Le secret de l’orpheline/12

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Éditions Édouard Garand (p. 32-36).

II


Le lendemain de ce triste dimanche, la pluie tombait encore, aussi fine, aussi grise, mais la semaine de travail recommençait et Melle Favreau s’en réjouit. Mentalement, tandis qu’elle procédait à ses préparatifs de départ, elle fit la somme du labeur à fournir et elle pensa qu’il lui serait bon de s’absorber dans les chiffres.

Après une avant-midi laborieuse, elle alla dîner au Killarney, puis elle se rendit à l’église St-Patrice qui est située en arrière et en contre-bas. À peu près chaque jour, Georgine venait ainsi y réciter son chapelet, pour demander lumière et courage.

On sait combien est sombre cette église St-Patrice, haute comme un ciel de forêt et à laquelle de longues et étroites verrières apportent seules la clarté du dehors. Par cette pluvieuse journée, les ténèbres y étaient si opaques que Melle Favreau pensa d’abord ne pouvoir se diriger. Pourquoi n’avait-on pas allumé une ou deux lampes, comme de coutume ? Peut-être que l’électricité faisait défaut. Tant bien que mal, elle avança de quelques pas, fit une génuflexion et entra dans le premier banc qui s’offrait à elle.

Un léger bruit attirait presqu’aussitôt son attention et ses yeux, déjà accoutumés à l’obscurité, distinguèrent la silhouette d’un homme qui, debout et les bras croisés en une attitude virile, parcourait le Chemin de la Croix. La faible lumière éparse pâlissait sur sa chevelure blonde ou blanche et peignait blafardement son visage et ses mains.

Puis, ses yeux se dessillant de plus en plus, elle commença de mieux distinguer toutes les délicieuses saillies, stalles, sculpture, statues qui font la richesse du temple. Les verrières n’étaient pas éblouissantes comme aux jours de soleil ; on pouvait les regarder sans fatigue, les yeux bien ouverts ; aussi Georgine caressait-elle du regard, en même temps que ses lèvres murmuraient les ave et que ses doigts poussaient les grains du chapelet, les saints et les saintes aux robes somptueuses et aux attitudes éminemment dignes. Baignés de lumière, alors que le temple entier stagnait dans l’ombre, ils semblaient venir tout droit du ciel et, comme le Sauveur ressuscité, ils avaient l’air de traverser sans effort la muraille épaisse.

Une invasion du ciel… Oh ! si c’eût été vrai !

Mais, à cette évocation du surnaturel, Georgine frissonne. Non, elle préfère attendre. Elle reconnaît quelle incommensurable faveur ce serait, cette visite de quelques saints du paradis mais, vraiment, elle préfère attendre, pour en jouir, que son âme ait dépouillé son corps.

Étrangement saisie, elle ferme un moment les yeux, effrayée à la pensée de revoir les verrières suggestives.

Elle les rouvrait d’ailleurs bientôt et, un bruit de pas très lents ayant frappé son oreille, elle se rappela l’homme qui faisait son Chemin de la Croix. Par suite de la mauvaise température, sans doute, personne d’autres ne paraissait être venu à l’église, ce midi-là ; elle et l’homme devaient se trouver seuls dans l’immense château d’ombre qu’était en ce moment le temple.

Chassant à mesure les distractions, la jeune fille ramène avec patience son esprit : la prière. Elle y voit toujours de mieux en mieux. Dans la profondeur du sanctuaire, des lampions scintillent et palpitent. Vêtu d’un manteau blanc sur une tunique bleu-ciel, le doux Sacré-Cœur montre, de sa main percée, sa poitrine. À ses pieds, un bouquet de roses de l’arrière saison embaume.

L’homme qui se trouve maintenant assez loin derrière elle se rapproche insensiblement. Georgine distingue ses pas et elle se dit qu’elle le verra bientôt à loisir. Mais, à cette pensée, aussi inexplicablement que la première fois, la peur s’empare d’elle. Elle ferme de nouveau les yeux, mais son oreille, malgré elle attentive, continue de saisir ces pas très discrets qui se rapprochent.

Dans sa nature, par ailleurs si bien équilibrée, Melle Favreau portait en contrastes deux ou trois tendances qu’on avait peine à concevoir pour siennes. Ainsi, elle la femme sans nerfs, au sang froid imperturbable et que rien ne parvenait à démonter, elle était extraordinairement peureuse. Ces terreurs déprimantes prenaient leur source surtout dans l’imagination de la jeune fille. Georgine, à ces moments d’épreuve, ne criait pas ! elle n’appelait ni ne s’enfuyait. Tout au contraire, elle s’immobilisait alors au lieu de son supplice et il semblait qu’une volonté supérieure lui enjoignait de vivre jusqu’à la dernière des secondes l’heure atroce qui lui échéait tout d’un coup.

En cette minute, précisément, Georgine reconnaissait les traits de sa peur. Depuis déjà assez longtemps, elle tenait ses yeux fermés. Son chapelet était fini mais avant de se remettre à genoux, puis, de retourner au bureau, elle attendait que l’homme lui-même sortit.

