bérarde ! Quoi, monsieur ?

Triboulet.

Dame Bérarde ! Quoi, monsieur ? Lorsque je vien,
Personne ne me voit entrer ?

Dame Bérarde.

Personne ne me voit entrer ? Je le crois bien,
C’est si désert !

Il est presque nuit. De l’autre côté du mur, dans la rue, paraît le Roi, déguisé sous des vêtements simples et de couleur sombre ; il examine la hauteur du mur et la porte qui est fermée, avec des signes d’impatience et de dépit.
Triboulet, tenant Blanche embrassée.

C’est si désert ! Adieu, ma fille bien-aimée !
À dame Bérarde.
La porte sur le quai, vous la tenez fermée ?
Dame Bérarde fait un signe affirmatif.
Je sais une maison, derrière Saint-Germain,
Plus retirée encor. Je la verrai demain.

Blanche.

Mon père, celle-ci me plaît pour la terrasse
D’où l’on voit les jardins.

Triboulet.

D’où l’on voit les jardins.N’y monte pas, de grâce !
Écoutant.
Marche-t-on pas dehors ?

Il va à la porte de la cour, l’ouvre et regarde avec inquiétude dans la rue. Le roi se cache dans un enfoncement près de la porte, que Triboulet laisse entr’ouverte.

Blanche, montrant la terrasse.

Marche-t-on pas dehors ? Quoi ! ne puis-je le soir
Aller respirer là ?

Triboulet, revenant.

Aller respirer là ? Prends garde, on peut t’y voir.

Pendant qu’il a le dos tourné, le roi se glisse dans la cour par la porte entre-bâillée et se cache derrière un gros arbre.

À dame Bérarde.
Vous, ne mettez jamais de lampe à la fenêtre.

Dame Bérarde, joignant les mains.

Et comment voulez-vous qu’un homme ici pénètre ?

Elle se retourne et aperçoit le roi derrière l’arbre. Elle s’interrompt, ébahie. Au moment où elle ouvre la bouche pour crier, le roi lui jette dans la gorgerette une bourse, qu’elle prend, qu’elle pèse dans sa main, et qui la fait taire.
Blanche, à Triboulet qui est allé visiter la terrasse avec une lanterne.

Quelles précautions ! mon père, dites-moi,
Mais que craignez-vous donc ?

Triboulet.

Mais que craignez-vous donc ? Rien pour moi, tout pour toi !

Il la serre encore une fois dans ses bras.

Blanche, ma fille, adieu !

Un rayon de la lanterne que tient dame Bérarde éclaire Triboulet et Blanche.
Le Roi, à part, derrière l’arbre.

Blanche, ma fille, adieu ! Triboulet !
Blanche, ma fille, adieu ! TribouletIl rit.
Blanche, ma fille, adieu ! Triboulet ! Comment, diable !
La fille à Triboulet ! l’histoire est impayable !

Triboulet.
Au moment de sortir, il revient sur ses pas.

J’y pense, quand tu vas à l’église prier,
Personne ne vous suit ?

Blanche baisse les yeux avec embarras.
Dame Bérarde.

Personne ne vous suit ? Jamais !

Triboulet.

Personne ne vous suit ? Jamais ! Il faut crier
Si l’on vous suivait.

Dame Bérarde.

Si l’on vous suivait.Ah ! j’appellerais main-forte !

Triboulet.

Et puis, n’ouvrez jamais si l’on frappe à la porte.

Dame Bérarde, comme enchérissant sur les précautions de Triboulet.

Quand ce serait le Roi !

Triboulet.

Quand ce serait le Roi ! Surtout si c’est le Roi !


Il embrasse encore une fois sa fille, et sort en refermant la porte avec soin.



Scène IV.


BLANCHE, DAME BÉRARDE, LE ROI.
Pendant la première partie de la scène, le roi reste caché derrière l’arbre.


Blanche, pensive, écoutant les pas de son père qui s’éloigne.

J’ai du remords, pourtant !

