Le siège de Québec/La caserne des cadets

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Éditions Édouard Garand (p. 34-38).

X

LA CASERNE DES CADETS


Lorsque l’escorte arriva en vue du beau et superbe peuplier, Pertuluis dit à Flambard :

— Si monsieur Flambard voulait m’écouter, il s’éviterait une bien vilaine besogne.

— Ah ! ah sourit Flambard en arrêtant l’escorte d’un geste.

— Et son âme n’aurait pas à se repentir l’éternité durant de la mort de deux pauvres grenadiers du roi de France, pleurnicha Regaudin tout en lançant un coup d’œil narquois à son compère.

— Est-ce à dire, demanda le spadassin moqueur, qu’on veuille confesser à papa Flambard ses petites escapades et ses petites saloperies ?

— Il y a, répliqua Pertuluis, que nous avons promis de ne pas mourir avant que nous n’ayons tué deux cents Anglais.

— Et vu que nous n’en avons tué encore que cent tout juste, voulut compléter Regaudin…

— Si bien, interrompit Flambard, qu’il vous en reste à tuer cent autres. Par l’enfer ! mes dignes amis, je serais un couard et un traître de priver le roi de France et cette splendide colonie de si bons serviteurs. C’est entendu, vous aurez toutes les chances du monde de tuer encore cent Anglais. Seulement…

— Seulement ? interrogea Pertuluis anxieux.

— Il y a une condition… Voyez-vous, ce n’est pas ma faute à moi, car j’ai également fait une promesse.

— Ah ! vraiment ? fit Regaudin. De tuer, peut-être, quatre cents Anglais ?

— Oui, répondit Flambard placidement. Mais j’ai promis en même temps de tuer avant tout deux malandrins, à moins toutefois, que ces deux malandrins ne me disent où est l’enfant que je cherche et que j’ai juré de ramener à son père et à sa mère. Or, vous savez que je sais tenir mes promesses. Donc…

Les deux grenadiers se consultèrent du regard, et Regaudin dit :

— Monsieur Flambard, pour que vous puissiez remplir vos promesses et nous les nôtres, nous vous conduirons là où est l’enfant que vous cherchez ; mais il est entendu que nous serons lavés de tout blâme. Car ce n’était pas notre faute, si…

— C’est bien, interrompit Flambard, je vous comprends et je consens à vous reconnaître tout à fait innocents. Ainsi donc, dites-moi où se trouve l’enfant !

— Oui, mais il y a aussi de notre part une condition, répartit Pertuluis.

— Ah ! ah !

— Ces miliciens, tout dignes et honnêtes qu’ils sont, ne devront pas nous accompagner à l’endroit où nous vous conduirons.

— Pourtant, répliqua le spadassin qui ne pouvait s’empêcher de conserver quelque méfiance à l’égard des deux bravi, ces honnêtes miliciens valent bien d’honnêtes grenadiers, et il n’y aurait nul inconvénient, il me semble…

— C’est précisément l’inconvénient qu’il y a, interrompit vivement Regaudin ; car l’affaire est secrète, très secrète, et nul n’y peut participer qu’il n’y soit directement intéressé.

Flambard, croyant que les deux compères demeureraient inflexibles, réfléchit un moment.

Puis il attira à l’écart les miliciens, auxquels il parut donner à voix très basse quelques ordres secrets. Les miliciens s’écartèrent de quelques verges des grenadiers, et s’immobilisèrent près d’un taillis où ils demeurèrent en observation et silencieux.

Le spadassin revint aux deux grenadiers.

— C’est bon, dit-il, je me soumets à vos exigences. Mais sachez ceci auparavant : si un accident m’arrivait d’ici demain matin, ces miliciens, qui vont ici même m’attendre, vous en tiendront responsables. Vous me comprenez ?

Pertuluis et Regaudin sourirent et répondirent :

— Nous sommes d’honorables grenadiers et nous ne connaissons pas la tromperie.

— Bon, où se trouve l’endroit en question ?

— Il faut nous délier les mains pour que nous puissions marcher plus commodément, suggéra Regaudin.

— Et nous retirer cette corde du cou, ajouta Pertuluis.

Flambard se mit à rire et demanda encore :

— Où est l’endroit ? En même temps il élevait ses regards sombres vers le peuplier non loin de là.

