Le salon en 1844

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LE SALON.

Le jury a voulu, à ce qu’il paraît, se venger, par une épigramme, de la petite insurrection que les artistes ont essayée contre lui l’an dernier. Il a reçu bon nombre de morceaux précédemment refusés, et a de plus grossi le chiffre du livret d’un millier environ des plus pitoyables toiles qui lui sont tombées sous la main. Le but de cette malice est probablement d’offrir au public un spécimen de ce que serait un salon soustrait à son inspection et à sa censure, espérant que l’effroi causé par le résultat de cette tolérance imposera désormais silence aux réclamations, et qu’on sera forcé d’implorer comme un bienfait la sévérité dont on avait eu la sotte indiscrétion de se plaindre. Dans cette supposition, le jury sans doute n’eût pas été fâché de s’entendre cette fois reprocher sa faiblesse, pour se donner le droit de faire tout à son aise de la rigueur. Il n’a pas eu, que nous sachions, et n’aura pas cette satisfaction. En fait, cette prétendue leçon porte à faux, et ne s’adresse à personne. On ne s’est jamais plaint précisément que le jury fût trop sévère ou qu’il ne le fût pas assez, bien qu’on eût le droit à certains égards de lui adresser ces deux reproches en apparence contradictoires. On s’est plaint surtout, et on devra se plaindre encore, de l’arbitraire de ses décisions, dont la dureté ou l’indulgence est également sans règle. Il n’importe guère qu’on reçoive peu ou beaucoup ; le résultat général est le même. Il reste toujours vrai que bon nombre des ouvrages exclus valent autant que bon nombre des admis, et c’est ce défaut d’équité distributive et relative qui blesse particulièrement les intéressés. Les mots de sévérité et d’indulgence sont d’ailleurs ici tout-à-fait déplacés. Le jury est un tribunal ; il n’a d’autre mission, d’autre devoir, d’autre règle de conduite que la justice. Il n’a ni à dispenser des faveurs, ni à exercer des rigueurs. Il se peut sans doute qu’en acceptant en 1844 tels ou tels ouvrages rejetés en 1843, il ait réparé accidentellement une injustice ou une erreur, mais rien ne garantit pourtant qu’il ait mieux jugé cette seconde fois que la première. La contradiction des deux décisions les rend également suspectes, et, dans tous les cas, il y en a nécessairement une de mauvaise. Ces choquantes inconséquences ne sont certes guère propres à rassurer les artistes sur la légitimité des jugemens prononcés par un tribunal sujet à de telles distractions. Il n’y a donc pas à se demander si le changement d’humeur manifesté cette année par le jury a eu des conséquences bonnes ou mauvaises, mais bien si ces brusques transitions de l’extrême rigueur à l’extrême tolérance, si ces hausses et baisses subites dans le chiffre des admissions, ne sont pas en elles-mêmes l’indice certain d’un vice radical dans la constitution et le mode d’opérer de ce comité ? Ce fait seul que, sur une masse à très peu près égale d’objets soumis à son contrôle, le jury peut, ad libitum, en prendre ou en laisser mille de plus, mille de moins, prouve jusqu’à l’évidence que ses opérations ne sont soumises à aucune sorte de principe ou règle appréciable. De telles disproportions dans les résultats, à quelques mois de distance, ne s’expliquent que par le caprice et le hasard. Au lieu donc de féliciter le jury de sa condescendance, réelle ou affectée, aux réclamations du public et des artistes, il faut mettre cette condescendance même au nombre des griefs qu’une critique sérieuse est en droit d’élever contre cette institution. Un pouvoir qui jouit d’une latitude d’action assez élastique et assez absolue pour avoir le droit de pousser si loin les complaisances est évidemment établi sur une base essentiellement vicieuse, et quelles que puissent être les intentions et les lumières des hommes qui l’exercent, il faillira inévitablement à sa tâche, tant que ses fonctions, ses droits et ses devoirs ne seront pas mieux définis et délimités, et tant que ses délibérations et ses jugemens ne seront pas soumis à des formes plus rigoureuses.

Nous n’avons pas l’intention de revenir sur la question du jury. Elle a été trop souvent traitée ici et ailleurs pour n’être pas épuisée. Ce qui précède n’a d’autre but que de renvoyer au jury la petite leçon qu’il a voulu donner à la critique en la chargeant cette année d’un surcroît de besogne, dont elle se serait assurément bien passée.

L’aspect général du salon a paru plus décourageant que de coutume. L’absence systématique de quelques artistes qui ont pris le parti prudent d’assurer leur gloire en ne l’exposant plus à des comparaisons, la fournée additionnelle de sept ou huit cents tableaux, dont on peut se dispenser de parler, mais qu’on ne peut éviter de voir, donnent à la galerie des peintures une physionomie des plus tristes et des plus maussades. Il faut dire aussi que la satiété est pour beaucoup dans cette impression. À peine sortis d’un salon, on nous fait entrer dans un autre, dont l’aspect ne diffère guère du premier que comme une rue parcourue en un sens diffère de la même rue parcourue en sens inverse. Et comment en serait-il autrement ? Que pouvez-vous attendre de nouveau et d’imprévu du travail de quelques mois d’artistes dont les trois quarts exposent, depuis dix, douze, quinze et vingt ans, avec la plus cruelle ponctualité ? En 1824 (notre mémoire ne va pas plus haut), M. Rouillard envoya dix-huit portraits à l’huile, grandeur de nature ; en 1836, il se réduisit ou on le réduisit à huit ; dans ces dernières années, son contingent varie entre six et trois. Il y a progrès sans doute, mais enfin la centième de ces estimables peintures ne nous apprend rien de plus que la première. Ceci est un exemple entre mille. Rien de plus rare au salon que les visages nouveaux, et ceux qui s’y montrent de temps en temps vieillissent si vite, qu’ils se confondent presque immédiatement avec ceux des anciens habitués. Ce régime d’exposition coup sur coup est véritablement accablant. Au lieu de stimuler et de propager le goût du grand et du beau, il l’énerve et l’affadit par l’habitude, et au lieu de développer l’activité intellectuelle de l’art, il ne provoque peut-être en définitive que les efforts matériels d’une fabrication.

Ce dernier effet se révèle déjà avec un caractère de généralité inquiétant. Le salon tend évidemment à se transformer en bazar. La masse des ouvrages produits en vue d’une vente immédiate augmente de jour en jour, et cette année un bon tiers des tableaux ne sont évidemment que des articles de commerce. Paris est aujourd’hui la grande fabrique de peintures de l’Europe. Il expédie en gros des tableaux, comme des gants, des châles et des tabatières. Pour suffire à la demande, l’art a dû prendre les allures d’une industrie, et se soumettre aux deux premières conditions de la production industrielle, la rapidité d’exécution et le bon marché. De là cette masse toujours croissante de produits de pacotille qui encombrent les étalages des marchands et les salles de vente publique. Les conséquences de ce régime industriel pour l’avenir de l’art sont faciles à prévoir. L’exemple de l’Angleterre pourrait au besoin en donner une idée, et il n’est que trop certain que nous faisons en France beaucoup de progrès dans cette voie de perdition. L’institution du salon, qui semblerait devoir maintenir l’art dans la haute sphère d’idées et de sentimens désintéressés dont il ne peut descendre sans se rapetisser et mourir, risque de devenir, par l’usage irréfléchi qu’on en fait et par les abus de son administration, l’instrument le plus actif de cette corruption et de cette décadence. En fait, il est notoirement envahi déjà par ce misérable art de boutique, et on y respire en certains endroits une sorte d’air mercantile nauséabond. Ce noble et splendide palais du Louvre, qui ne doit s’ouvrir qu’à la gloire, serait-il donc destiné à n’être à la longue qu’un entrepôt, un marché central du commerce des tableaux ? Le salon est, avant tout, un musée où l’art national vient, à certains jours choisis, se produire, comme sur un théâtre, et recevoir des applaudissemens en échange et pour prix de ses nobles services. C’est en vue de ce but élevé que le premier salon public, ouvert par la convention nationale, fut nommé un concours, et que plus tard on créa, pour consacrer cette pensée, la grande et belle institution du prix décennal. Il est encore un concours aujourd’hui, même au sens matériel, car chaque année des récompenses et des honneurs sont distribués, au nom du chef de l’état, aux artistes qui se sont distingués. L’exposition perdra-t-elle ce caractère pour devenir, par la désertion des talens supérieurs et par l’envahissement de l’industrialisme artistique, une sorte de foire périodique pour les objets d’art, analogue à celle de Leipzig pour les livres ? C’est ce que l’expérience de quelques années nous fera voir ; mais on peut assurer qu’elle tend déjà à cette fâcheuse transformation. Des causes générales d’une puissance irrésistible poussent à ce résultat. Les préservatifs auxquels on pourrait songer n’auraient probablement qu’une influence indirecte et peu marquée ; sans compter que, s’il est facile d’en imaginer et d’en indiquer plusieurs, il serait impossible d’obtenir qu’on en essayât un seul.