Or, après l’avoir entendu quitter la Table de Communion et revenir par la grande allée, voici qu’elle croyait ouïr maintenant qu’il prenait l’allée de la porte, où elle se trouvait elle-même.

Plus de doute : voici qu’il avance à pas comptés, coupés de courts arrêts.

C’est alors que se précisa son inquiétude latente : si cet homme ne possédait pas toute sa raison ?…

Elle évoquait l’image des vieux Foley, très sains d’esprit, mais qui accompagnaient toujours leurs prières de manifestations exaltées. Sans doute le pieux inconnu appartenait-il à la même race que les vieux Foley et, avec les dangereuses dispositions de cette race, s’il portait au cerveau quelque fêlure, à quels excès ne pouvait-il se livrer ?

Immobile, couverte d’une sueur glacée, la pauvre enfant attendait, écrasée par son cauchemar.

De ces mêmes pas que l’on eût dits calculés et qu’il interrompait à intervalles définis, l’homme se rapprochait insensiblement. La jeune fille ne peut se retenir d’écouter et elle le fait avec un soin que décuple son actuelle tension nerveuse. Elle discerne que l’homme s’arrête à chaque banc. Dans quel but ? Son imagination lui suggère aussitôt qu’il peut bien être un sacristain chargé de recueillir les objets oubliés dans l’église. Dévot, il aura commencé par faire le Chemin de la Croix. Comme c’est simple !

Trop simple. Après une détente de quelques secondes, Georgine se sent revenir à une terreur plus grande. L’homme n’est plus qu’à trois ou quatre bancs d’elle. Elle le sent dans son dos. S’il est sacristain et chargé de la visite de l’église, pourquoi commence-t-il son inspection justement par l’allée où elle se trouve, alors que le reste du temple est vide ? Dans sa détresse affolée, Georgine songe à son parapluie, grâce au ciel, si le fou l’attaque, elle aura toujours cette arme à sa portée.

Enfin, l’homme franchit le court espace qui la séparait encore d’elle et, sans un mot, il s’immobilise à l’entrée du banc. Georgine est encore plus immobile que lui. Sa terreur atteint au paroxysme. Elle n’ose plus souffler et ses yeux qu’elle retient également de bouger lui font mal dans leur orbite.

Tout-à-coup, l’homme avance le bras et sa main blanche paraît désigner quelque objet qui serait au fond du banc. Georgine regarde mais, pour elle, le banc n’est qu’un profond trou d’ombre.

Cependant, comme ce geste qu’il a fait comportait quelque chose de conscient qui chasse aussitôt l’idée de folie dont elle se tourmentait, Georgine qui n’a rien vu dans le banc se retourne vers l’inconnu. Bien plus, elle ose l’interroger du regard.

Mais, ce qu’elle lui voit comme figure fait qu’une exclamation rauque expire sur ses lèvres ; il lui semble qu’elle n’a plus de bras, plus de jambes et qu’elle va se fondre comme la cire des cierges.

Lui, comprenant que de toute évidence une explication s’impose, lui dit fort élégamment avec un très pur accent français :

— Je regrette, mademoiselle, de vous déranger ; mais auriez-vous l’obligeance de me laisser prendre mon chapeau, que j’ai déposé ici, en entrant ?

Il est parti depuis longtemps et Georgine n’a pas encore quitté l’église. La tête dans ses mains, elle attend qu’un peu de force revienne à son corps soudain débilité. Il lui a parlé sur un ton d’indifférence parfaite… Comme à une étrangère… Mon Dieu, est-elle désormais autre chose, pour lui ? Elle l’aura voulu ! elle l’aura voulu !

Melle Favreau qu’on avait vu quitter le bureau avec l’air serein des courageux, rentra ce midi-là en retard et le front assombri. Le pli mal résigné de ses lèvres ne passa point inaperçu et un mouvement de sympathie y répondit, du côté des hommes tandis que du côté des femmes une lueur d’intérêt jaillissait des prunelles curieuses.

Georgine avait été bien accueillie dans ce bureau où dominait l’élément masculin. Sa jeunesse, sa grâce élégante, sa figure franche et plutôt bien, le sérieux de ses manières, enfin, sa compétence vite établie lui avaient valu d’emblée tous les suffrages. Seulement, au lieu de croître avec les jours, son prestige avait insensiblement diminué et son obstinée réserve en était la cause. Les hommes lui conservaient leur estime, leur admiration, même ; mais déçues, lorsqu’elles apprirent que cette jolie jeune fille n’avait pas d’amoureux, qu’elle n’en désirait point et lorsqu’elles la virent s’absorber dans sa besogne, comme un vulgaire tâcheron, les femmes firent la moue.

Têtes de perruches, cœurs médiocres, ces désillusionnées étaient au nombre de trois. L’aînée du groupe, la seule qui fut majeure, se montre un peu plus tolérante que ses compagnes. Parce qu’elle détestait faire route seule et que les autres suivaient une direction opposée à la sienne, elle s’imposait très souvent et sans plus de façon à Georgine. Nonchalamment, elle causait seule, si la jeune fille affectait de se taire et si, au contraire, Mlle Favreau laissait percer son impatience, sa mauvaise humeur, l’aimable enfant tournait sur leur meilleure face ces propos trop vifs et ne s’en formalisait pas davantage.