Les deux grenadiers surprirent le regard et aperçurent le grand et beau peuplier. Ils soupirèrent fortement, et Pertuluis dit :

— L’endroit est une maison du faubourg St-Roch située sous les remparts.

— Il y a joliment loin, remarqua Flambard, et la nuit tombe rapidement. N’importe ! nous irons.

Il prit dans chacune de ses mains les deux cordes qui demeuraient attachées au cou des deux grenadiers, tourna le dos et, tirant, dit seulement :

— Venez !

Penauds, mais peut-être aussi quelque peu narquois en dedans, les deux bravi emboîtèrent le pas.

La petite escorte franchit quelques fourrés épais, prit un chemin de traverse rendu impraticable par des troncs d’arbres, renversés au travers par les boulets anglais, par des branches, des éclats de bois, et aussi par des mares d’eau profondes et des flaques de boue. Mais peu après les trois hommes tombèrent sur une route mieux tracée et moins saccagée qui allait de Montmorency à Beauport. Chemin faisant vers le village, ils croisaient de temps à autre des bandes de soldats à demi ivres et joyeux. Ceux-ci, reconnaissant le spadassin s’empressaient de le saluer respectueusement ; mais par contre, en voyant les deux bravi tirés à la remorque avec chacun une corde au cou, ils ne purent contenir leurs éclats de rire moqueur et lancèrent aux deux pauvres diables toutes espèces de quolibets et de lazzis, qui finirent par amener sur leurs lèvres ces grognements.

— Il nous paiera ça tout à l’heure, le bandit, proféra Pertuluis à l’oreille de son compagnon.

— Oui, répliqua sourdement Regaudin avec un regard sanglant, ce n’est pas toujours lui qui rira le dernier !

Car la honte de se voir ainsi menés en laisse par le terrible Flambard, et la rage que faisaient sourdre les risées des soldats ne manquaient pas de leur mettre du venin au cœur ; aussi bien, les deux grenadiers ruminaient les plus horribles projets de vengeance.

Mais peu à peu ils subissaient moins âprement cette honte et cette rage à mesure que la nuit se faisait plus obscure, car ils passaient presque inaperçus.

On approchait du village de Beauport d’où partaient des rumeurs de fête, où s’agitaient mille lumières. La crainte d’être exposés à la moquerie du village entier fit faire cette remarque à Pertuluis :

— Nous avons dit que la maison se trouve au faubourg Saint-Roch, et vous marchez vers le village de Beauport ?

— Je sais, répliqua rudement Flambard. Soudain il bifurqua à gauche et se mit à suivre un sentier sinueux qui allait en pente douce vers la plage.

Les deux grenadiers soupirèrent en voyant qu’ils s’écartaient du village pour prendre la direction de la cité.

En effet, cinq minutes après Flambard s’engageait sur une autre route qui avait été tracée un mois auparavant par les ordres du général Montcalm, route qui servait au ravitaillement de l’armée et qui conduisait directement et presque en droite ligne vers le pont de bateaux construit sur la rivière Saint-Charles. Mais cette route neuve, inachevée, était beaucoup plus détrempée que les autres par l’orage de l’après-midi, et l’on n’y pouvait avancer que lentement et difficilement.

— Est-ce le chemin du calvaire qu’il nous fait parcourir, le gueux ? murmura Regaudin essoufflé.

— Nous conduit-il en enfer ou en paradis ? fit à son tour Pertuluis. Je patauge comme un cochon dans son cloaque, ventre-de-diable !

Il passait huit heures lorsque Flambard s’arrêta devant le corps de garde qui surveillait l’entrée du pont. Ce poste était occupé par des gardes de M. de Vaudreuil, et ces gardes semblaient fort s’amuser sous une tente, près de là, dont l’intérieur était éclairé par des bougies de suif. Seulement, à la tête du pont deux sentinelles veillaient.

Flambard s’approcha de ces sentinelles.

— Pour le service du général ! cria-t-il de sa voix haute et nasillarde.

Les sentinelles livrèrent passage.

Mais le son de la voix était parvenu à l’intérieur de la tente, d’où un homme sortit vivement pour s’approcher à pas de loup des deux grenadiers que Flambard s’était remis à tirer après lui. Ce garde et les grenadiers parurent se reconnaître, car ils échangèrent un coup d’œil d’intelligence. Le dos tourné et s’engageant sur le pont, Flambard n’avait pas aperçu ce garde et il n’avait pu surprendre le manège de cet homme et des deux prisonniers. Il franchissait donc le pont tranquillement et sans méfiance, lorsque tout à coup, il reçut un fort croc-en-jambe et une poussée si rude qu’il faillit piquer une tête dans la rivière.