C’est à toutes ces circonstances réunies qu’il faut attribuer la triste physionomie du salon et l’impression générale qu’on en a reçue. Il ne faudrait pas pourtant trop accorder à cette première impression. À la longue, l’œil s’habitue au monotone concert des tons blafards, terreux et rougeâtres répandus sur la plupart de ces toiles ; les objets se classent peu à peu dans leur ordre de mérite, et il s’établit une échelle de proportions, grâce à laquelle la valeur des œuvres placées au sommet devient bientôt absolue de relative qu’elle était, et leur acquiert, à ce titre, une attention et un intérêt qu’on n’aurait pas cru possible de leur accorder au premier abord. Il arrive quelque chose de tout-à-fait semblable lorsqu’on assiste en province aux débuts d’une troupe d’opéra. Le premier jour, tous les chanteurs sont détestables ; on veut sortir au premier acte. Le lendemain, on supporte la pièce, et on commence même à reconnaître quelque mérite au ténor. Les jours d’après, on s’y plaît, et on prend parti pour la Dugazon, qu’une cabale veut siffler. On arrive ainsi par degrés à se dire qu’à tout prendre, l’opéra ne se chante pas si mal en province qu’on se le figure à Paris. Ceci ne prouve peut-être qu’une chose, c’est qu’on s’habitue à tout ; mais nous préférons interpréter le fait autrement et conserver la consolante pensée qu’on trouvera d’autant plus de choses à admirer au salon qu’on y passera plus de temps, quoique cette expérience ne nous ait que très médiocrement réussi, comme on va le voir.

I.

Nous paierons cette fois notre première visite à la sculpture. C’est le moins qu’on puisse faire pour cette pauvre délaissée, qui grelotte de froid et se meurt d’ennui dans ces caveaux humides et déserts. Depuis quelque cent ans, la France a toujours été peu hospitalière pour elle ; il ne serait pas étonnant que, dégoûtée par ce froid accueil, elle disparût un beau jour pour ne plus revenir. Du reste, c’est à peine si elle ose se montrer, car elle entre tout au plus pour un vingtième dans le total des ouvrages exposés. Mais s’il est déjà douloureux de compter ces sculptures, il ne l’est pas moins de les regarder. Quand on songe que c’est là à peu près tout ce que la France peut faire, ou du moins montrer, en ce genre, on est bien tenté de prononcer l’oraison funèbre d’un art réduit à cette détresse.

Cependant, en appliquant la règle de proportion dont nous parlions tout à l’heure, on finit par s’arrêter avec plaisir devant quelques-uns de ces plâtres et de ces marbres dont le banal et froid aspect n’explique que trop la morne solitude qu’ils créent autour d’eux. Il en est même deux ou trois qui n’ont pas besoin d’être comparés à leurs voisins pour être admirés. De ce nombre sont certainement les gracieux et élégans Fonts baptismaux de M. Jouffroy, que le livret a tort d’appeler un baptistère, car le baptistère est le lieu où l’on administre le baptême, et non pas la cuve ou le bassin qui contient l’eau qui sert à baptiser. Le groupe des trois jeunes enfans adossés est un motif qui, pour avoir été souvent traité, conserve encore toute sa naïveté et sa fraîcheur. En art, les idées les plus rebattues sont au fond les meilleures. Tout gît dans l’exécution. Le talent de M. Jouffroy, qui nous avait paru, dans sa figure de la Désillusion, s’égarer à la poursuite de je ne sais quel idéal romanesque, radicalement antipathique à la sculpture et à ses propres instincts, est rentré ici dans le grand chemin de cet art franc du ciseau, qui n’entend rien aux subtilités, et qui ne doit songer à exprimer d’autres idées que celles qu’il peut faire toucher. Il nous a donc mis cette fois entre les mains trois petits corps enfantins, bien gras, bien fins, bien souples, surmontés de trois têtes joufflues, gracieuses et naïves, qu’on est tenté de caresser. On a en revanche une disposition toute contraire à l’égard de ce marmot voisin (no 2245, M. Jehotte), qui rechigne si disgracieusement dans sa lutte avec un petit chien, caricature de Boucher, entremêlée de quelques réminiscences de l’Enfant à l’oie. Nous allions oublier de dire, à l’endroit des Fonts de M. Jouffroy, que le livret attribue à Mme de Lamartine la composition originale de ce morceau. Cette explication n’est pas assez claire pour nous apprendre au juste quelle est la part de chacun des auteurs dans cette œuvre, et par conséquent dans quelle proportion on doit les louer, mais il suffit que nous sachions que c’est M. Jouffroy qui a exécuté, pour n’avoir pas à craindre d’avoir mal distribué nos éloges.

Nous avons pris au premier abord le portrait en pied de miss Adélaïde Kemble (de M. Dantan jeune) pour la muse de la tragédie. Ce n’est que la muse de l’opéra-seria, en costume de Norma. L’explication nous a gâté cette figure. Il est désagréable de prendre une prima donna pour une déesse, et une défroque de théâtre pour la tunique et la chlamyde de Melpomène. M. Dantan a probablement éprouvé les mêmes préoccupations en modelant sa statue ; car, gêné apparemment par la difficulté de réunir dans sa figure les caractères individuels d’un modèle réel, miss Kemble, ceux d’un personnage fictif, la Norma, et enfin ceux d’un personnage idéal, la Muse, il n’a produit qu’un être équivoque qui n’est, en définitive, ni la femme, ni l’actrice, ni la déesse, quoiqu’il prétende réaliser cette trinité. Avec toute son habileté, M. Dantan ne pouvait guère faire mieux sur un thème aussi embrouillé. Nous recommanderons avec plus de confiance ses bustes-portraits (no 2192 et 2193), et particulièrement celui de Thalberg, tous deux parfaitement, quoique sérieusement, ressemblans.

On retrouve dans le petit caveau le David de M. Bonnassieux, qu’on a déjà vu dans une exposition des envois de Rome. C’est une figure du genre de celles qu’on appelle d’étude en langage d’école, mais qui ne manque ni d’élégance ni de distinction, ce qui n’arrive pas d’ordinaire à ses pareilles, sauf cependant la tête, dont le type, quoique évidemment très cherché, n’est pas heureux. On se souvient encore de cet Amour coupant ses ailes, sculpture d’un style discret, délicat et fin, que M. Bonnassieux envoya de Rome il y a quelques années : nous retrouvons dans son buste de la comtesse de C… (no 2163) les mêmes qualités, avec un peu plus de sévérité et de précision. Ce portrait, traité dans le goût antique, révèle une intelligence et un sentiment de l’art qu’on rencontre rarement dans ces centaines de marbres dégrossis d’après les recettes de l’atelier. M. Bonnassieux a la grace ; qu’il y joigne la force. L’union de ces deux choses est le beau, dit-on.

Sous le titre d’une Étude de jeune femme, M. Dumont nous donne, avec quelques variantes, une nouvelle édition du type de la Vénus d’Arles, ce qui ôte à sa statue le mérite de l’imprévu. Cependant, comme il y a toujours à gagner, surtout pour un homme habile, dans ce commerce intime avec les Grecs, la figure de M. Dumont a ce jet franc et juste de la pose et du geste qui donne tant de tournure aux statues antiques. Quant à la Pomone de M. Gatteaux, assez maladroitement placée côte à côte de la précédente, elle mériterait, selon nous, à plus juste titre que celle-ci, la dénomination modeste d’étude. Cette Pomone-là n’est pas assurément celle pour qui le beau Vertumne fit tant de folies.

On a fait aussi les honneurs du caveau à une Geneviève de Brabant, groupe en marbre de M. Geefs (de Bruxelles), d’une composition un peu tourmentée, mais cependant assez heureuse par le choix des lignes générales et l’agencement des figures. La pose de la figure principale est une reproduction assez littérale de celle de la femme de Caïn dans le tableau de M. P. Guérin qui est au Luxembourg. L’exécution fine, ou plutôt très travaillée, et peut-être aussi un peu molle, jointe à la grande variété des aspects créés par le jeu compliqué des lignes, donne à ce morceau une harmonie agréable, semblable à celle qu’on obtient en peinture par le clair-obscur. Il manque malheureusement d’une qualité qui, en sculpture, ne peut être suppléée par aucune autre, le style. Les portraits du roi et de la reine des Belges, du même artiste, sont également d’un travail très étudié, mais sans caractère.

Nous regrettons de ne pas voir auprès de la Geneviève de Brabant, de M. Geefs, la Geneviève de Paris, qu’un artiste français qui s’est fait distinguer dans les précédentes expositions, M. Mercier, se proposait de nous montrer. Le jury a mis, on ne sait pourquoi, son veto sur cette figure, qui est destinée au jardin du Luxembourg. Faudra-t-il donc croire que M. Mercier, auteur de plusieurs statues commandées par le gouvernement, exposant depuis dix ans, a désappris dans l’intervalle d’une année l’art auquel il a consacré sa vie et son intelligence et dû les succès les plus légitimes, et que de maître qu’il était, il est devenu tout à coup assez écolier pour que sa dernière œuvre soit jugée indigne de figurer dans une exhibition française à côté de celles de MM. Gramzow, Geefs, Schoenewerck, etc.… ?

