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Le spectre du ravin/18

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 28-29).

CHAPITRE XVIII

MADAME ET MADEMOISELLE VALLIER


Jean Bahr venait de fermer son magasin et il se rendait chez lui, afin de faire un brin de toilette avant d’aller veiller au « Manoir-Roux », selon la promesse qu’il en avait faite à Marielle.

Comme il arrivait au « Gîte », il entendit des voix dans la direction de la grève : des excursionnistes venaient visiter le Rocher aux Oiseaux, sans doute ; cela arrivait assez souvent durant la belle saison… Jean allait entrer chez lui, quand il s’entendit interpeller par une voix venant du rivage :

— Hé ! M. Bahr !

En arrivant, il aperçut une chaloupe contenant trois personnes : Fidèle, un canotier de la Grosse Île, puis deux dames.

— Bonjour, M. Bahr ! dit le canotier.

— Bonjour, Fidèle ! répondit Jean. Ça va bien, je l’espère ?

— Bien, bien, merci, M. Bahr !… Voici deux dames qui débarquent ici, dit Fidèle, en indiquant les étrangères. Moi, je retourne tout de suite, afin d’arriver à la Grosse Île avant la grande obscurité.

Les dames se levèrent de la chaloupe et Jean vint leur offrir la main pour leur aider à mettre pied sur le rivage. Il vit alors que l’une de ces dames pouvait avoir une quarantaine d’années et l’autre, une vingtaine à peu près ; « La mère et la fille », pensa le jeune homme. La plus âgée de ces deux femmes paya le canotier, qui donna aussitôt un coup de barre et partit dans la direction de la Grosse Île, en chantant :


À Saint Mâlo beau port de mer,
Trois beaux navir’s sont arrivés.
Nous irons sur l’eau nous y prom’promener,
Nous irons jouer dans l’île. »


— Vous êtes M. Bahr ? demanda à Jean l’aînée des étrangères.

— Oui, Madame, je me nomme Jean Bahr.

— J’ai vu, il y a déjà plusieurs semaines votre annonce dans un journal de Québec. Il vous reste encore une Villa qui n’est pas louée, n’est-ce pas ?

— La « Villa Magdalena » n’a pas trouvé de locataire, répondit Jean.

— Alors, je la prends, dit la dame. Nos valises et autres effets arriveront demain, mais nous désirons prendre possession de la « Villa Magdalena » dès ce soir, si possible.

— Bien, Madame, répondit Jean ; je vais vous y conduire immédiatement.

Il s’empara d’une petite valise que le canotier avait déposée sur la grève et il s’apprêtait à partir pour la villa, en compagnie des étrangères, quand l’aînée des deux dames reprit :

— Nous sommes obligées de nous présenter nous-mêmes, M. Bahr… Je suis Madame Vallier, et voici ma fille Louise. Nous venons de Montréal.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Madame Vallier, dit Jean, ainsi que celle de Mademoiselle Vallier, ajouta-t-il, en s’inclinant. J’espère que vous aimerez le Rocher aux Oiseaux.

— Est-ce à vous ce joli chien berger ? demanda Mme Vallier, en désignant Léo, qui, comme toujours, suivait son maître pas à pas.

— Oui, Madame, répondit Jean. Il se nomme Léo.

Mme Vallier se pencha, avec l’intention de flatter le chien sans doute, mais Léo se mit à gronder et à montrer ses dents.

— Ah ! il est méchant votre chien, à ce que je vois, M. Bahr ! dit Mme Vallier, en retirant hâtivement sa main. Vous auriez dû m’en avertir ; je me soucierais fort peu de me faire mordre, surtout en ce temps des canicules.

— Pardon, Madame, mais c’est la première fois que Léo se montre si peu aimable pour des étrangers, affirma Jean. Léo, ajouta-t-il, en s’adressant au chien, viens immédiatement présenter ta patte à ces dames !

Mais Léo se coucha sur le sol en grondant et Jean ne put se faire obéir, ni en le caressant, ni en le menaçant. Décidément, le chien avait pris ces dames (du moins Mme Vallier) en grippe !

Bien vite on arriva à la « Villa Magdalena », dont Jean s’empressa d’ouvrir portes et fenêtres, puis il quitta les dames Vallier en leur souhaitant bonne nuit, dans leur nouvelle demeure.

Jean arriva un peu en retard au « Manoir-Roux », mais il eut bientôt expliqué la raison de son retard.

— Je viens de louer la « Villa Magdalena », dit-il à Pierre Dupas et à Marielle.

— Vraiment ! s’écrièrent ceux-ci.

— À qui l’avez-vous louée, Jean ? demanda Pierre Dupas.

— À deux dames : une Mme Vallier et sa fille. Elles se sont installées immédiatement à la villa et j’ai dû les conduire à leur demeure avant de venir ici ; c’est pourquoi je suis en retard.

— N’est-ce pas, Jean, que votre plan a eu un extraordinaire succès ?… Nous avons construit six villas et elles sont louées toutes les six.

— Oui, assurément, c’est un grand succès ! répondit Jean.

— D’où viennent-elles ces dames Vallier ? demanda Pierre Dupas.

— Elles viennent de Montréal. Mme Vallier semble avoir une quarantaine d’années et sa fille Louise parait en avoir vingt… Il y a un contraste frappant entre la mère et la fille : Mme Vallier est une blonde, très bien conservée, prodigue de paroles et de sourires ; par contre, Mlle Vallier est une brunette avare de ses sourires et de ses paroles… Le sourire semble être étranger aux lèvres de Mlle Vallier, et elle n’a pas articulé un seul mot durant le quart d’heure que nous avons passé ensemble, elle, sa mère et moi.