— Par les deux cornes de satan ! rugit-il, quelle est cette vermine qui me passe entre les deux jambes ?

Il n’avait pas lâché les deux cordes qu’il tenait dans ses mains ; et lorsqu’il retrouva son équilibre, il aperçut les deux grenadiers tranquilles et souriants à deux pas de lui, mais il perçut aussitôt le bruit d’une course rapide sur le pont. Son regard perçant suivit promptement la sensation subit par son ouïe, et il vit une silhouette humaine qui franchissait le pont à toute vitesse et disparaissait bientôt dans la noirceur du côté de la cité.

— Ah ! ah ! fit-il placidement, est-on si pressé qu’on bouscule ainsi les honnêtes gens et qu’on les envoie plonger comme des marsouins ?

— C’est probablement l’obscurité, émit Pertuluis avec un accent aussi placide que celui du spadassin, qui lui a fait commettre cette messéance.

— Il ne pouvait savoir, dit à son tour Regaudin sur un ton moqueur, qu’il se jetait dans les jambes du grand, du brave, du fier, du digne Monsieur Flambard, excellent grenadier de sa majesté le roi de France !

Flambard se contenta de ricaner et reprit sa marche.

La sortie du pont était libre, c’est-à-dire qu’elle n’était gardée par aucun poste. Là, il y avait deux chemins : l’un pénétrait à travers les premières habitations du Faubourg, l’autre suivait un peu la rivière, puis se prolongeait vers la Porte du Palais.

— Où allons-nous ? demanda Flambard.

— Suivons ce chemin, répondit Pertuluis, en indiquant celui qui conduisait vers la haute-ville.

— Ah ! ah ! n’avez-vous pas dit que l’endroit où nous allons était une maison de Saint-Roch et située sous les murs de la ville ?

— Si fait, répliqua Regaudin. Mais avant d’atteindre la Porte du Palais, nous prendrons à droite, d’où une ruelle nous conduira là où nous nous rendons.

— C’est bien. Et Flambard reprit sa marche.

Le faubourg était tranquille, les rues et ruelles désertes et les habitations sombres et silencieuses. Seulement, çà et là on pouvait percevoir des filets de lumière traversant les volets clos. La haute-ville là-bas, que blanchissait faiblement le clair d’étoiles, apparaissait comme une masse sombre d’où nulle clarté ne jaillissait. Ce n’était plus la ville joyeuse et brillante qui répandait ses éclats animés sur la campagne avoisinante. Elle ne présentait qu’un rocher noir et inhabité perché à la cime d’un mont antique au pied duquel coulait un fleuve mystérieux dont les eaux légèrement clapotantes ressemblaient à des murmures de trépassés. Elle demeurait désolée sous les décombres qui s’amoncelaient, et ses pauvres ruines, que les Anglais avaient encore bombardées ce jour-là, ne présentaient que des pierres, ou brunies par le temps, ou noircies par la fumée des incendies, qui ne conservaient plus de souvenir humain que le passage, des barbares.

Flambard, qui avait fini par admirer et aimer cette cité si française et dont l’histoire était déjà toute une épopée, ne put s’empêcher de s’attendrir. Ah ! les Anglais n’en laisseraient donc pas pierre sur pierre ! Allaient-ils réduire en poussière ce cap admirable ! Songeaient-ils par haine et revanche à effacer à jamais toute trace de gloire française sur ce promontoire qui, cette nuit-là encore, paraissait défier leur puissance ! À quoi auraient servi alors tant de sacrifices et d’héroïsme ? Mais non, Dieu ne laisserait pas s’accomplir tout à fait cette œuvre de destruction sacrilège ! Il interviendrait à temps, Il protégerait cette terre et ce peuple qui vivaient en bénissant son nom ! Ah ! non, il n’était pas possible que deux siècles d’un travail d’hercule, d’efforts surhumains, disparussent soudain du cercle des âges et que tout fût annihilé qui voulait grandir et se révéler en gloire et en noblesse, aux mondes passés et aux mondes futurs ! Ah ! non !… là sur ces pierres encore fumantes du dernier incendie demeuraient encore, toujours, le sceau marqué par Dieu avec le sceau marqué par la France ! Ces pierres porteraient toujours l’empreinte de ces grands martyrs qui avaient avec eux apporté en ces lieux sauvages l’image et la loi de Jésus-Christ. Elles se relèveraient plus tard plus fières, plus glorieuses, pour attester à la face des peuples barbares qu’elles relevaient d’une puissance plus forte que la leur ! Québec resterait à Dieu et au roi !

