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Le spectre du ravin/37

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 59-61).

CHAPITRE VIII

LE DEUXIÈME ACTE D’UN DRAME


Le lendemain étant un samedi, et Jean étant absent, Pierre Dupas fut obligé de se tenir au magasin durant la majeure partie de la journée. Or, il pouvait être quatre heures de l’après-midi, quand Nounou arriva en courant et toute essoufflée au magasin.

— M. Dupas ! cria-t-elle. Vite, vite, à la maison ! Bébé Guy est bien malade !

Pierre Dupas partit en courant et il arriva, avant Nounou, au « Manoir-Roux ». Il monta dans sa chambre et il vit que l’enfant, en effet, était très mal ; il semblait étouffer, et Mme Dupas, debout près du berceau, se tordait les mains de désespoir.

— Pierre ! cria-t-elle. Mon petit Guy ! il se meurt !

— Grand Dieu ! exclama Pierre Dupas. Il semble avoir beaucoup de difficulté à respirer… Que faire ?…

— Père, dit Marielle, qui était présente, j’ai proposé à Mme Dupas de mettre un autre oreiller sous la tête de Guy ; peut-être respirerait-il plus facilement alors.

— Pourquoi ne pas essayer ce simple moyen ? demanda Pierre Dupas à sa femme.

— Je n’ai guère confiance aux prescriptions de votre fille, Pierre, répondit Mme Dupas.

Cependant, un oreiller supplémentaire ayant été mis sous la tête de l’enfant, celui-ci sembla respirer moins difficilement.

— Je vais me rendre à la Grosse Île chercher un médecin, dit Pierre Dupas. Quel malheur que le Docteur Le Noir ait quitté le Rocher aux Oiseaux, ce matin, en même temps que Jean !

— Pars tout de suite, tout de suite ! s’écria Mme Dupas. Vois, oh ! vois : il va mourir notre petit !

Pierre Dupas, en sortant de chez lui, rencontra M. et Mme Brassard ; ils se rendaient au magasin, acheter des provisions pour le lendemain.

— Notre bébé est bien malade ! dit Pierre Dupas.

— Bébé Guy ! s’écrièrent M. et Mme Brassard.

— Je pars pour la Grosse Île, afin d’en ramener un médecin.

Mme Brassard fit un signe à son mari ; Pierre Dupas n’eut pu conduire une embarcation jusqu’à la Grosse Île, dans l’état d’énervement où il était.

— Je vous accompagne, M. Dupas, dit M. Brassard. Mais, êtes-vous sûr de trouver un médecin à la Grosse Île ?… Le Docteur Le Noir est parti pour Québec ce matin et…

— Oui. Je sais, répondit Pierre Dupas ; mais il y a un Docteur Jasmin qui le remplace, durant son absence.

Inutile de dire que la conversation ci-dessus s’échangeait, entre Pierre Dupas et M. Brassard, tout en se dirigeant vers le bord de l’eau. Les deux hommes prirent place dans une chaloupe, et bientôt ils partaient, à force d’aviron, dans la direction de la Grosse Île.

Aussitôt que Mme Brassard eut fait ses achats, au magasin, elle partit pour le « Manoir-Roux ». Entrant, sans attendre d’invitation, après avoir frappé à la porte, elle aperçut, dans la salle d’entrée, Louise Vallier, assise dans un fauteuil, qui lisait.

— Je vous demande pardon, Mlle Vallier, d’être entrée ici en coup de vent ; mais, j’ai rencontré M. Dupas, qui me dit que Bébé Guy est malade… Sans doute, M. et Mme Dupas se sont effrayés à tort, puisque…

— Ah ! Mme Brassard ! dit, tranquillement Louise Vallier. En effet, Guy est malade, me dit-on. Puis Mlle Louise Vallier se remit à lire.

Mme Brassard regarda avec étonnement Louise Vallier… Cette fille était vraiment folle… Comment pouvait-elle prendre si froidement un événement qui causait un si grand émoi à tous !

Arrivés à la chambre de Mme Dupas, Mme Brassard frappa et la voix de Marielle lui dit d’entrer. Elle vit Mme Dupas assise sur une chaise berceuse, tenant dans ses bras son enfant. Certes, le bébé avait l’air très malade, et il souffrait de la gorge, c’était évident. Une respiration haletante s’échappait de sa bouche, qu’il tenait grande ouverte, comme s’il eut souffert de crises d’étouffements.

— Madame Brassard ! s’écria Marielle. Ô Madame Brassard, notre pauvre petit Guy est bien bien malade ! et elle éclata en sanglots.

— Mon bébé ! dit la mère de Guy, en pressant l’enfant dans ses bras.

— Pauvre cher petit ! s’écria Mme Brassard. Mais, pourquoi le tenez-vous dans vos bras ainsi ? Vous pouvez le fatiguer, tout en vous fatiguant vous-même inutilement. Croyez-moi, Mme Dupas, j’ai l’expérience des enfants et je sais qu’un petit malade fatigue plus quand on le tient dans ses bras que si on le laisse dans son berceau.

— Il est à moi ! à moi ! cria Mme Dupas, pressant passionnément l’enfant contre sa poitrine. Marielle… elle prétend l’aimer mon bébé ; mais je sais qu’elle le hait et qu’elle désire sa mort. Et Mme Dupas se mit à pleurer.

Mme Brassard ouvrit des yeux étonnés à ce discours, auquel elle était loin de s’attendre.