— Peut-être est-elle muette, dit naïvement Marielle. Et tous de rire.

— Mais protesta Marielle, ça se peut vous savez !

— Sans doute, dit Pierre Dupas ; mais ce n’est guère probable.

— Je crois plutôt, dit Jean, en riant, que Mlle Vallier a trouvé que ça ne valait pas la peine d’être aimable pour un humble habitant du Rocher aux Oiseaux. Sans doute, cette jeune fille pourrait se rendre agréable, si elle s’en donnait la peine et…

Mlle Vallier sera une compagne pour Marielle, dit Pierre Dupas.

Puis on parla d’autre chose.

Qu’a donc Léo ? demanda tout à coup Marielle. Voyez donc, M. Jean ; il a l’air tout penaud ce soir !

— Léo est en disgrâce, Mlle Marielle, répondit Jean, en souriant.

— Viens ici, Léo ! dit Marielle au chien. Et quand Léo se fut couché à ses pieds, elle reprit, tout en le flattant : « Qu’as-tu, mon beau Léo ?… Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine ? Pauvre Léo ! dit la jeune fille. Comment avez-vous pu le gronder, M. Jean ? Léo est le chien le mieux élevé qui existe, je crois.

— Cependant, répliqua Jean, Léo s’est mal conduit et j’en suis fort surpris… Vous le savez, Léo a coutume d’être aimable pour les étrangers… Mais, quand Mme Vallier a voulu le caresser, tout à l’heure, il a grondé et montré ses dents ; même, il aurait mordu cette dame, si je ne l’avais vite saisi par le collier.

— Vraiment ! s’écrièrent Marielle et son père, très étonnés tous deux.

— C’est assez singulier, je l’avoue, dit Jean.

— C’est singulier, en effet, M. Jean ! Léo est le chien le plus doux et le plus aimable qui soit ! Il est caressé et choyé par tous les habitants de l’île et… On dit que l’instinct d’un chien est infaillible ; Léo n’aime pas les locataires de la « Villa Magdalena », M. Jean… Soyez-en assuré, il a ses raisons pour cela !

— Marielle ! réprimanda Pierre Dupas. Tu ne devrais pas dire de pareilles choses, ma chérie… Tu es trop superstitieuse, ma bien-aimée, ajouta-t-il.

Marielle ne répondit pas, mais Jean remarqua qu’elle demeurait songeuse et, au moment où il se levait pour partir, elle lui dit, tout bas, afin de n’être pas entendue de son père :

— N’est-ce pas, M. Jean, que c’est singulier la conduite de Léo ?… Cette Madame Vallier…

— Chère Mlle Marielle, dit Jean, en souriant, Léo n’est qu’un chien, en fin de compte !

Marielle hocha la tête d’un air non convaincu ; mais elle ne répondit rien, car son père s’approchait pour souhaiter le bonsoir à Jean.

Le lendemain. Pierre Dupas passa la journée au magasin. Des marchandises étaient arrivées de Québec ; il allait aider à Jean à classer ces marchandises.

Vers les trois heures de l’après-midi, Mme Vallier vint au magasin pour acheter quelques provisions. Jean s’empressa de la servir, puis, comme Pierre Dupas s’approchait, il le présenta à cette dame.

— Madame Vallier, dit Jean, je vous présente Monsieur Dupas. Monsieur Dupas, Madame Vallier.

Pierre Dupas salua profondément Mme Vallier, qui le gratifia de son plus aimable sourire, et la conversation s’engagea entr’eux, tandis que Jean était occupé à servir M. Brassard, qui venait d’entrer au magasin.

— J’espère que vous aimerez le Rocher aux Oiseaux, Madame, dit Pierre Dupas.

— Je n’en doute pas, j’aimerai cette île, répondit Mme Vallier. La « Villa Magdalena » est assez confortable et j’y passerai avec plaisir les deux mois d’été qui nous restent. Quant au Rocher aux Oiseaux, je vous l’ai dit…

— Vous vous y plairez, j’en suis sûr ! s’exclama Pierre Dupas. Moi, voilà quatorze ans que j’y ai fixé ma demeure et…

— Quatorze ans ! s’écria Mme Vallier. Comment ! Vous demeurez sur cette île, l’hiver comme l’été, depuis quatorze ans !

— Mais, oui, Madame, l’hiver comme l’été. Cela vous étonne ?… J’ai quitté la ville de Québec, il y a quatorze ans et suis venu m’établir ici… Jamais je n’ai eu le désir d’abandonner le Rocher aux Oiseaux pour retourner vivre à la ville, jamais !

— Et… Mme Dupas ?… Que dit-elle de la vie ici ? demanda Mme Vallier.

— Il n’y a pas de Madame Dupas, Madame, répondit Pierre Dupas.

Ah !… Vous êtes célibataire ?…

— Je suis veuf, Madame, depuis quinze ans. C’est après le décès de ma femme que je suis venu m’établir ici avec ma fille Marielle, âgée de deux ans alors… Nous nous proposons d’aller vous faire visite, ma fille et moi, si vous voulez bien nous recevoir. Marielle sera une compagne pour votre fille, Mme Vallier… M. Bahr nous a dit que vous aviez votre fille avec vous.

— Oui, venez nous voir, M. Dupas, et emmenez votre fille. Nous serons heureuses de vous recevoir, dit Mme Vallier.

Puis, ayant incliné la tête pn souriant, elle quitta le magasin.

— Une charmante femme ! se dit Pierre Dupas. Une bien charmante femme… et jolie avec cela !… J’espère que Marielle aimera Madame Vallier et sa fille, oui, je l’espère…

Et, tout songeur, Pierre Dupas se remit à classer les marchandises.