Dame Bérarde.

J’ai du remords, pourtant ! Du remords ! et pourquoi ?

Blanche.

Comme à la moindre chose il s’effraie et s’alarme !
En partant, dans ses yeux j’ai vu luire une larme.
Pauvre père ! si bon ! j’aurais dû l’avertir
Que le dimanche, à l’heure où nous pouvons sortir,
Un jeune homme nous suit. — Tu sais, ce beau jeune homme.

Dame Bérarde.

Pourquoi donc lui conter cela, madame ? en somme,
Votre père est un peu sauvage et singulier.
Vous haïssez donc bien ce jeune cavalier ?

Blanche.

Moi, le haïr ! oh ! non. — Hélas ! bien au contraire,
Depuis que je l’ai vu rien ne peut m’en distraire.
Du jour où son regard à mon regard parla
Le reste n’est plus rien, je le vois toujours là,
Je suis à lui ! vois-tu, je m’en fais une idée… —
Il me semble plus grand que tous d’une coudée !
Comme il est brave et doux ! comme il est noble et fier !
Bérarde ! et qu’à cheval il doit avoir bel air !

Dame Bérarde.

C’est vrai qu’il est charmant !

Elle passe près du roi, qui lui donne une poignée de pièces d’or, qu’elle empoche.
Blanche.

C’est vrai qu’il est charmant ! Un tel homme doit être…

Dame Bérarde, tendant la main au roi, qui lui donne toujours de l’argent.

Accompli.

Blanche.

Accompli.Dans ses yeux on voit son cœur paraître.
Un grand cœur !

Dame Bérarde.

Un grand cœur ! Certe ! un cœur immense !

À chaque mot que dit dame Bérarde, elle tend la main au roi, qui la lui remplit de pièces d’or.
Blanche.

Un grand cœur ! Certe ! un cœur immense ! Valeureux.

Dame Bérarde, continuant son manège.

Formidable !

Blanche.

Formidable ! Et pourtant… bon.

Dame Bérarde, tendant la main.

Formidable ! Et pourtant… bon.Tendre !

Blanche.

Formidable ! Et pourtant… bon.Tendre ! Généreux.

Dame Bérarde, tendant la main.

Magnifique !

Blanche, avec un profond soupir.

Magnifique ! Il me plaît !

Dame Bérarde, tendant toujours la main à chaque mot qu’elle dit.

Magnifique ! Il me plaît ! Sa taille est sans pareille !
Ses yeux ! — son front ! — son nez !… —

Le Roi, à part.

Ses yeux ! — son front ! — son nez !… —Ô Dieu ! voilà la vieille
Qui m’admire en détail ! je suis dévalisé !

Blanche.

Je t’aime d’en parler aussi bien.

Dame Bérarde.

Je t’aime d’en parler aussi bien.Je le sai.

Le Roi, à part.

De l’huile sur le feu !

Dame Bérarde.

De l’huile sur le feu ! Bon, tendre, un cœur immense !
Valeureux, généreux…

Le Roi, vidant ses poches.

Valeureux, généreux…Diable ! elle recommence !

Dame Bérarde, continuant.

C’est un très-grand seigneur, il a l’air élégant,
Et quelque chose en or de brodé sur son gant.

Elle tend la main. Le roi lui fait signe qu’il n’a plus rien.
Blanche.

Non, je ne voudrais pas qu’il fût seigneur ni prince
Mais un pauvre écolier qui vient de sa province,
Cela doit mieux aimer.

Dame Bérarde.

Cela doit mieux aimer.C’est possible, après tout,
Si vous le préférez ainsi.
Si vous le préférez ainsi.À part.
Si vous le préférez ainsi.Drôle de goût !
Cerveau de jeune fille, où tout se contrarie !
Essayant encore de tendre la main au Roi.
Ce beau jeune homme-là vous aime à la furie.

Le Roi ne donne pas.

À part.
Je crois notre homme à sec. — Plus un sou, plus un mot.