À ce propos, nous observerons, en passant, que les produits de l’art étranger abondent à l’exposition. Il nous en est venu de Londres, de Berlin, de Dusseldorf, d’Anvers, d’Amsterdam, de La Haye, de Francfort, de Florence, de Rome, de Bruxelles surtout, et même de Cracovie. Si ce mouvement se soutient, le salon de Paris pourra bien devenir celui de l’Europe. Il faut souhaiter cordialement la bienvenue à ces visiteurs ; mais le jury pousse trop loin peut-être la courtoisie de l’hospitalité. Lorsqu’un hôte étranger vient frapper à la porte, il serait malséant de lui refuser un coin du foyer, mais il ne faut pas, pour lui faire place, chasser les gens de la maison. Quelle nécessité y avait-il, par exemple, d’installer au plus bel endroit du salon carré ces grandes bêtes à cornes de grandeur naturelle, de M. Verboeckhoven, de Bruxelles ? N’avait-on rien de plus intéressant à mettre là que les portraits en pied de deux vaches flamandes ? Paul Potter a fait, nous le savons, un chef-d’œuvre en ce genre ; mais c’est là un de ces tours de force de l’art qui ne se font pas deux fois. Nous sommes, il est vrai, un peu cousins avec la Belgique, et entre alliés on se doit quelques égards. Soit. Seulement il faudrait de la réciprocité, et qu’on nous traitât bien à notre tour en pareille occasion. Or, les artistes français n’ont guère, dit-on, à se louer de l’accueil qu’on fait à leurs ouvrages dans les expositions de nos voisins, et cela n’est pas bien. Nous invitons donc ces bons voisins à réprimer, au moins devant nous, une susceptibilité nationale qui, à l’égard de la France, est tout ce qu’on peut imaginer de plus ridicule, à vouloir bien se persuader que les droits de nos artistes ne doivent pas plus être contestés dans ce pays que ceux de nos savans, de nos écrivains et de nos soldats, et à admettre enfin que nous ne pouvons être généreux qu’autant qu’ils seront modestes.

Le grand groupe en marbre de M. Bosio, représentant l’Histoire et les Arts consacrant les gloires de la France, est placé si haut et si mal éclairé, qu’on pourrait facilement, malgré ses proportions monumentales, passer devant sans le voir. La sculpture, privée de lumière, disparaît complètement. L’œuvre de M. Bosio ne pouvait être placée sous ce rapport dans une condition plus défavorable. On ne peut donc guère, dans les ténèbres où elle est plongée, juger que de la disposition générale des grandes masses. La France, assise au centre de la composition, coiffée d’une couronne murale et une lance à la main, a un peu l’air d’une Minerve, quoique la sagesse ne soit pas peut-être la plus connue de ses qualités. L’Histoire, un genou en terre, à ses pieds et à sa droite, la regarde et s’apprête à écrire ses pensées et ses actions ; à gauche, trois petits génies, représentant les arts, complètent le groupe. Si cette grande machine allégorique, destinée probablement aux galeries de Versailles, n’a rien de nouveau par l’invention soit de l’ensemble, soit des détails, elle offre cependant au plus haut degré cette sorte de dignité et de régularité théâtrales qui distinguent la méthode académique, et qui satisfont, bien mieux souvent que ne pourraient le faire des œuvres d’un style plus individuel et d’une conception plus originale, aux conditions de l’effet monumental.

Nous passerons un peu plus vite entre les deux files de statues et de bustes de la galerie. Nous ne nous arrêterons pas à demander, par exemple, à M. Chambard pourquoi son Oreste est si glacialement inanimé malgré ses gestes de forcené ? pourquoi il lui a donné la pose du Castor de Monte-Cavallo ? enfin, quel est le motif pressant qui lui a fait entreprendre un Oreste poursuivi par les furies ? et à M. Daniel, pourquoi il a fait, lui, une colossale Cléopâtre livrant son long bras à la morsure de l’aspic ? Il y a à côté de cette Cléopâtre un certain Encelade foudroyé par Jupiter, dont on ne peut pas dire non plus que le besoin s’en faisait généralement sentir. De bonne foi, de quelle utilité peut être ce titan pris de tétanos ? Il en est à peu près de même de ce grand groupe en marbre de Céphale et Procris, envoyé de Rome par M. Rinaldi, et qui a toutes les qualités classiques d’invention, de style et d’exécution d’une peinture de Camuccini. Nous ne voudrions pas davantage avoir à demander compte à M. Legendre-Héral, praticien fort habile du reste, de la parfaite insignifiance de sa Psyché, qu’il appelle l’Éveil de l’ame, dont le principal mérite est de n’avoir aucun défaut choquant, ce qui ne suffit pas pour fixer l’attention sur une œuvre d’art, ni à M. Suc de l’incorrection générale de cette femme nue que le livret nomme la Mélancolie.

Le type du Christ est un de ceux que l’art a eu le plus de peine à réaliser, et il n’y est même jamais parvenu d’une manière complètement satisfaisante. L’expression la plus haute qui ait été atteinte est probablement celle de la Transfiguration, et encore ici peut-on dire que c’est là le Christ dans sa manifestation divine, et non ce fils de l’homme qui a marché et parlé au milieu de nous et partagé la condition de la vie humaine, celui qui a relevé la femme adultère, appelé à lui les petits enfans, condamné le mauvais riche, séché le figuier stérile, et dont les paroles, d’une tendresse et d’une douceur souveraines, éveillaient dans le cœur des hommes des sentimens inconnus. L’art byzantin et l’art gothique ne prirent guère que le côté sombre ou souffrant de cette sublime physionomie, et en tirèrent un type qui eut quelquefois une sorte de grandeur barbare, mais sans vie et sans beauté. C’est ce type qui, dégrossi par Giotto et remanié par ses successeurs, prédomina toujours en Italie. Raphaël, qui seul semblait devoir compléter cet idéal et le fixer, hésita évidemment et n’y parvint qu’à demi. Léonard de Vinci s’en approcha peut-être plus près encore, mais une seule fois, et sa pensée ne fut probablement pas comprise, car elle ne fut pas suivie. Michel-Ange, sortant, comme il le fit, de la tradition, s’éloigna d’autant plus du but qu’il mit plus de force et d’individualité dans ses propres inventions. Le formidable Christ du Jugement Dernier n’est en définitive qu’un sublime caprice, et sa statue du Christ triomphant (à l’église de la Minerve à Rome) n’est qu’une figure d’homme nu, d’un savant et admirable travail, mais qui n’a d’autre titre à représenter le Christ que la grande croix qu’elle tient. Comment concevoir d’ailleurs un Christ nu ? L’exemple de Michel-Ange était sans précédens ; il resta sans imitateurs. Après ces grands maîtres, l’art ne fit que divaguer et s’égarer de plus en plus. Les Allemands ont essayé de se remettre, pour le personnage du Christ, sur la trace de la tradition. Leur peintre Overbeck donne à peu près la mesure de ce qu’on peut attendre de ces essais de restauration. La figure colossale du Sauveur, pour le fronton d’une église de Copenhague, par Thorwaldsen, offrirait plus d’originalité et un sentiment plus profond de l’idéal du Christ, tel qu’il peut s’offrir à la conception de l’artiste moderne. L’art français n’a contribué en rien à cette élaboration du type du Christ ; il en perdit même de très bonne heure le sens, car il ne fut pas donné à Poussin de le saisir, même de loin. Son génie allait dans une autre direction. Il va sans dire que le XVIIIe siècle ne s’inquiéta pas beaucoup de cette recherche, et le règne de David ne dut pas, comme on le pense bien, l’encourager davantage. Nos peintres paraissent, depuis quelques années, vouloir, comme les Allemands, s’essayer à la restitution de l’art chrétien. La sculpture est également un peu entrée, quoique plus difficilement, dans cette voie. Jusqu’ici, elle n’y a pas fait des pas aussi marqués et aussi saillans que la peinture. On conçoit aisément en effet que des artistes qui ont passé huit ou dix ans de leur jeunesse à copier l’Apollon, le Gladiateur et le Cincinnatus, soient un peu dépaysés lorsqu’ils se trouvent en face de la Vierge, d’un apôtre ou du Christ.

Tout ceci n’a d’autre but que d’épargner à deux artistes d’un talent incontestable, MM. Ottin et Husson, une critique directe des deux figures de Christ couronné d’épines (ecce homo), dont ils sembleraient s’être communiqué le projet, tant elles se ressemblent dans la pose, le geste, l’ajustement. Tout ce que nous y désapprouverions porterait à peu près uniquement sur le côté, pour ainsi dire, métaphysique de leur œuvre, et nous ne sommes pas plus disposés à faire de la métaphysique qu’ils ne le sont sans doute à en écouter. Sous le rapport purement sculptural de l’exécution, elles offrent toutes deux de belles parties et portent la marque d’études consciencieuses, d’un goût exercé et d’une main habile. Celle de M. Husson est même particulièrement remarquable par la disposition et le style des draperies, qui présentent de belles masses sans minutie ni lourdeur.