Voilà les pensées qui se débattaient dans l’esprit de notre héros pendant qu’il tirait après lui les deux gredins à la corde. Car sous la rude écorce du soldat habitué à la caserne ou à la tranchée, sous les dehors fanfarons du bretteur se dérobait un grand cœur : Flambard possédait la noblesse de l’âme, et cette noblesse parfois lui donnait une dignité qui le pouvait élever au rang des hommes supérieurs. L’esprit cultivé et orné par les voyages et le contact d’hommes instruits — tel le comte de Maubertin dont il avait été le compagnon d’armes et le serviteur dévoué et fidèle — il pouvait s’élever dans les sphères intellectuelles et y briller avec éclat. Excellent serviteur de Dieu et du roi, aimant sa France et fier de sa race, ce n’était pas un mercenaire : il était prêt à donner tout son sang et sa vie pour la plus grande gloire de sa patrie sans rien exiger en retour. D’une nature droite et loyale, il exécrait la duperie et la lâcheté ; doué d’un tempérament généreux, il se fût sacrifié pour autrui sans compter sur la dette de reconnaissance. Aussi était-il sans cesse porté à prendre la défense du faible contre le fort quoiqu’il en coûtât, du petit contre le grand, quelque danger qu’il en courût. Et, d’un esprit juste, il aimait que chacun reçût la justice selon son mérite. Enfin, aimant et louant la vertu, il était l’ennemi acharné du vice qu’il fallait anéantir et du crime qu’il importait de châtier.

Ainsi pétri, il n’était donc pas étonnant que Flambard s’acharnât tant à retrouver l’enfant du capitaine de Vaucourt, bien qu’à cet enfant il eût certaines attaches par l’amour paternel, pour ainsi dire, qu’il avait pour Héloïse de Maubertin, et à justicier les coquins qui avaient accompli ce rapt cruel.

Aussi, s’était-il demandé comment, une fois l’enfant retrouvé et remis aux bras de sa mère, il pourrait bien punir les deux grenadiers qui s’étaient rendus coupables d’une action aussi lâche. Et son esprit était revenu à cette pensée de châtiment, lorsque Pertuluis de sa voix profonde le tira de sa rêverie.

— Voici à présent le chemin qu’il faut prendre, monsieur Flambard !

Le spadassin s’arrêta net.

Il faisait face à une immense baraque presque toute démolie par les canons anglais : c’était l’atelier des forgerons de l’armée. Cet atelier faisait l’angle du chemin que suivait Flambard et d’une rue, très noire, qui s’enfonçait dans le faubourg. Non loin de là, on distinguait vaguement la ligne grisâtre et irrégulière des murs de la cité.

— Est-ce qu’on tourne à droite ? interrogea Flambard.

— Oui, répondit Regaudin. On va à peu près deux cents toises sur cette rue, puis on monte vers les murs par la gauche. De là, il n’y aura plus que cinquante pas à faire pour atteindre l’habitation où nous allons.

— C’est bien, dit Flambard, allons !

La rue était encombrée à cet endroit de pierres, de poutres et autres matériaux et débris qui provenaient de la chute des murs des maisons démolies par les projectiles ennemis, et à chaque pas Flambard butait contre un obstacle quelconque.

— C’est un vrai casse-cou, remarqua-t-il, pensez-vous que nous pourrons nous reconnaître parmi ces gâchis ?

— Soyez tranquille, répliqua Pertuluis, je trouverais les yeux fermés !

— Mais êtes-vous sûrs, coquins, reprit Flambard avec une légère irritation au moment où il se relevait après être tombé dans un trou, qu’il reste encore des vivants par ici ?

Les deux grenadiers se mirent à rire.

