Le siège de Québec/Chez Jean Vaucourt

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Éditions Édouard Garand (p. 8-10).

III

CHEZ JEAN VAUCOURT


Flambard, comme un fou, sinon comme un démon sorti de l’enfer, courait vers la haute-ville. Il bousculait passants, gardes, sentinelles. Il passait comme une ombre fantastique en la ville obscure où l’on ne pouvait se guider sûrement qu’à l’aide d’un falot. Cette nuit-là, on ne pouvait découvrir par toute la cité qu’une demi-douzaine de réverbères ; et encore ces réverbères qu’on avait allumés répandaient une si faible lumière, que cette lumière ne ressemblait tout au plus qu’à un feu de bougie. Mais Flambard paraissait doué de l’œil du chat ou du flair de la taupe, il courait par les rues et ruelles aussi sûrement qu’en plein jour.

Il arriva, tout en sueurs, rue Saint-Louis et violemment heurta la porte de Jean Vaucourt.

Ce fut le père Croquelin qui vint ouvrir.

L’ancien mendiant faillit tomber sur le dos en apercevant l’apparition fantastique que présentait l’image de Flambard à cet instant.

Mais vu que le spadassin n’avait pas le temps des explications apparemment, il passa comme un bolide sur le corps du père Croquelin, enfonça une porte et disparut. Le père Croquelin, qui avait cru avoir affaire à une bête fauve, se releva vivement et alla se fourrer sous le divan du vestibule.

La porte que Flambard venait d’enfoncer était celle de ce petit salon que nous connaissons, et dans lequel il trouva Jean Vaucourt en compagnie d’Héloïse de Maubertin, sa femme, et de Marguerite de Loisel.

Les deux femmes avaient jeté un cri d’indicible émoi.

Le capitaine s’était élancé vers le spadassin.

— Vous !… s’écria-t-il stupéfait. Nous vous avions cru mort !

— Je l’étais, capitaine… oui, j’étais bien mort en effet, mais je suis ressuscité !

Héloïse, avec des yeux égarés fixés sur la silhouette affreuse de Flambard, reculait vers la porte du réfectoire en manifestant une grande terreur.

Marguerite essaya de la rassurer.

— N’ayez pas peur, Héloïse, c’est notre ami… Flambard !

Le spadassin s’inclina devant la jeune femme, disant :

— Pardon ! madame, si je suis entré un peu brusquement.

Il considéra Héloïse avec une nouvelle surprise et, regardant le capitaine, demanda à voix basse :

— Elle ne me reconnaît donc pas ?

— Non ! répondit par un geste négatif et avec un air découragé le capitaine Vaucourt.

Héloïse, après avoir regardé le spadassin assez longtemps et comme avec horreur, dit à Marguerite d’une voix étouffée :

— Jean ne vient donc pas me retrouver ici ?

— Oui, il va venir, répondit Marguerite.

— Et il va ramener mon petit Adélard ?

— Oui, Héloïse, il va vous le ramener.

Jean Vaucourt murmura à l’oreille de Flambard, qui esquissait une mimique de profonde stupeur :

— Comme vous le pouvez constater, mon ami, elle est tout à fait folle !

— Oui, en vérité. Et pourtant, chose curieuse, la jeune femme paraissait reconnaître Marguerite de Loisel.

Elle dit avec un air de grande lassitude :

— Chère Marguerite, je suis bien fatiguée… conduisez-moi à ma chambre !

Puis elle jeta encore un regard perçant et effarouché vers Flambard et demanda d’une voix craintive :

— Quel est cet homme ? Que vient-il faire ici ? Est-ce un mendiant ? Voyez ses vêtements, son visage et ses mains ! Ne serait-ce pas plutôt un charbonnier ?

— Je vous l’ai dit, chère Marguerite, c’est notre ami Flambard !

— Flambard !… murmura la jeune femme en hochant la tête.

Puis, comme le spadassin continuait de la regarder avec persistance, elle détourna les yeux en frissonnant, saisit une main de Marguerite et, l’entraînant, cria :

— Allons-nous-en, Marguerite, cet homme me fait peur ! Oui, j’en ai peur… j’en ai peur !

Jean Vaucourt fit un geste à Marguerite de Loisel en lui chuchotant :

— Conduisez-la à sa chambre, mademoiselle, pour qu’elle se repose un peu !