Blanche, toujours sans voir le roi.

Le dimanche jamais ne revient assez tôt.
Quand je ne le vois pas, ma tristesse est bien grande.
Oh ! j’ai cru l’autre jour, au moment de l’offrande,
Qu’il allait me parler, et le cœur m’a battu !
J’y songe nuit et jour ! de son côté, vois-tu,
L’amour qu’il a pour moi l’absorbe. Je suis sûre
Que toujours dans son âme il porte ma figure.
C’est un homme ainsi fait, oh ! cela se voit bien !
D’autres femmes que moi ne le touchent en rien ;
Il n’est pour lui ni jeux, ni passe-temps, ni fête.
Il ne pense qu’à moi.

Dame Bérarde, faisant un dernier effort et tendant la main au roi.

Il ne pense qu’à moi.J’en jurerais ma tête !

Le Roi, ôtant son anneau qu’il lui donne.

Ma bague pour la tête !

Blanche.

Ma bague pour la tête ! Ah ! je voudrais souvent,
En y songeant le jour, la nuit, en y rêvant,
L’avoir là,… — devant moi,…

Le roi sort de sa cachette et va se mettre à genoux près d’elle.
Elle a le visage tourné du côté opposé.

L’avoir là,… — devant moi,…pour lui dire à lui-même :
sois heureux ! sois content ! oh ! oui, je t’ai…

Elle se retourne, voit le roi à ses genoux, et s’arrête, pétrifiée.
Le Roi, lui tendant les bras.

sois heureux ! sois content ! oh ! oui, je t’aiJe t’aime !
Achève ! achève ! — Oh ! dis : je t’aime ! Ne crains rien.
Dans une telle bouche un tel mot va si bien !

Blanche, effrayée, cherchant des yeux dame Bérarde qui a disparu.

Bérarde !… — Plus personne, ô Dieu ! qui me réponde !
Personne !

Le Roi, toujours à genoux.

Personne ! Deux amants heureux, c’est tout un monde !

Blanche, tremblante.

Monsieur, d’où venez-vous ?

Le Roi.

Monsieur, d’où venez-vous ? De l’enfer ou du ciel,
Qu’importe ! que je sois Satan ou Gabriel,
Je t’aime !

Blanche.

Je t’aime ! Ô ciel ! ô ciel ! ayez pitié… — J’espère
Qu’on ne vous a point vu ! sortez ! — Dieu ! si mon père…

Le Roi.

Sortir, quand palpitante en mes bras je te tiens,
Lorsque je t’appartiens ! lorsque tu m’appartiens !
— Tu m’aimes ! tu l’as dit.

Blanche, confuse.

Tu m’aimes ! tu l’as dit.Il m’écoutait !

Le Roi.

Tu m’aimes ! tu l’as dit. Il m’écoutait ! Sans doute.
Quel concert plus divin veux-tu donc que j’écoute ?

Blanche, suppliante.

Ah ! vous m’avez parlé. — Maintenant, par pitié,
Sors !

Le Roi.

Sors ! Sortir, quand mon sort à ton sort est lié,
Quand notre double étoile au même horizon brille,

Quand je viens éveiller ton cœur de jeune fille,
Quand le ciel m’a choisi pour ouvrir à l’amour
Ton âme vierge encore et ta paupière au jour !
Viens, regarde, oh ! l’amour, c’est le soleil de l’âme !
Te sens-tu réchauffée à cette douce flamme ?
Le sceptre que la mort vous donne et vous reprend,
La gloire qu’on ramasse à la guerre en courant,
Se faire un nom fameux, avoir de grands domaines,
Être empereur ou roi, ce sont choses humaines,
Il n’est sur cette terre, où tout passe à son tour,
Qu’une chose qui soit divine, et c’est l’amour !
Blanche, c’est le bonheur que ton amant t’apporte,
Le bonheur, qui, timide, attendait à ta porte !
La vie est une fleur, l’amour en est le miel.
C’est la colombe unie à l’aigle dans le ciel,
C’est la grâce tremblante à la force appuyée,
C’est ta main dans ma main doucement oubliée…
— Aimons-nous ! aimons-nous !