— Nous sommes si sûrs, répondit Regaudin, que nous sommes prêts à jurer sur…

— Bien, bien, interrompit rudement le spadassin qui avait repris sa marche, ne jurez pas en vain ! Mais, au moins, pouvez-vous me dire si nous arrivons ?

— Tenez ! dit Pertuluis, tournez dans cette ruelle.

— Ah ! bon nous marchons vers les remparts.

— Eh bien ! c’est là, reprit Pertuluis. Voyez plutôt ce filet de lumière… cinquante pas au plus, comme on vous a assuré.

— Oui, oui, je vois. Et à qui appartient cette maison ?

— Nous vous le dirons tout à l’heure, quand nous vous aurons présenté le bourgeois qui l’habite.

Il sembla à Flambard qu’il y avait quelque chose de moqueur dans ces paroles du grenadier. Mais il pensa que c’était peut-être un effet de sa trop grande méfiance envers les deux bravi. Quoi qu’il en fût, il affecta de croire en la sincérité des deux grenadiers, mais il demeura fort l’œil en éveil et l’oreille aux aguets.

Après quelques pas faits dans la ruelle, il remarqua que le filet de lumière entrevu un instant avait disparu.

— On vient peut-être de se coucher, pensa-t-il, et cela prouve, au moins, que nous ne sommes pas attendus. Donc…

— Attention ici ! fit observer Regaudin.

— Eh bien ? interrogea Flambard en s’arrêtant.

— Il y a une petite montée à suivre, par la droite.

— Mais nous allons buter contre les remparts ! répliqua Flambard.

— Pas tout à fait. Avant de toucher les remparts, vous longerez une allée à droite… voyez la silhouette de la maison !

— C’est vrai, admit le spadassin. Enfin, nous arrivons, souffla-t-il avec satisfaction.

— Nous sommes arrivés, assura Pertuluis. Tenez ! dix pas, douze au plus…

On avança encore de quelques pas dans une profonde obscurité puis Regaudin cria :

— Halte !

— Ah ! ah ! fit le spadassin, voici la cambuse !

Malgré la noirceur qui régnait, il pouvait percevoir la silhouette d’un bâtiment bas et d’un aspect délabré et qui lui parut bâti sur une sorte de tertre. Une vingtaine de verges au plus séparaient le bâtiment de la muraille qui fermait la ville. Aucune lumière ne filtrait de l’intérieur de cette habitation et le plus grand silence l’enveloppait.

— Il n’y a pas de vivants là-dedans ! fit observer Flambard.

— Si fait, monsieur Flambard, assura Regaudin. Mais ce sont d’honnêtes artisans qui, par crainte d’enfreindre les édits et d’en subir les sanctions rigoureuses, se couchent tôt et s’efforcent de dormir sur les deux oreilles. Frappez dans la porte, vous verrez bien !

Flambard monta trois marches de bois et cogna de son poing dans la porte.

— Frappez plus fort, dit Pertuluis, au cas où ces bonnes gens dorment trop profondément !

Le spadassin frappa rudement du pied.

— Est-ce que cela va suffire ? demanda-t-il en ricanant.

— Parfait, dit Regaudin, voilà qu’on vient ouvrir.

— Comment le sais-tu ?

— Entendez ces barres qu’on retire !

En effet, Flambard ne put se tromper au bruit de fer qui résonnait dans la maison.

L’instant d’après, la porte s’ouvrait avec précautions et une voix inconnue à Flambard disait dans un noir de four :

— Entrez, mes gentilshommes, je ferai de la lumière ensuite.

Les précautions prises, l’obscurité de l’intérieur, les paroles de l’individu qui demeurait invisible, paroles qui semblèrent sonner ironiquement aux oreilles du spadassin, et surtout cet homme qui ouvrait ainsi sa porte en pleine nuit à qui frappait, sans s’assurer si c’étaient des amis ou des ennemis, tout cela intrigua Flambard et mit sa méfiance en éveil. Il demeura debout et immobile dans la porte, indécis, et essayant de percer de ses yeux pénétrants l’obscurité de la maison.

Mais tout à coup, il reçut dans le dos un choc violent qui l’envoya rouler tête première dans l’intérieur du logis : c’était Pertuluis qui venait de le heurter ainsi de la tête. Et les deux grenadiers bondirent dans la maison, et la porte après eux fut refermée avec un bruit effrayant.