La Velléda, de M. Maindron, éveille une certaine curiosité. M. Maindron appartient au parti des novateurs ou de ceux qui voudraient l’être. Le contrecoup du mouvement opéré dans la peinture s’est fait, avons-nous dit, sentir également dans la sculpture. Là aussi on a tenté, quoique bien plus timidement, d’ouvrir à l’art des perspectives nouvelles. Malheureusement on a cru qu’il fallait, pour cela, transporter dans la sculpture les idées qui se faisaient jour dans la peinture. Mais, loin d’agrandir un art en le mettant à la suite d’un autre, on ne fait inévitablement que le fausser et le corrompre. Les conditions et les lois de la peinture et de la sculpture sont tellement différentes et indépendantes au fond, malgré quelques analogies superficielles, que dès que l’un de ces arts essaie, sous un prétexte quelconque, de se régler sur l’autre, il s’abâtardit. Cela s’est vu plus d’une fois. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la sculpture, fourvoyée par le Bernin, l’Algarde et leurs disciples, prit les allures de la peinture et prétendit rivaliser avec elle, sur son propre terrain, en singeant ses effets. À la fin de ce même siècle, un mouvement en sens inverse eut lieu. L’école de David subordonna la peinture à la sculpture. Aujourd’hui nous marchons peut-être vers une réaction directement opposée à la précédente. On comprend que la sculpture, ennuyée de se morfondre dans l’immobilité et l’abandon, tandis que sa compagne courait les aventures et se signalait par quelques exploits brillans et heureux, veuille aussi tenter la fortune et faire du nouveau ; mais pour cela elle ne doit compter que sur ses propres ressources. C’est en bâtissant sur son propre fonds, avec ses propres moyens, d’après ses propres lois, qu’elle doit procéder à sa réforme, si réforme il y a. Michel-Ange et les Florentins, Jean Goujon, Puget, ont innové. Ils ont fait voir qu’on pouvait faire parler au marbre une autre langue que la langue grecque et romaine ; mais ils ne sont pas allés demander des secours à la peinture et encore moins à la littérature : ils n’ont cherché à mettre dans la pierre que ce qu’elle peut recevoir, c’est-à-dire des lignes et des formes, et par ces lignes et ces formes une expression générale de la vie et du mouvement. Innover en sculpture ne consiste donc pas à changer le but et les fonctions de cet art, mais à trouver dans ce monde des formes et des mouvemens organiques, des types jusque-là inaperçus ou incomplètement réalisés ; non à lui imposer une idée étrangère, mais à faire rendre à la sienne des développemens inattendus. C’est là uniquement ce qu’ont voulu faire, ou du moins ce qu’ont fait, les sculpteurs, si rares, qui sont parvenus à se créer une manière, c’est-à-dire, en d’autres termes, à découvrir et à mettre en saillie quelque côté nouveau de l’idéal accessible à la sculpture, car ce qui, dans l’artiste, s’appelle une manière est, dans l’œuvre, quelque chose de fixe et de permanent qui fait désormais partie du monde réel, ou plutôt n’est qu’une des faces de ce monde rendue visible par la vertu créatrice de l’art.

Ces observations suffiront peut-être pour faire comprendre que le genre d’innovation dans lequel paraît vouloir décidément entrer M. Maindron ne saurait être approuvé. Sa Velléda est une conception pittoresque ou même littéraire, plutôt que sculpturale ; il a voulu faire exprimer à son marbre un ensemble d’idées et de sentimens subtils et compliqués à peine abordables pour la peinture, et que la poésie pouvait seule dérouler ; il a cru qu’on pouvait traduire en sculpture une page des Martyrs. Cette page, qu’on lit dans le livret, nous instruit de son dessein ; mais ce qu’il a fait est fort différent de ce qu’il a voulu faire, et tellement différent, que sa figure est en perpétuelle contradiction avec le texte du poète, loin d’en être une traduction ou même une simple imitation. Qu’est-ce d’ailleurs qu’un morceau de sculpture qui, pour se faire comprendre et juger, a besoin d’une page d’explications ? Le bras du Moïse, détaché, conserve toute sa valeur. Que la statue soit détruite, il restera un chef-d’œuvre.

Toute sculpture qui ne peut pas se soumettre à cette épreuve, et demande à être jugée d’une autre manière, n’est pas de la sculpture. Avec tout son talent, M. Maindron a dû échouer dans cette poursuite de l’impossible. Il serait donc oiseux de se demander si cette figure qui a nom Velléda ne pourrait pas tout aussi bien être une Mélancolie, une Rêverie, une Désillusion, une Méditation, une Attente ou telle autre de ces êtres métaphysiques qui servent de prétexte aux sculpteurs pour faire une figure de femme ? Remarquons seulement que, sous le rapport même du caractère historique qu’il était permis et même commandé de chercher, et qu’on pouvait suffisamment indiquer par le costume ou quelques accessoires, la figure de M. Maindron déroute complètement toutes les idées qu’on pourrait s’être faites d’une druidesse. Avec sa faucille, suspendue à son flanc comme un carquois, sa tunique courte et serrée vers le milieu de la cuisse, le petit plumeau de feuillage qui se balance sur sa tête, ses bras et ses jambes nus, elle aurait plutôt l’air d’une héroïne des Incas, d’une Azémia, d’une Alzire, que d’une prophétesse gauloise. Mais passons sur ces inutilités.

Comme sculpture, la figure de M. Maindron a de la tournure et du mouvement, et c’est un mérite. Plusieurs parties, telles que les bras, les mains, sont finement exécutées. La tête est ce qu’il y a de moins heureux ; elle est d’un type romanesque insupportable en sculpture, et d’ailleurs, à force de vouloir être expressive, elle minaude et grimace. Le goût général des formes est assez équivoque, et surtout peu homogène. Les mains, courtes, grasses, délicates, finissant brusquement par des doigts en fuseau, contrastent avec des pieds longs, secs et puissans ; le bas du corps, à partir du bord de la tunique, est masculin. On sent bien dans tout cela que l’artiste a voulu sortir à tout prix des banalités du métier, et il a rencontré par ci par là, en modelant sa figure, quelques inspirations heureuses ; mais nous ne voyons pas, à notre grand regret, que l’exécution de cette figure soit assez remarquable pour lui faire pardonner complètement la donnée systématique et fausse dont il paraît être parti en la composant. On ne peut donc accepter ce système de sculpture comme une manière originale et légitime. Il y a un jeune homme qui, dit-on, a en lui quelque chose de cet instinct qui découvre dans le marbre de nouveaux filons, et qui sait les faire quelquefois admirablement jaillir. Ce sculpteur dont le public n’a jamais pu, par suite d’une interdiction systématique cruelle et peut-être illégale, connaître que le nom, est M. Préault.

Le groupe du Christ au Jardin des Olives, de M. Dieudonné, est bien autrement ambitieux. Ici, le pittoresque va jusqu’à la charge, et si le jury sait ce qu’il fait, nous devons estimer bien bas les ouvrages qui n’ont pas été jugés dignes de concourir avec cette énorme et disgracieuse pochade.

Voici une œuvre de meilleur aloi : la statue couchée de l’évêque d’Hermopolis, par M. Gayrard, destinée à surmonter un tombeau. Ce genre, simple et grave, de monumens funéraires, fut long-temps presque universellement adopté dans le monde chrétien jusqu’au milieu du XVIe siècle. Ce fut Michel-Ange qui introduisit l’usage d’un système de composition plus compliqué et plus architectural, dont il donna l’exemple dans ses tombeaux des Médicis. Cette figure est une imitation intelligente et habile de la nature. La tête est d’un sentiment juste et calme, elle exprime plutôt le sommeil que la mort ; mais, dans l’idée chrétienne, ces deux états se ressemblent beaucoup. L’exécution générale est extrêmement soignée, et même trop recherchée peut-être. Il y a, dans l’arrangement des mains croisées sur la poitrine et l’entrelacement des doigts, de petites intentions de coquetterie qui ne vont guère à un évêque, surtout lorsqu’il est mort. Suivant l’ancien usage, l’artiste a mis au pied du mort un petit chien, dont la signification symbolique serait trop longue à expliquer. Nous insistons avec d’autant plus de satisfaction sur le mérite de cette statue de M. Cayrard, que nous serions obligé, si nous examinions son grand bas-relief d’Henri IV combattant à Arques, de substituer la critique à l’éloge.

La plupart des morceaux qu’il nous reste à voir sont des portraits historiques en pied de divers personnages illustres, destinés à des monumens publics de Paris ou des départemens. En aucun temps, si ce n’est toutefois chez les Grecs, on n’a élevé autant de statues que dans celui-ci. On peut partir aujourd’hui de ce monde avec la presque certitude d’être embaumé d’abord, et puis placé dans quelque niche. On n’est jamais mort dans des conditions plus agréables. Il est fâcheux seulement que les artistes chargés de transformer de simples mortels en demi-dieux ou en saints (car c’est là la forme moderne de l’apothéose) mettent tant de négligence dans leur besogne et en abandonnent les trois quarts aux mains des scarpellini. C’est ce qu’il est permis du moins de supposer à l’égard de plusieurs des morceaux de ce genre, au nombre de huit ou neuf.