Il cherche à l’embrasser. Elle se débat.
Blanche.

Aimons-nous ! aimons-nous ! Non ! Laissez !

Il la serre dans ses bras, et lui prend un baiser.
Dame Bérarde, au fond du théâtre, sur la terrasse, à part.

Aimons-nous ! aimons-nous ! Non ! Laissez ! Il va bien !

Le Roi, à part.

Elle est prise !
Elle est prise ! Haut.
Elle est prise ! Dis-moi que tu m’aimes !

Dame Bérarde, au fond, à part.

Elle est prise ! Dis-moi que tu m’aimes ! Vaurien !

Le Roi.

Blanche ! redis-le moi !

Blanche, baissant les yeux.

Blanche ! redis-le moi ! Vous m’avez entendue.
Vous le savez.

Le Roi, l’embrasse de nouveau avec transport.

Vous le savez.Je suis heureux !

Blanche.

Vous le savez. Je suis heureux ! Je suis perdue !

Le Roi.

Non, heureuse avec moi !

Blanche, s’arrachant de ses bras.

Non, heureuse avec moi ! Vous m’êtes étranger.
Dites-moi votre nom.

Dame Bérarde, au fond, à part.

Dites-moi votre nom.Il est temps d’y songer !

Blanche.

Vous n’êtes pas au moins seigneur ni gentilhomme ?
Mon père les craint tant !

Le Roi.

Mon père les craint tant ! Mon Dieu, non, je me nomme…
À part.
— Voyons ?…
Voyons ? Il cherche.
Voyons ?…Gaucher Mahiet. — Je suis un écolier…
Très-pauvre… !

Dame Bérarde, occupée en ce moment même à compter l’argent qu’il lui a donné.

Très-pauvre !…Est-il menteur !

Entrent dans la rue M. de Pienne et M. de Pardaillan, enveloppés de manteaux, une lanterne sourde à la main.
M. de Pienne, bas à M. de Pardaillan.

Très-pauvre !… Est-il menteur ! C’est ici, chevalier !

Dame Bérarde, bas, et descendant précipitamment la terrasse.

J’entends quelqu’un dehors.

Blanche, effrayée.

J’entends quelqu’un dehors.C’est mon père peut-être !

Dame Bérarde, au roi.

Partez, monsieur !

Le Roi.

Partez, monsieur ! Que n’ai-je entre mes mains le traître
Qui me dérange ainsi !

Blanche, à dame Bérarde.

Qui me dérange ainsi ! Fais-le vite passer
Par la porte du quai.

Le Roi, à Blanche.

Par la porte du quai.Quoi ! déjà te laisser !
M’aimeras-tu demain ?

Blanche.

M’aimeras-tu demain ? Et vous ?

Le Roi.

M’aimeras-tu demain ? Et vous ? Ma vie entière !

Blanche.

Ah ! vous me tromperez, car je trompe mon père!

Le Roi.

Jamais ! — Un seul baiser, Blanche, sur tes beaux yeux.

Dame Bérarde, à part.

Mais c’est un embrasseur tout à fait furieux !

Blanche, faisant quelque résistance.

Non, non !

Le roi l’embrasse, et rentre avec dame Bérarde dans la maison.


Blanche reste quelque temps les yeux fixés sur la porte par où il est sorti ; puis elle rentre elle-même. Pendant ce temps-là, la rue se peuple de gentilshommes armés, couverts de manteaux et masqués. M. de Gordes, M. de Cossé, MM. de Montchenu, de Brion et de Montmorency, Clément Marot, rejoignent successivement M. de Pienne et M. de Pardaillan. La nuit est très-noire. La lanterne sourde de ces messieurs est bouchée. Ils se font entre eux des signes de reconnaissance, et se montrent la maison de Blanche. Un valet les suit portant une échelle.