Flambard n’était pas revenu de son étourdissement, il ne s’était pas encore relevé qu’une quantité de mains inconnus le saisissaient de toutes parts et le maintenaient immobile sur le plancher de la maison, tandis qu’une voix criait :

— Allons ! allumez la chandelle !

Plusieurs bougies furent aussitôt allumées, et Flambard abasourdi, vit penchées sur lui les faces grimaçantes de haine et d’ironie d’une dizaine de gardes de l’intendant Bigot. Puis ses regards découvrirent une grande salle, de plafond bas et enfumé, et dans un désordre parfait de bancs, d’escabeaux et de tables sur lesquelles reposaient des carafons d’eau-de-vie et des gobelets d’étain. Derrière les gardes, riant à plein ventre et jetant les quolibets les plus stupides, se tenaient une vingtaine de cadets de Bigot. Puis le spadassin aperçut les figures épanouies et narquoises des deux grenadiers, qui retiraient tranquillement de leur cou les cordes qu’y avait passées Flambard, et les remettaient à un garde que notre héros reconnut avec stupéfaction : ce garde, c’était Verdelet.

Or, Verdelet venait justement de dire à l’oreille des deux grenadiers :

— Je l’ai manqué sur le pont tout à l’heure, mais cette fois il ne m’échappera pas !

Il prit les cordes que lui tendaient Pertuluis et Regaudin, et les donna à l’un des gardes qui maintenaient Flambard sur le parquet, disant :

— Liez-le bien et solidement !

— Oui, dit Pertuluis, il faut le ficeler comme un hareng sec, après quoi nous le ferons fumer comme un cochon lardé !

Un immense éclat de rire retentit.

Un cadet courut à une table, saisit un carafon et, le lançant à Pertuluis, cria :

— Allons ! grenadier, mouille-toi le ventre en attendant la saignée du cochon !

Pertuluis attrapa le carafon au vol, but avidement, se frotta la panse et dit :

— Au moins voilà de quoi qui n’est pas du chasse-cousin ! Je parie, dit-il en regardant Verdelet, que c’est de l’eau-de-vie tirée des caves de Monsieur l’intendant ?

— Tout juste, répondit Verdelet, et pour votre brillante conduite de ce soir il vous réserve deux fûts de cette même eau-de-vie !

— Deux fûts ! bégaya Pertuluis que la joie fit chanceler.

— Hé là ! Pertuluis, cria Regaudin en s’élançant sur lui et lui enlevant le carafon, ne répands pas la divine liqueur de Monsieur l’intendant. J’ai également le droit de me laver les entrailles de cette eau sainte. À la santé de la compagnie !

Il vida tout à fait le carafon, et le jetant à Flambard qu’on achevait de garrotter :

— Tiens ! sens-lui la gueule, c’est bien assez pour toi !

— Merci, répliqua Flambard en ricanant, c’est bien assez pour moi que je sente d’ici ta gueule d’égout !

Les Cadets jetèrent un éclat de rire énorme.

Regaudin, outragé, saisit l’épée d’un garde et se rua contre Flambard étendu sur le plancher et impuissant.

Pertuluis sauta à la gorge de son camarade et l’arrêta.

— Ventre-de-roi ! dit-il, ne va pas gâter la sauce !

— Il m’a insulté ! rugit Regaudin en se débattant.

— Attends ! nous lui ferons tous ensemble l’insulte !

— Non… je veux proprement l’occire !

— Il faut le plumer d’abord.

— Je veux l’égorger d’abord, puis boire tout son sang ensuite !

— Es-tu fou, Regaudin, tu t’empoisonnerais !

Les gardes et Cadets se mirent à rire à tue-tête.

— Vrai ? fit Regaudin en grimaçant un sourire railleur, je m’empoisonnerais ?

— Pour sûr, affirma Verdelet en intervenant, ce Flambard n’est plus qu’une charogne… Allons ! amis, venez, il importe d’arroser convenablement cette magnifique prise, après quoi nous procéderons à l’opération !

— Hourra pour Verdelet ! clamèrent les gardes et Cadets.

Pertuluis et Regaudin furent entraînés vers une table où on les fit asseoir. Puis Verdelet souleva le panneau d’une trappe dans le plancher, descendit un escalier et revint l’instant d’après portant sur l’épaule une futaille d’eau-de-vie.

— À la santé de Monsieur l’intendant ! clamèrent d’une voix de tonnerre les gardes et cadets.