Voici d’abord un Mathieu Molé, de M. Droz, statue en pierre qui doit occuper une des niches de l’Hôtel-de-Ville, et dont on peut dire seulement qu’elle est convenable ; puis le Portalis, de M. Ramus, dont la tête a de la vie et de la vérité, mais dont le manteau sénatorial est bien lourd : — jambes finement étudiées et modelées. Réparons ici à l’égard de cet artiste une omission inexcusable, en mentionnant ses deux figures en marbre de la Bienfaisance et des Arts, dont la première surtout offre des draperies d’un grand style et une belle tournure. Après Portalis vient un autre grand dignitaire de l’empire, qui heureusement, ainsi que le savant et profond législateur, avait d’autres droits au marbre ou au bronze que ses honneurs et ses titres, le marquis de Laplace. Cette figure assise, de M. Garraud, est une de celles qui ont certainement coûté le moins à l’artiste, car sauf la tête, où paraissent quelques traces d’étude et de travail, le reste est tout de fabrique. Il n’en est pas de même du dauphin Louis de France, fils de Louis XV, par M. Dantan aîné, morceau de sculpture coquette, curieusement façonnée et poudrée. Les habits du temps prêtaient au marivaudage. M. Dantan en a fait, mais avec discrétion cependant et esprit. C’est une jolie statuette de cinq à six pieds. L’esprit et la distinction ne sont pas, en revanche, les qualités qui frappent le plus dans le Bossuet de M. Feuchères, figure sans caractère, chargée plutôt que vêtue d’une draperie de caprice, à petits plis carrés, brisant la lumière comme un miroir à facettes.

Passons sans y regarder deux fois devant le portrait du duc d’Orléans, et rappelons seulement que M. Jaley est l’auteur d’une des meilleures statues qui aient été faites de notre temps, le Mirabeau du vestibule de la chambre des députés. — L’Étienne Pasquier, de M. Foyatier, est bien posé, bien assis, mais d’un goût terriblement banal dans l’ensemble et dans les détails. Je ne sais si ce bon Pasquier ressemblait à la tête que lui donne l’artiste, et dans ce cas je le plaindrais, car elle est passablement ingrate et hétéroclite. Si l’on essayait de caractériser en peu de mots le Bessières, de M. Molchnet, on pourrait dire de cette sculpture qu’elle est froide, sèche, raide, dure et maigre ; ce qui surprend d’autant plus que cet artiste passe pour être un de ceux qui caressent, comme on dit, le plus volontiers le marbre. Il faut donc croire qu’il ne s’est pas souvent approché de celui-ci. — Quant au Colbert, de M. Debay, le dernier dont nous nous souvenions, c’est une masse de pierre carrée, solide, bien équilibrée, en présence de laquelle la première idée qui vous vient est de demander : Combien cela peut-il peser ? L’habileté bien connue de l’artiste permet de supposer que ce marbre a quelque autre mérite que celui du poids, et nous nous associons d’avance à tous les éloges qu’on pourra donner à cette estimable figure que nous avons eu l’inexcusable négligence de ne pas assez regarder.

Il y a aussi quelques animaux de grande et petite dimension, tels que : une lionne couchée, de M. Contour ; un jaguar, de M. Demay, pour lesquels une simple mention suffit ; un petit groupe en bronze (cerf pris par des chiens), de M. Mène, qui a le tort de rappeler les admirables compositions de M. Barye, à tout jamais proscrites par le jury ; quelques cadres de médailles et médaillons, dont un de M. Klagmann ; un grand crucifix en bois, de M. Dubois. Un grand nombre de bustes-portraits, parmi lesquels on doit distinguer ceux de Bartolini, de Florence (2162), de Mme Dubufe (portrait de M. Delaroche), de MM. Dantan, Debay, Louis et Joseph Brian, Desbœufs, Étex, Jouffroy, Maggesi, complètent cette exhibition sculpturale, une des plus faibles dont on ait mémoire.

II.

Peinture. — Cette longue halte dans la galerie des sculptures nous impose l’agréable obligation de réduire nos remarques sur les peintures au strict nécessaire. Nous ne faisons pas une statistique du salon ; elle est dans le livret. La critique n’est pas tenue de tout voir et de tout juger ; c’est là l’affaire du jury. Il y a au salon cette année plus de deux mille tableaux ou dessins, dont chacun a naturellement la prétention de se faire regarder. En présence d’une telle cohue de peintures et de noms, il faut bien se décider à de grands sacrifices. Nous allons donc résolument nous frayer un passage dans cette masse compacte, nous arrêtant un instant devant quelques rares toiles de choix, saluant de la main en courant quelques autres, et passant impitoyablement sur le corps de tout le reste. Ce procédé expéditif expose à des erreurs, mais nous pouvons positivement promettre de n’oublier aucun chef-d’œuvre.

La hiérarchie des genres, et à certains égards celle des talens, nous fait rencontrer d’abord le Christ au Jardin des Olives, de M. Chasseriau, artiste jeune encore, quoiqu’on l’en félicite depuis assez de temps, et dont les efforts constans et sérieux sont dignes d’intérêt et d’approbation. Cette nouvelle œuvre, sans être un progrès bien saillant, témoigne que ces efforts ne sont pas stériles. Ce serait, d’ailleurs, faire tort à M. Chasseriau, de mesurer la portée de son talent sur ce dernier ouvrage, lorsqu’on a une base d’appréciation bien plus large dans ses belles peintures monumentales de l’église Saint-Merry. Nous nous sommes assez expliqué sur nos scrupules à l’égard des représentations modernes du Christ pour ne pas examiner trop curieusement la partie mystique ou métaphysique de cette composition. Le sujet est donné par ce verset de saint Marc : « il retourna ensuite vers ses disciples et les trouva endormis. » Il est probable qu’en rêvant à ce thème touchant, une foule d’idées ont traversé la tête du peintre, et rien n’empêche d’admettre qu’elles étaient extrêmement ingénieuses. Il a dû profondément méditer sur le sens moral et religieux du récit évangélique, et la sublimité de la pensée et des sentimens qu’il n’aura pas manqué d’y découvrir a été peut-être le motif déterminant du choix du sujet et le point de mire idéal dont il s’est le plus préoccupé dans l’exécution. On ne saurait assurément blâmer ces préoccupations qui témoignent d’une nature d’esprit élevée. On peut remarquer toutefois que tout ce travail d’intelligence, auquel un artiste est si porté à se complaire et à attacher une extrême importance, ne passe pas d’ordinaire de sa tête sur sa toile. Pendant que sa pensée erre dans les régions célestes, son œil et sa main, qui ne peuvent atteindre si haut, s’occupent d’une besogne moins sublime, mais indispensable, l’exécution du tableau. Ceci veut dire qu’il ne faut pas chercher des mystères dans ce tableau de M. Chasseriau ; il faut y voir seulement ce que l’art y montre et y pouvait montrer aux yeux, c’est-à-dire un homme qui marche et s’approche de trois autres hommes couchés et endormis. Nous ne prétendons pas que la peinture de cette scène ne soit soumise à quelques conditions particulières, résultant de cette circonstance que l’homme qui marche est Jésus et les hommes endormis des apôtres ; mais nous disons que la partie purement matérielle du fait est le motif essentiel de la représentation pittoresque, celui qui domine tous les autres et se subordonne toutes les idées, morales ou autres, que l’artiste a voulu ou pu vouloir exprimer. Ce n’est pas là rabaisser le but de la peinture, c’est seulement indiquer ses véritables limites et ses conditions fondamentales. Nous n’avons pas, heureusement, le temps d’expliquer ce point d’esthétique qui pourra paraître hétérodoxe, particulièrement aux artistes qui croient que pour faire du beau et du grand il faut avoir un monde d’idées dans la tête, et qui s’imaginent de bonne foi être capables de mettre sur une toile des subtilités psychologiques, des nuances morales que l’esprit seul peut saisir et que la parole peut à peine rendre. Ces remarques ne s’adressent pas spécialement à la peinture de M. Chasseriau, qui en est le prétexte plutôt que l’objet. Nous aimons à reconnaître même que sa composition, jugée, à tort ou à raison, du point de vue que nous venons d’indiquer, offre des parties fort louables. La figure du Christ est malheureusement la moins réussie. Son geste est équivoque. La draperie dans laquelle il est contenu forme, des pieds à la tête, un parallélogramme trop symétrique, sans accident, sans mouvement. Il ne faut pas être nu et vide à force d’être simple. Du reste, l’ajustement est peut-être la partie faible de M. Chasseriau. Il ne nous semble pas qu’il en soit bien maître et paraît s’y embarrasser facilement. Les trois figures d’apôtres, particulièrement les deux du premier plan, à gauche et en face du Christ, sont en revanche d’un grand goût de pose et de dessin, d’une exécution ferme, serrée et énergique. Le ton général manque un peu de vie et d’éclat, mais non de force et d’harmonie. Bien que M. Chasseriau ne soit nullement coloriste, dans le sens ordinaire du mot, sa couleur est véritablement sienne et participe de l’individualité incontestable de son style et de son dessin. Nous ne dirons pas que cette individualité atteint la grande originalité, mais assurément elle n’est pas vulgaire ; elle n’est pas assez saillante pour étonner, assez puissante pour s’imposer, mais elle l’est assez pour se faire distinguer. Nous espérons, sans y compter pourtant complètement, que ce jugement ne sera pas trop en désaccord avec l’idée que l’artiste qui en est l’objet doit déjà vraisemblablement s’être faite lui-même de la nature, de la portée et de l’avenir de son talent.