Scène V.


LES GENTILSHOMMES, puis TRIBOULET, puis BLANCHE.
Blanche reparaît par la porte du premier étage sur la terrasse. Elle tient à la main un flambeau qui éclaire son visage.


Blanche, sur la terrasse.

Non, non ! Gaucher Mahiet ! nom de celui que j’aime,
Grave-toi dans mon cœur !

M. de Pienne, aux gentilshommes.

Grave-toi dans mon cœur ! Messieurs, c’est elle-même !

M. de Pardaillan.

Voyons !

M. de Gordes, dédaigneusement.

Voyons ! Quelque beauté bourgeoise !
Voyons ! Quelque beauté bourgeoiseÀ M. de Pienne.
Voyons ! Quelque beauté bourgeoise ! Je te plains
Si tu fais ton régal de femmes de vilains !

En ce moment Blanche se retourne, de façon que les gentilshommes peuvent la voir.
M. de Pienne, à M. de Gordes.

Comment la trouves-tu ?

Marot.

Comment la trouves-tu ? La vilaine est jolie !

M. de Gordes.

C’est une fée ! un ange ! une grâce accomplie !

M. de Pardaillan.

Quoi ! c’est là la maîtresse à messer Triboulet !
Le sournois !

M. de Gordes.

Le sournois ! Le faquin !

Marot.

Le sournois ! Le faquin ! La plus belle au plus laid.
C’est juste. — Jupiter aime à croiser les races.

Blanche rentre chez elle. On ne voit plus qu’une lumière à la fenêtre.
M. de Pienne.

Messieurs, ne perdons pas notre temps en grimaces.
Nous avons résolu de punir Triboulet.
Or, nous sommes ici, tous, à l’heure qu’il est,
Avec notre rancune, et, de plus, une échelle.
Escaladons le mur et volons-lui sa belle,
Portons la dame au Louvre, et que sa majesté
À son lever demain trouve cette beauté.

M. de Cossé.

Le roi mettra la main dessus, que je suppose.

Marot.

Le diable à sa façon débrouillera la chose !

M. de Pienne.

Bien dit. À l’œuvre !

M. de Gordes.

Bien dit. À l’œuvre ! Au fait, c’est un morceau de roi.

Entre Triboulet.
Triboulet, rêveur, au fond du théâtre.

Je reviens… à quoi bon ? Ah ! je ne sais pourquoi !

M. de Cossé, aux gentilshommes.

Çà, trouvez-vous si bien, messieurs, que, brune et blonde,
Notre roi prenne ainsi la femme à tout le monde ?
Je voudrais bien savoir ce que le Roi dirait
Si quelqu’un usurpait la reine ?

Triboulet, avançant de quelques pas.

Si quelqu’un usurpait la reine ? Oh ! mon secret !
— Ce vieillard m’a maudit ! — Quelque chose me trouble !

La nuit est si épaisse qu’il ne voit pas M. de Gordes près de lui, et qu’il le heurte en passant.

Qui va là ?

M. de Gordes, revenant effaré, bas aux gentilshommes.

Qui va là ? Triboulet, messieurs !

M. de Cossé, bas.

Qui va là ? Triboulet, messieurs ! Victoire double !
Tuons le traître !

M. de Pienne.

Tuons le traître ! Oh ! non.

M. de Cossé.

Tuons le traître ! Oh ! non!Il est dans notre main.

M. de Pienne.

Eh ! nous ne l’aurions plus pour en rire demain !

M. de Gordes.

Oui, si nous le tuons, le tour n’est plus si drôle.

M. de Cossé.

Mais il va nous gêner.

Marot.

Mais il va nous gêner.Laissez-moi la parole.
Je vais arranger tout.

Triboulet, qui est resté dans son coin aux aguets et l’oreille tendue.

Je vais arranger tout.On s’est parlé tout bas.

Marot, approchant.

Triboulet !

Triboulet, d’une voix terrible.

Triboulet ! Qui va là ?