Marguerite quitta le petit salon avec la jeune femme, qui disait encore :

— J’ai peur de cet homme, Marguerite… allons-nous-en !

Après la sortie des deux femmes, le capitaine se laissa choir sur un fauteuil et murmura, accablé :

— Flambard, je suis bien malheureux !

— Malheureux ? Je crois bien, répondit Flambard. Mais il importe de chasser les désespoirs et les découragements, mon ami, car plus que jamais il faut lutter. Aujourd’hui, l’heure devient effrayante : nous n’avons plus seulement les ennemis du dedans à combattre, nous avons les Anglais qui, nul doute, se préparent à l’attaque de la ville. Il faut lutter encore, capitaine… il faut lutter toujours !

— Ah ! lutter… quel plaisir, quel bonheur j’y trouverais, si j’avais encore ma femme et mon enfant !

— Votre enfant ! cria Flambard. Ne l’avez-vous pas ?

Le capitaine regarda le spadassin avec étonnement.

— N’êtes-vous pas allé le réclamer à ce mendiant de la basse-ville, le père Raymond ?

— Non, je n’ai pas eu le temps d’y courir. J’avais ma pauvre Héloïse à garder. Après l’incendie de la maison de Bigot, j’ai emmené ma femme ici et j’ai envoyé le père Croquelin chercher Marguerite de Loisel à l’Hôpital-Général. Marguerite n’a pu venir avant ce soir. Elle est ici depuis une heure à peine. N’avez-vous pas vu une voiture à la porte ?

— Non, je n’ai pas remarqué.

— Eh bien ! Marguerite va emmener Héloïse à l’Hôpital et la soigner. Elle pense que ma pauvre femme reviendra à la raison.

— Je le souhaite, pauvre Héloïse ! soupira Flambard. Ainsi donc vous n’êtes pas allé chez le père Raymond ?

— J’allais m’y rendre après le départ d’Héloïse pour l’Hôpital.

— Eh bien ! n’y allez pas, c’est inutile. J’en reviens, et votre enfant n’est plus là.

— Que dites-vous, Flambard ? Mon enfant n’est plus chez ce père Raymond ? Ah ! allez-vous m’apprendre un nouveau malheur ?

— Capitaine, répliqua Flambard avec une sourde colère, nous sommes pris dans un terrible complot, et nous sommes en train de jouer une partie dans laquelle nous ne tenons pas les meilleures cartes. Nos ennemis semblent avoir en mains tout l’atout : car une personne que je ne connais pas et que je ne soupçonne même pas s’est présentée chez le père Raymond en votre nom, et cette personne a réclamé et emporté l’enfant.

— Elle a emporté l’enfant !…

— Et, à entendre le père Raymond, il faut croire que cet homme s’est présenté comme étant Jean Vaucourt lui-même.

— Oh ! si cet homme était Bigot ! s’écria le capitaine en se levant avec une furieuse énergie.

— Non, ce n’est pas Bigot. Car Bigot est trop connu du peuple, car Bigot ne fait pas ces sortes de besognes lui-même, il a des agents pour les exécuter.

— Mais alors que penser et que faire surtout ?

— D’abord, je pense qu’il n’y a rien à craindre pour la vie de l’enfant, car personne, pas même nos plus cruels ennemis, n’a d’intérêt à tuer ce petit enfant. Que faire ensuite ?… Il n’y a qu’à nous mettre à sa recherche. Je vais retourner chez le père Raymond et me faire donner une description de l’homme qui lui a réclamé votre petit. Avec cet indice, si l’on peut appeler si peu un indice, je pourrai me guider.

— Merci, mon ami, j’ai confiance en vous. Mais dites-moi donc, vous que je croyais mort, dites-moi quelle aventure extraordinaire vous avez passé ?

— Une aventure si extraordinaire, sourit Flambard, qu’elle me paraît folle et invraisemblable. Je me demande encore d’où je reviens exactement. J’en suis encore si ahuri que je ne suis pas certain de ne pas rêver. Jamais en ma vie je n’avais vu la mort me prendre, me saisir, m’étouffer dans ses bras, m’emporter ! Aujourd’hui… Est-ce bien aujourd’hui, ou hier, ou… ?

— Oui, c’était aujourd’hui, dans la matinée, sourit Jean Vaucourt.