Ce soir-là, encore, et en y mettant même plus d’élan que de coutume, elle ne manque point à s’accrocher au bras de Georgine, lorsqu’elles quittèrent toutes deux le bureau.

La pluie avait enfin cessé mais on devinait qu’elle reprendrait sous peu car l’air restait mort et comme indécis.

— Oh qu’il fait doux ! s’écria, en mettant le nez dehors, la compagne de Georgine. Si vous le vouliez, Mlle Favreau, nous marcherions jusqu’à la rue Guy.

À sa surprise, d’ailleurs, Georgine répondit :

— Je le veux bien.

Revêtues toutes deux de ces imperméables clairs qu’on dirait toujours ruisselants, Georgine en bleu, l’autre en rouge, et leurs parapluies à cordelière suspendus au bras, elles allaient comme de bonnes amies. À l’ordinaire, Georgine se hâtait de prendre le tramway, car elle redoutait toujours, dans ces parages, de tomber sur quelque ancien compagnon de travail, mais ce soir, elle bravait tout avec indifférence. Son parapluie qu’elle passa bientôt du bras droit au bras gauche lui rappela l’idée saugrenue qu’elle avait eue, dans l’église, durant sa crise de frayeur. Mais ce souvenir ne ramène pas l’ombre d’un sourire à ses lèvres. Bien plus, la bouffonnerie de l’inspiration humilia sa fierté.

Sa compagne faisait mine de s’arrêter à chaque vitrine et, voyant Georgine silencieuse, elle se mit en frais de bavarder pour deux.

— Le velours sera très porté, cet hiver. Tant mieux, car voilà longtemps que j’en désire une robe. J’en aurai probablement une pour Noël. C’est nous qui donnons le réveillon, cette année et il faudra bien que je sois à la hauteur des circonstances. Je la veux noire avec une chemisette couleur chair. Croyez-vous que je paraîtrai bien, là-dedans, Mlle Favreau ? C’est si chic, le velours, si distingué. Il est vrai que cela s’abîme vite, mais il reste toujours des parties qu’on peut utiliser. Le beau petit feutre, Mlle Favreau ! Regardez donc. J’ai envie d’entrer et de demander le prix. Le malheur, c’est que je n’ai pas d’argent sur moi. Je ne pourrais toujours pas l’acheter aujourd’hui, à moins de l’envoyer porter C. O. D. Est-ce que je marche trop vite, pour vous ? Je crois que j’aurai faim, en arrivant, après tout ce bout à pied. Je ne suis pas près d’arriver… Un accident, Mlle Favreau !

C’était exact. Les tramways s’immobilisaient, à la file. Les autres faisaient de même et, en un instant, tout un rassemblement humain grouillait autour d’un pauvre cheval qui venait de glisser sur le pavé humide, obstruant ainsi la voie ferrée.

Le compagne de Georgine s’affola.

— Qu’est-ce qu’il y a, Mlle Favreau ? Quelqu’un est-il mort ? Moi, je ne peux pas voir ces choses. Non, je ne peux pas…

Tout en disant, que ce fut énervement ou comédie, elle tirait sur le bras de Georgine et cherchait à s’avancer sur le lieu de la tragédie. Georgine brisa son élan et elles se trouvèrent toutes deux immobilisées pour une minute. En tournant la tête, Georgine vit à deux doigts d’elle, sur le bord de la chaussée, un taxi qui attendait, lui aussi, de pouvoir circuler. Le chauffeur était seul à l’avant. À son type brun, à son nez de dimensions respectables, Georgine le prit tout d’abord pour un juif. Mais ceux-ci sont clairs semés, dans la corporation des chauffeurs et Mlle Favreau ne tardait pas à se rendre compte que cet homme était de même nationalité qu’elle.

Soudain, ce fut bien pis : à mieux détailler ses traits, et d’après certaine photographie qu’elle avait eue entre les mains, elle croyait maintenant le reconnaître. Tout le sang se retira de son visage. À n’en pas douter, il était l’un d’eux. Le jeune homme qui paraissait à peine dépasser les trente ans, se rendait compte de l’examen dont il était l’objet, regarda à son tour Georgine, hardi, il esquissa un sourire équivoque et la jeune fille détourna aussitôt la tête, en proie à un grand trouble.

— Vous connaissez ce chauffeur, Mlle Favreau.

— Je le vois pour la première fois, répliqua sèchement Georgine.

L’ordre bientôt rétabli, elles poursuivirent leur route et, à la rue Guy, sur la banale promesse de se retrouver le lendemain, elles se séparaient.

Georgine prit solitairement son repas du soir puis, comme chaque jour encore, elle réintégra sa chambre. L’âme lourde, si lourde, elle se laisse choir, en arrivant, sur le premier siège et elle resta là longtemps, à subir sans bouger, la fuite des minutes.

Cette journée, bien commencée, en somme s’achevait pour elle dans le désarroi et, surtout, lui laissait une tristesse invincible.