Marot.

Triboulet ! Qui va là ? Là ! ne nous mange pas.
C’est moi.

Triboulet.

C’est moi.Qui, toi ?

Marot.

C’est moi. Qui, toi ? Marot.

Triboulet.

C’est moi. Qui, toi ? Marot.Ah ! la nuit est si noire !

Marot.

Oui, le diable s’est fait du ciel une écritoire.

Triboulet.

Dans quel but ?…

Marot.

Dans quel but ?…Nous venons, ne l’as-tu pas pensé ?
Enlever pour le Roi madame de Cossé.

Triboulet, respirant.

Ah !… — Très-bien !

M. de Cossé, à part.

Ah !… — très-bien ! Je voudrais lui rompre quelque membre !

Triboulet, à Marot.

Mais comment ferez-vous pour entrer dans sa chambre ?

Marot, bas à M. de Cossé.

Donnez-moi votre clé.

M. de Cossé lui passe la clef, qu’il transmet à Triboulet.

Donnez-moi votre clé.Tiens, touche cette clé.
Y sens-tu le blason de Cossé ciselé ?

Triboulet, palpant la clef.

Les trois feuilles de scie, oui.
Les trois feuilles de scie, oui.À part.
Les trois feuilles de scie, oui.Mon Dieu, suis-je bête !
Montrant le mur à gauche.
Voilà l’hôtel Cossé. Que diable avais-je en tête ?
À Marot en lui rendant la clef,
Vous enlevez sa femme au gros Cossé ? j’en suis !

Marot.

Nous sommes tous masqués.

Triboulet.

Nous sommes tous masqués.Eh bien ! un masque !

Marot lui met un masque et ajoute au masque un bandeau, qu’il lui attache sur les yeux et sur les oreilles.

Nous sommes tous masqués. Eh bien ! un masque ! Et puis ?

Marot.

Tu nous tiendras l’échelle ?

Les gentilshommes appliquent l’échelle au mur de la terrasse. Marot y conduit Triboulet, auquel il la fait tenir.
Triboulet, les mains sur l’échelle.

Tu nous tiendras l’échelle ? Hum ! êtes-vous en nombre ?
Je n’y vois plus du tout.

Marot.

Je n’y vois plus du tout.C’est que la nuit est sombre.
Aux autres, en riant.
Vous pouvez crier haut et marcher d’un pas lourd.
Le bandeau que voilà le rend aveugle et sourd.

Les gentilshommes montent l’échelle, enfoncent la porte du premier étage sur la terrasse, et pénètrent dans la maison. Un moment après, l’un d’eux reparaît dans la cour, dont il ouvre la porte en dedans ; puis le groupe tout entier arrive à son tour dans la cour et franchit la porte, emportant Blanche, demi-nue et bâillonnée, qui se débat.
Blanche, échevelée, dans l’éloignement.

Mon père, à mon secours ! ô mon père !

Voix des gentilshommes, dans l’éloignement.

Mon père, à mon secours ! ô mon père ! Victoire !

Ils disparaissent avec Blanche.
Triboulet, resté seul au bas de l’échelle.

Çà, me font-ils ici faire mon purgatoire ?

— Ont-ils bientôt fini ? quelle dérision !

Il lâche l’échelle, porte la main à son masque et rencontre le bandeau.

J’ai les yeux bandés !

Il arrache son bandeau et son masque. À la lumière de la lanterne sourde, qui a été oubliée à terre, il y voit quelque chose de blanc, il le ramasse et reconnaît le voile de sa fille ; il se retourne, l’échelle est appliquée au mur de sa terrasse, la porte de sa maison est ouverte, il y entre comme un furieux, et reparaît un moment après traînant dame Bérarde bâillonnée et demi-vêtue. Il la regarde avec stupeur, puis il s’arrache les cheveux en poussant quelques cris inarticulés. Enfin la voix lui revient.

J’ai les yeux bandés ! Oh ! la malédiction !

Il tombe évanoui.