— Bon, je me rappelle, sourit Flambard à son tour. Au fait, je n’ai pas eu le temps de rappeler encore tous mes souvenirs. Mais il est une chose qui ne me sort pas de l’esprit, une chose qui m’obsède : je ne croyais pas qu’on pouvait échapper à la mort une fois qu’elle nous avait happés à la gorge et au cœur ; non, je ne croyais pas que c’était possible ! Et encore, je ne croyais pas… il m’était impossible d’admettre qu’il y eût un enfer, et maintenant je sais, je suis certain que cet enfer existe !

— Vraiment ? fit Jean Vaucourt, étonné.

— J’y ai passé… je m’y suis vu démon moi-même… un autre démon m’y accompagnait ! Et puis, était-ce réminiscence de ces contes bleus de nos anciens qu’on me narrait dans ma jeunesse ?… Il me semble que j’ai quelque peu erré sur les bords du Styx, que j’y ai même plongé jusqu’au cou, que j’ai bu un tant soit peu de ses ondes noires et nauséabondes, que j’ai même, avec ce démon qui m’accompagnait…

Jean Vaucourt, malgré les malheurs qui le frappaient, ne put s’empêcher de sourire à voir l’image humoristique de Flambard et il l’interrompit pour demander :

— Ce démon… n’était-ce pas Caron qui vous accompagnait ?

— Hein ! ce passeur… ce nocher des enfers ? Non… ou, si c’était lui, l’animal, il avait pris pour la circonstance la figure d’un ancien garde de ce gueux de Lardinet que j’ai naguère dépêché à Satan, mais que je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer durant mon séjour dans cet enfer d’où j’arrive.

— Ce garde, dit Jean Vaucourt, n’était-ce pas Verdelet ?

— Tiens ! dit Flambard avec un air surpris, vous l’avez donc rencontré aussi ?

— J’étais là quand il vous a attaqué de sa rapière, et lorsque…

— Par les deux cornes de Lucifer ! s’écria le spadassin en se frappant le front, ai-je perdu une moitié de ma cervelle et prêté l’autre à ce chien de Verdelet ?

Il se mit à tâter sa tête et s’aperçut qu’une partie de ses cheveux manquait.

— Par le diable ! qu’est-ce cela ?

Marguerite de Loisel, après avoir fait coucher Héloïse, rentrait dans le salon à cet instant.

— En vérité il me manque une partie de ma tête ! reprit-il.

Et la figure de Flambard présentait un étonnement si drôlatique, que Jean Vaucourt et Marguerite ne purent, comprimer un éclat de rite ;

— Hein !… fit le spadassin peut-être plus étonné encore par ce rire soudain du capitaine et de Marguerite.

La jeune fille indiqua une glace à Flambard, disant, dans un hoquet de rire :

— Voyez-vous…

Flambard s’approcha de la glace. Durant quelques secondes il n’eut pas l’air de se reconnaître. Puis, tout à coup et tel un coup de tonnerre qui retentit, il poussa un terrible éclat de rire.

— Ha ! ah ! ah !… je comprends bien à présent l’épouvante qui a failli assassiner le père Raymond et sa moitié. Ils m’ont demandé si j’étais le diable ?… J’en ai bien l’air ! À moins que je ne sois l’un des chauffeurs de ce Lucifer que le diable étripe et écorne ! Par mon âme ! je ne suis plus Flambard ! Et mon vêtement… est-il un peu déchiqueté ? Du diable ! si j’y comprends la moindre chose !…

— Faites-nous le récit de votre aventure, dit le capitaine pendant qu’Héloïse se repose ; car bientôt elle partira pour l’hôpital avec mademoiselle Marguerite.

— Si vous permettez, j’irai auparavant me débarbouiller un peu et mettre un autre vêtement.

— Je vous conduis à votre chambre, dit Vaucourt, si mademoiselle Marguerite veut bien nous excuser.

Marguerite se borna à sourire avec un geste d’assentiment, et les deux hommes sortirent du salon.

Au bout d’une demi-heure le spadassin reparut, lavé, nettoyé, les cheveux coupés, et vêtu d’un costume tout neuf de grenadier. Disons-le ici encore une fois, durant longtemps en France, Flambard avait fait partie d’un régiment de grenadiers du roi que commandait le comte de Maubertin.

Et pour finir la toilette du spadassin, Jean Vaucourt lui avait prêté une longue et solide rapière.

Et voici la narration qu’il fit de son aventure.