Nous avons peu de confiance aux restaurations, aussi peu en art qu’en politique, qu’en religion ; et c’est merveille que tant de peintres se fourvoient encore dans ces inutiles essais de contre-révolution. Il est à remarquer que ce sont d’ordinaire les plus gens d’esprit et les plus instruits qui s’abandonnent à ces velléités archaïques. Tel est incontestablement M. Sturler, qui, habitant d’ordinaire Florence s’y est pris pour les fresques qui couvrent les vieux murs d’un amour qui va quelquefois jusqu’à l’adoration et au culte. Son Incrédulité de saint Thomas est un spécimen de l’art florentin du temps de Giotto : morceau curieux, sans doute, sous le rapport de l’érudition, mais qui, nous l’espérons, ne sera qu’un épisode dans la carrière d’un artiste qui sait, lorsqu’il le veut, trouver dans ses inspirations personnelles ce qu’il va inutilement demander à de vieilles sources taries.

M. Savinien-Petit ne remonte pas si loin. Il a cru devoir s’arrêter, dans sa Descente de Croix, à l’école qui a précédé immédiatement Raphaël. Rien dans cette peinture n’appartient à l’auteur ; le style, le dessin, la couleur, le ton, le système de composition, la méthode d’exécution, tout est emprunté. C’est du pur italien, parlé avec un peu d’accent allemand. Et pourtant ce singulier travail n’est ni un pastiche, ni un plagiat. C’est une simple assimilation habile, savante et intelligente du goût et de l’esprit d’une autre époque. Considérée en elle-même, cette œuvre n’est nullement méprisable. Comme composition, comme style, et surtout comme expression, elle n’aurait certes rien à craindre de la comparaison avec aucune autre des peintures du même genre de notre temps. Son seul défaut est de vouloir produire, et de produire réellement, une illusion sur sa date. Il est bon de s’appuyer sur la tradition, mais il ne faut pas la recommencer. Il arrive de là que cette peinture, assurément fort méritoire, n’a pas, que nous sachions, excité l’intérêt qu’on accorde à des œuvres très inférieures. M. Savinien-Petit, après avoir mis tant d’intelligence et de talent à refaire des choses faites, songera, sans doute, une autre fois un peu plus à lui, et ne voudra plus mettre son individualité, évidemment heureuse et bien douée, sous la protection de souvenirs qui l’absorbent entièrement à leur profit et l’annulent.

Pour arriver de cette Descente de Croix à l’Entrée de Jésus-Christ à Jérusalem, de M. Muller, il faut passer par-dessus quatre siècles au moins, si toutefois l’œuvre de M. Muller appartient à une phase de l’art quelconque. On peut, sans être trop pédant, s’étonner d’un tel mépris de toute vérité historique, de toute convenance locale et morale. Les peintres coloristes ont fait, en général, assez bon marché de tout cela, et on ne les chicane pas trop sur des anachronismes et des caprices d’invention dont ils nous indemnisent largement par le charme et la puissance de leur exécution. Mais la peinture de M. Muller n’a pas le droit d’user et d’abuser de la liberté à ce point, qu’il lui soit permis de transformer une scène de l’Évangile en une scène de carnaval ou une foire de bohémiens. Il lui est encore moins permis de braver les règles de la perspective et des proportions, et il devrait avant tout mettre ses figures à leur place. Ceci est de règle. Il y a cependant dans ce chaos un certain entrain d’exécution, et un véritable sentiment de couleur. Malheureusement tout l’effet se réduit à un tapage de tons plus étourdissant que piquant. Le groupe des trois hommes, à droite, plongés dans la demi-teinte, est peint avec une grande finesse et transparence de tons, jointes à beaucoup de vigueur. Le maître de M. Muller, M. Delacroix, aura lieu d’être content de ce morceau, qu’il ne désavouerait peut-être pas. Si M. Muller parvenait un jour à s’assurer de ce qu’il cherche et de ce qu’il veut, au lieu de divaguer, comme il paraît le faire, en proie à une sorte de manie de colorisme sans but et sans frein, on pourrait espérer de son incontestable talent quelques œuvres mieux digérées. Cette manie, du reste, s’étend, et attaque jusqu’à des artistes qui n’y paraissent guères portés par la nature de leur talent, s’il faut en juger par ce Jésus guérissant les malades, lourde contrefaçon vénitienne, dans laquelle M. Chambellan a cru mettre de la couleur en cousant çà et là sur sa toile quelques lambeaux d’étoffes taillés dans les Noces de Cana.

Cette recherche de l’effet matériel de la peinture aux dépens de la signification morale a conduit aussi M. Glaize à rabaisser jusqu’à la familiarité bourgeoise, dans sa sainte Élisabeth de Hongrie, une scène d’un pathétique noble et élevé. C’est un Ostade en grand, moins cependant la finesse et l’harmonie. Des tons vigoureux, une touche ferme, des contrastes fortement accusés, donnent à cette peinture un grand relief et une physionomie originale. Avec un peu plus de délicatesse, de transparence, et moins de papillotage, M. Glaize pourra certainement arriver au résultat qu’il paraît poursuivre ; mais il nous permettra de regretter qu’il n’ait pas continué à marcher dans la voie qui lui avait si bien réussi pour sa Psyché et son Armide, Le saint Didyme et saint Théodore, de M. Bigand, quoique exécuté aussi au point de vue du coloriste, réalise l’effet cherché sans des sacrifices trop coûteux. Un bon sentiment de couleur ne saurait jamais gâter une peinture, religieuse, historique, de style, ou de quelque nom qu’on l’appelle.

La Notre-Dame de Pitié, ou, comme on dit en Italie, la Pietà de M. L. Boulanger, nous offre une nouvelle variation du goût de cet artiste ; et ce ne sera pas probablement la dernière. M. Boulanger est un peintre éclectique, comme on peut s’en assurer par ses peintures de la chambre des pairs, où il a changé de style et de manière aussi souvent que de sujets et de panneaux, allant des Italiens aux Espagnols, de ceux-ci aux Flamands, non sans faire quelques pointes sur le domaine des maîtres contemporains. Ceci n’est ni une critique ni un éloge, c’est un simple fait. Dans ces variations, il n’a conservé que sa couleur, qui n’est ni des plus distinguées, ni des plus riches, ni, s’il faut le dire, des plus aimables. Sa Pietà est, il est vrai, un sujet triste, qui n’exigeait pas d’éclat, mais il a peut-être un peu trop prodigué les tons gris, fumeux et sourds. L’exécution, en général, manque de fermeté et de ressort. Cette mollesse, ce défaut d’accentuation se retrouvent également, et dans la composition, qui est bonne comme disposition générale des figures, mais qui n’offre aucun motif neuf ou saillant, et dans le style qui, sans être vulgaire, manque cependant de caractère et de grandeur, et dans l’expression, qui est d’une vérité un peu commune et n’atteint pas au haut pathétique réclamé par le sujet. Malgré tout cela, ce tableau porte la marque d’un travail consciencieux, habile, intelligent, et s’il n’a pas des qualités supérieures, il est loin pourtant de devoir être confondu avec la foule des peintures du même genre. L’œuvre et l’artiste sont assez forts pour motiver la critique, et par conséquent pour la supporter. L’auteur d’une autre Pietà, M. Comairas, nous pardonnera de nous borner, à l’égard de sa peinture, à une simple indication, quoiqu’elle méritât mieux. Nous ajouterons cependant que si, par l’énergie de l’exécution et par d’autres qualités d’un ordre élevé, l’œuvre qu’il expose est assez remarquable pour rappeler son très beau Christ au tombeau, elle ne l’est pas assez pour le faire oublier.

Si quelques études de carnations, comme on disait autrefois, peintes avec une grande adresse ou plutôt une grande rouerie pratique, suffisaient pour constituer un tableau d’église, M. Champmartin en aurait certainement fait un dans son Christ aux petits enfans. C’est vraiment dommage que tous ces petits corps frais et rosés ne se détachent les uns des autres et du fond de la toile que par des contours de noir de suie, d’une dureté et d’une opacité qui font tache. Comment peut-on être si inhabile et si habile en même temps ? La figure en chemise, assise au centre, n’est probablement désignée comme un Christ par le livret que pour indiquer que le tableau est destiné à une église.

L’annonce de trois tableaux de M. Ziégler avait fait quelque sensation avant l’ouverture du salon. On se demandait avec une sorte d’inquiétude ce que pouvait avoir de nouveau à montrer l’auteur des peintures de la coupole de la Madeleine. On parlait d’une Notre-Dame des Neiges, d’une Vénitienne, d’une Rosée qui répand des perles, désignations singulièrement énigmatiques et mystérieuses. Pour notre part, nous n’avons jamais partagé cette curiosité ; nous ne comprenions pas qu’il y eût, à l’égard de M. Ziégler, matière à question, après un fait aussi considérable que celui des peintures de la Madeleine. Nous supposions qu’il n’y avait qu’un avis sur ce travail, ou tout au plus deux, celui de l’auteur et celui du public et des artistes. On pouvait donc avoir l’esprit parfaitement en repos sur le résultat d’une nouvelle expérience.