— Vous avez tort de parler ainsi, Mme Dupas ! s’écria-t-elle, très résignée, à coup sûr Marielle, ajouta-t-elle, ne pleurez pas, je vous prie ; votre belle-mère, qui est affolée de douleur, en ce moment, ne sait pas ce qu’elle dit… Moi-même, j’ai perdu un enfant, qui m’était aussi cher que votre petit Guy vous est cher, Mme Dupas, reprit-elle ; pourtant, jamais il ne m’est arrivé de blesser mes amis par mes discours, comme vous venez de blesser Marielle, qui, en fin de compte, est votre meilleure amie, dans votre cruelle épreuve.

— Je vous dis que Marielle hait mon enfant ! répéta Mme Dupas. Je lui ai défendu de le toucher… Marielle, ajouta-t-elle, retirez-vous ! Et je vous défends d’approcher de ma chambre, comprenez-vous !

— Mais, Mme Dupas… commença Marielle.

— Allez-vous en ! répéta Mme Dupas, folle de colère.

Cette fois, Marielle quitta la chambre, et Mme Brassard la suivit.

— Marielle, dit-elle, ne restez pas seule dans votre chambre ; allez trouver Nounou dans la cuisine. J’irai vous rejoindre, tout à l’heure. Et Marielle, soumise comme une enfant, obéit à Mme Brassard.

Mme Dupas, dit Mme Brassard, en revenant dans la chambre, après le départ de Marielle. je viens de laisser votre belle-fille en larmes. Vous avez bien tort de ne pas apprécier le dévouement de cette enfant, je vous l’assure… Si je suis revenue auprès de vous, c’est parce que je n’ai pu me décider de vous laisser seule, absolument seule avec votre enfant souffrant… Vous avez chassé Marielle, Nounou est occupée à la cuisine, et votre fille Louise est, elle aussi, occupée… à lire un roman dans la salle d’entrée, pendant que vous vous désolez ici.

— Louise est folle, dit tranquillement Mme Dupas.

— C’est entendu ! répondit Mme Brassard. Mais Marielle a tout son esprit, et elle aime son petit frère à la folie.

— Marielle hait mon enfant ; elle désire sa mort, redit, avec une effrayante conviction Mme Brassard.

Sans trop en comprendre la raison, Mme Brassard sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, à la répétition de cette phrase, et son cœur fut étreint soudain d’un terrible pressentiment.

— Taisez-vous ! cria-t-elle, en frappant le plancher du pied. Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites, dans l’état d’énervement où vous êtes. Taisez-vous ! car on va vous croire aussi folle que votre fille Louise !

Malgré que cela lui répugnât beaucoup, Mme Brassard resta avec Mme Dupas jusqu’au retour de Pierre Dupas, emmenant le médecin, puis elle alla trouver Marielle, dans la cuisine. Mais à peine fut-elle entrée dans cette pièce que Pierre Dupas y entra à son tour.

— Marielle, dit-il sévèrement, comment se fait-il que tu ne sois pas auprès de ta belle-mère et de ton petit frère ?… Es-tu tellement dépourvue de cœur que…

— Pardon, M. Dupas, interrompit Mme Brassard ; mais, Mme Dupas a, devant moi, chassé Marielle de sa chambre.

— Chassé… murmura Pierre Dupas.

— Oui, chassé… après l’avoir injuriée… Ne pleurez pas, Marielle, dit Mme Brassard. Oui, M. Dupas, il en est ainsi !

— Ma femme… elle est si éprouvée !… murmura Pierre Dupas.

— Sans doute, je comprends cela… Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est qu’elle s’en prenne à Marielle…

— Viens avec moi, Marielle, dit Pierre Dupas. Veuillez venir, vous aussi Mme Brassard ; le médecin est ici et nous allons l’accompagner, afin de l’entendre diagnostiquer la maladie de notre pauvre petit Guy.

— Certainement ; M. Dupas, je vais vous suivre… Et, M. Dupas, me permettriez-vous d’emmener Marielle chez moi, pour deux ou trois jours… pour jusqu’au retour de M. Jean de l’île Aubert ?

— Emmener Marielle ! s’écria Pierre Dupas. Impossible, Madame ! Sa place est ici, quand son petit frère est si malade… D’ailleurs, Marielle ne voudrait pas quitter le « Manoir-Roux », sous les circonstances, j’en suis sûr !

— Ô Père, dit Marielle, étreinte de je ne sais quel pressentiment, laissez-moi partir avec Mme Brassard ! Mme Dupas ne veut pas tolérer ma présence auprès de Bébé Guy !… J’ai… j’ai peur ici !… Et elle frissonna tout à coup, comme sous un souffle glacé.

— Marielle ! tonna Pierre Dupas. Je le sais maintenant, tu es « totalement » dépourvue de cœur ! Je te défends de quitter cette maison, entends-tu ? Qu’il n’en soit plus question !

Louise Vallier s’étant décidée d’abandonner son livre, monta, elle aussi dans la chambre de sa mère, à la suite de Pierre Dupas, Mme Brassard et Marielle, puis Nounou, ayant quitté sa cuisine, y entra à son tour.

Le médecin, homme d’une cinquantaine d’années, eut vite fait de diagnostiquer la maladie de Bébé Guy. S’étant penché sur l’enfant et ayant écouté sa respiration embarrassée pendant quelques secondes, le Docteur Jasmin leva la tête et dit :

— C’est le croup diphtérique !