Notre-Dame des Neiges est tout simplement une Vierge, col bambino, assise sur un tertre en plein air. À quelque distance, des hauteurs couronnées de neige expliquent le surnom donné à cette madone, à l’imitation sans doute de ceux de Vierge à la chaise, au lézard, au poisson, aux candélabres, qui servent à distinguer celles de Raphaël. M. Ziégler a dû naturellement songer à ce précédent et s’en autoriser. Quoi qu’il en soit, cette madone est une figure d’un style prétentieux et qui cherche à avoir une physionomie, d’un coloris froid et sans ressort, d’une exécution qui vise à la correction et à la précision du modelé, mais qui manque essentiellement d’étoffe et de corps. C’est une peinture toute en surface. On ne peut cependant refuser à cette composition une certaine tournure qui voudrait être élégante et noble, et qui peut à la vérité produire un instant cette illusion. Nous ne dirons rien de cette bizarre idée de mettre la Vierge dans la neige, et de faire grelotter ce pauvre enfant-Jésus sous un ciel inclément, quelque soin que prenne la mère de réchauffer ses petites mains dans les siennes. Quant à la Rosée, c’est une figure de femme, entièrement nue, debout, entourée de touffes luxuriantes de feuillage et de fleurs, qui étend et arrondit ses bras au-dessus de sa tête, comme une joueuse de castagnettes, et laisse tomber négligemment de ses mains entr’ouvertes des gouttes d’eau, que M. Dorat et M. Ziégler appellent des perles. Ce programme était certainement imprévu. Il nous reporte à ces temps ingénieux où l’on intitulait un tableau : les Amours d’un Papillon et d’une Rose, ou Vénus vaccinée par Esculape. La filiation d’idées qui a pu conduire M. Ziégler à la conception, à l’invention et à la dénomination de cette figure, est cependant la chose la plus simple du monde. Il avait chez lui, dit-on, un vieux tableau de l’école de Primatice, représentant une femme nue qui, se retenant avec ses deux mains aux branches d’un arbre, se balance mollement sur ses bras. À ses pieds était un petit amour. Ôtez maintenant le petit amour et l’arbre, la femme restera dans sa pose primitive, et vous aurez la figure du tableau de M. Ziégler. Substituez aux couleurs un peu dégradées, mais encore chaudes et brillantes, de la vieille toile, des tons gris-bleuâtres, blafards et ingrats, et vous aurez la peinture que vous voyez. C’est ainsi que Vénus a été transformée en Rosée. Telle est l’explication qu’on nous a donnée de cette énigme, et qui nous paraît très vraisemblable. Dans cette supposition, en effet, le jet hardi, élégant et gracieux de la figure se comprendrait aussi facilement que les qualités moins aimables de l’exécution ; et chaque chose serait remise à sa place. Reste la Vénitienne, figure nue à mi-corps, occupée à dérouler les longues tresses d’une brune chevelure. Nous aimons à retrouver dans l’exécution de ce morceau quelques bons souvenirs du Giotto, qui fut le début de M. Ziégler, et qui lui valut un succès brillant et mérité.

Lorsque, il y a environ vingt-cinq ans, M. Couder gagnait un prix de peinture historique avec son fameux Lévite d’Éphraïm, lorsqu’il faisait ensuite le Combat d’Hercule et d’Antée, les Adieux de Léonidas, Vénus et Vulcain, il ne se doutait pas qu’il dût un jour, lui, le dernier élève de David, abandonner les traditions sacrées des ateliers de la république et de l’empire, passer en transfuge dans le camp des barbares qui ont détruit le culte du deltoïde et de la draperie mouillée, servir gaiement dans cette nouvelle campagne de l’art avec l’ardeur d’un volontaire, et y acquérir une gloire presque égale à ses classiques triomphes. Ces transformations, fort communes en politique, sont rares dans les arts. On abandonne beaucoup plus aisément un maître, un parti, un drapeau, que des habitudes d’esprit, de goût et de main. Parmi les artistes ses contemporains, M. Couder est peut-être le seul qui soit franchement homme de son temps. Cette circonstance fait honneur à l’indépendance de son esprit et à la souplesse de son talent. Son dernier tableau de la Fédération n’est pas proprement un tableau d’histoire ; c’est une peinture de panorama, une vue générale topographique du Champ-de-Mars, tel qu’il put s’offrir de loin à un spectateur placé sur une hauteur, le 14 juillet 1790, vers l’heure de midi. Les figures ne sont que des élémens partiels d’un effet d’ensemble ; elles n’entrent dans la composition que comme masses ; elles n’ont individuellement aucune signification particulière, pas plus celle-ci que celle-là. On pouvait concevoir et représenter autrement ce grand fait, mais si on accepte le principe de la composition, qui est de subordonner le côté historique et moral du fait à l’aspect matériel général de la scène, on doit reconnaître que M. Couder a parfaitement rempli son programme. Les lignes générales sont habilement disposées ; il y a de l’air et de la lumière partout ; les innombrables petites figures des premiers plans sont pittoresquement groupées, galamment tournées, spirituellement touchées. M. Couder en a pris naturellement un peu partout, dans les peintures, les caricatures, et les ouvrages illustrés du temps ; mais il a fort ingénieusement et adroitement mis en œuvre ces matériaux indispensables.

Parmi les tableaux qu’on nomme officiels, il y a, comme de coutume, quantité de batailles, qui ne diffèrent guère que par l’uniforme des combattans. Il est remarquable que, bien qu’en théorie rien ne semble devoir exciter plus d’intérêt et d’émotion que la vue d’hommes qui s’entretuent dans une lutte à mort, il n’y a rien, en fait, qui soit regardé plus froidement que ces sortes de peintures, et il faut un talent d’un ordre supérieur pour vaincre cette indifférence. M. Debay, dans une Bataille de Dreux, a amoncelé un énorme matériel d’armes, de drapeaux, d’harnachemens, de panaches et d’équipages de guerre, mais une mauvaise disposition de ses masses et de sa lumière ôte tout effet à son tableau, peint d’ailleurs avec largeur et facilité. Cette bataille nous en rappelle une autre que le jury n’a pas laissé voir au public ; œuvre d’un artiste d’un talent jeune, hardi, plein de verve et d’entrain, la Bataille d’Hastings, de M. Debon. Dans sa Bataille d’Ascalon, M. Larivière a rencontré cette fois quelques combinaisons un peu moins banales que celles qui défraient d’ordinaire sa grande exploitation, et on aurait lieu de le féliciter de l’ordonnance ingénieuse de sa composition, et de l’invention de quelques motifs heureux, si l’on ne devait avant tout se plaindre du défaut de caractère de son style et de la triviale facilité de son exécution.

On trouvera naturel et même respectueux que nous nous taisions sur la peinture officielle de M. Biard, qui n’a d’historique que les noms, les costumes et le lieu. On trouvera à se procurer un accès de gaieté moins inconvenante devant son Appartement à louer, et ses Inconvéniens d’un Voyage d’agrément.

Si l’on veut voir une œuvre d’art véritable, non du premier ordre, ni même peut-être du second, mais d’une grande distinction relative, il faut aller dans la galerie de bois s’arrêter devant ce frais morceau de couleur qu’il a plu à M. Couture d’appeler l’Amour de l’or. M. Couture est et veut, avant tout, être coloriste. Il faut donc avec lui, comme avec ses pareils, accorder beaucoup à la fantaisie et au caprice, ne pas trop s’inquiéter du sujet, et aller droit à la peinture. Sous ce point de vue, son nouvel ouvrage développe, sur une échelle un peu plus large, et avec un degré supérieur d’accentuation, les qualités qui se trouvaient déjà, quoique moins clairement écrites, dans son Trouvère de l’an dernier : une grande finesse et transparence de tons, et une distribution harmonieuse de la lumière. Sa couleur n’a ni beaucoup de richesse ni beaucoup de ressort, mais elle a un jeu et un mouvement qui amusent et attachent l’œil. Ce n’est pas un coloris, qu’on nous passe le terme, de style, car il y a aussi du style dans la couleur, comme celui des maîtres en ce genre, celui d’un Titien, d’un Rubens, d’un Véronèse. Celui-ci est, pourrait-on dire, d’une étoffe plus mince, plus légère et bien moins résistante. Il est un peu à la superficie ; au lieu d’adhérer fortement aux objets et de faire corps avec eux, il n’en est que le vêtement. Il y a dans l’exécution de M. Couture plus de pratique qu’on ne le croirait d’abord, et pas mal de petits secrets d’atelier. Elle a cependant une physionomie assez caractérisée pour constituer une manière. Si nous remarquons plus spécialement les qualités techniques de cette composition, ce n’est pas qu’elle n’en ait point d’autres. Il est impossible de mettre du sentiment, du goût, de la vie et de l’intelligence dans la couleur, sans en mettre aussi dans tout le reste. Du moins nous ne croyons pas que cela soit jamais arrivé ; et si parmi les coloristes de quelque valeur il en est beaucoup, même des premiers, qui aient été relativement assez faibles dans l’expression des pensées et des hautes passions, peu scrupuleux sur le choix des formes, et assez indifférens à l’effet moral de leurs œuvres, il n’en est aucun qui n’ait mis dans ses figures ou de la vérité, ou de la grace, ou de l’esprit. Nous ne nous chargerons pas de dire à quelle dose tout cela peut se trouver dans la peinture de M. Couture ; c’est assez qu’elle soit suffisante pour que sa composition puisse plaire à ceux même qui ne cherchent et ne sauraient voir dans un tableau qu’une scène de comédie ou de tragédie plus ou moins bien jouée, ou le récit plus ou moins clair et circonstancié d’un fait.

Nous pensons que ce jeune artiste vient de donner dans ce dernier ouvrage la mesure de la portée et de l’avenir de son talent. N’aller que jusque-là, lorsqu’on va jusque-là, c’est presque indiquer qu’on ne peut aller plus loin, et cette œuvre aurait beaucoup plus de prix si l’on pouvait croire qu’elle n’est qu’une promesse.

Bonheur, Malheur, telle est l’antithèse philosophique que M. Gallait a essayé de formuler en peinture, sous l’emblème de deux mères dont l’une, couverte des haillons de la pauvreté, le teint hâve, les traits flétris, debout en face d’une pierre tumulaire, porte dans ses bras et serre contre son sein desséché deux petits enfans endormis, tandis que l’autre, richement parée, entourée de fleurs, resplendissante de jeunesse, de vie et de santé, contemple avec tendresse son enfant jouant sur ses genoux. Ces deux tableaux, de même dimension, se font pendant. Nous n’aimons pas en peinture ces moralités larmoyantes du drame bourgeois. Au temps de Diderot, cette idée seule eût valu à M. Gallait les honneurs du salon. On était alors très sensible, et on ne parlait de la vertu qu’avec la larme à l’œil. Pour nous en tenir à la question d’art, nous dirons que la pauvre veuve nous paraît, pour le caractère et l’expression, de la famille bien connue des femmes malheureuses de M. A. Scheffer. Sans se distinguer par des qualités bien supérieures, ces deux morceaux de l’auteur de l’Abdication de Charles-Quint sont dignes d’attirer l’attention des artistes non moins que la sympathie des âmes sensibles. Le Malheur particulièrement est peint avec beaucoup de finesse et d’un ton harmonieux. Dans le Bonheur il y a un peu trop de clinquant dans l’effet, et si nous ne nous trompons, la couleur manque de vérité. M. Gallait a aussi un portrait d’homme (salon carré) largement et vigoureusement peint, et une scène de bataille (Prise d’Antioche par les croisés) qui n’est guère qu’une esquisse assez vivement touchée.

Le Giorgione peignant un portrait, de M. Baron, est un morceau de peinture vive, sémillante, propre et coquette, comme il sait en faire et comme il n’en avait jamais mieux fait. Nous ne répondrions pas cependant qu’avec tant de couleurs, M. Baron ait fait véritablement de la couleur. C’est moins la variété et l’intensité des tons locaux que l’harmonie générale du mélange, qui constitue la puissance et le charme du coloris. M. Baron a le tort de vouloir appeler l’œil partout ; il ne sait pas faire de sacrifice. Il résulte de là que sa peinture manque d’effet. Il y a aussi une singularité peu heureuse dans sa composition, — c’est ce chevalet et le châssis qu’il supporte qui, placés de biais, coupent la scène en deux moitiés dont chacune est un tableau, — et en outre une faute de perspective dans la ligne qui sépare le parquet de l’estrade placée au fond. On ne saurait non plus faire compliment à Giorgione de la tête d’orang-outang que M. Baron a mise sur ses épaules. Mais ce sont là des peccadilles. Puisque nous parlons couleur, n’oublions pas les Bohémiens de M. Diaz. La peinture de M. Diaz est le pays de la fantaisie, dans le royaume de Lilliput ; elle chatoie devant vous comme un mirage où passent et repassent, sans se fixer, de gracieuses apparitions. Tout ce qu’on voit est charmant, mais on ne sait pas ce qu’on voit. Nous croyons avoir entrevu cependant parmi ces Bohémiens bon nombre de jolies petites têtes, blondes et brunes, spirituelles et souriantes, à la fois enfantines et coquettes, pleines de malice et d’innocence. Toutes ces femmes vont évidemment au sabbat ou en reviennent. Il y a deux autres toiles de M. Diaz bariolées des mêmes couleurs. M. Diaz excelle à ce jeu de main qui est aussi un jeu d’esprit, et de cet esprit-là n’en a pas qui veut. Nous n’entendons pas cependant mettre ces charmantes pochades tout-à-fait sur la même ligne de l’art que la Transfiguration et le Jugement dernier.

Citons encore, parmi ces petites toiles de genre, le Traîneau Russe et le Voyage dans le Désert, deux impressions de voyage de M. Horace Vernet ; la Fontaine arabe, de M. de Chacaton, talent nouveau qui paraît vouloir se frayer une route entre M. Decamps et M. Marilhat ; les Cantonniers, de M. Adolphe Leleux, déjà vus trop souvent sous d’autres noms pour mériter des éloges nouveaux ; les Laveuses, de son frère (M. Armand Leleux), petite composition peinte avec beaucoup de sentiment et d’un goût original ; et enfin le magnifique assortiment de Fruits et de Fleurs de M. Saint-Jean. Nous allions oublier M. Papety ! (Tentation de saint Hilarion), qui aurait pu effectivement nous échapper. Comment se douter qu’un talent aussi ambitieux, qui ne se plaît que dans les grands espaces et sur les hauteurs, s’était caché là ?

Sur les deux mille quatre cent vingt-trois morceaux exposés, il y a plus de sept cents portraits, c’est-à-dire près du tiers du chiffre total. Avions-nous tort de dire que la fabrique envahissait le salon ? Nous prendrons la liberté de laisser admirer tous ces visages à ceux qui les portent, et nous ne ferons pas servir la critique à l’annonce. Distinguons pourtant l’art de la fabrique.

Le duc de Nemours, par M. Winterhalter, est d’une élégance un peu fade pour un jeune guerrier botté, et dont la main s’approche de la garde de son épée : peinture, du reste, d’un goût distingué et d’une exécution fort adroite.

Le portrait de Mme la princesse de B. est à la fois un malheur et une calomnie. Comment un artiste du talent et du goût de M. Lehmann a-t-il pu se rendre si digne de commisération et si coupable ? On ne comprend rien à cette manière d’interpréter la nature. Et c’est en cherchant le style, le caractère, en courant après quelque idéal probablement introuvable, que M. Lehmann a laissé échapper le corps pour l’ombre, et découpé sur sa toile cette image froide, immobile, morte ! Il y a cependant dans cette singulière peinture, et dans sa singularité même, l’empreinte d’un esprit élevé qui ne va si loin dans l’erreur que pour s’éloigner davantage de la vulgarité. Le portrait de femme, de M. Perignon (salon carré), robe plissée brune, cheveux noirs, les mains rapprochées, est une œuvre moins profondément méditée, mais plus heureuse, et il est peu de portraits du salon qui soient si long-temps regardés. Celui de M. le baron Pasquier n’offre rien qui puisse ajouter à la gloire de M. Horace Vernet, qui n’est pas fondée sur ce genre de peinture. Les petits portraits au pastel de M. Vidal (Pasquita, Needjmè, Noëmi) sont particulièrement remarquables par le caractère élégant et original du dessin, et le goût piquant de l’exécution. On pourrait en distinguer quelques autres, tels que ceux de MM. H. Scheffer, Court, Lepaulle, Brémond, Rouillard, Hesse, Blondel, Dubuffe, Guignet, d’une dame, Mme Lavalard, sans compter ceux de Mme de Mirbel, que nous n’avons pas vus, mais que nous supposons parfaitement semblables à leurs aînés. La plupart de ces talens sont si connus qu’une mention ne peut guères avoir d’autre but que de constater leur assiduité au salon et le zèle qu’ils mettent à mériter le suffrage du public.

Après une assez longue absence, M. Marilhat a fait enfin sa rentrée avec huit morceaux, dont sept appartiennent à cette brillante illustration de l’Orient, dont il détache de temps en temps quelques pages. M. Troyon avec sa Forêt, M. Corot avec son Paysage (du grand salon), M. Aligny avec sa Vue de l’Acropolis d’Athènes et sa Campagne de Rome, M. Flandrin avec ses paysages composés, M. Français avec sa Vue des environs de Paris, M. Jadin avec ses tableaux de chasse, M. Flers, M. Joyant avec ses belles vues de villes, représentent à peu près les principales directions suivies par nos paysagistes. Dans les marines, toujours clair-semées, nous n’ajouterons au nom de M. Gudin que ceux de MM. Émeric (Falaise d’Étretat), Durand-Brager (Combat de la frégate le Niémen), et Heroult (aquarelle).

Dans l’architecture, nous avons remarqué les Études sur l’art décoratif en Italie à différentes époques, par M. A. Denuelle, travail consciencieux, savant et utile ; en gravure, une très belle estampe de M. Ach. Martinet, d’après une madone de Raphaël.

Telles sont les œuvres, tels sont les noms qu’il nous semble voir surnager au-dessus de cet immense chaos des produits de l’art contemporain. Ce coup d’œil jeté sur l’ensemble du travail intellectuel d’un grand peuple fait voir que la condition de l’art est la même que celle de la société : une multitude de petites individualités, point de grands caractères, du talent partout, du génie nulle part, beaucoup de mouvement et point de direction, une immense activité et pas de résultats. Ce spectacle est triste.


L. Peisse.