Le spectre menaçant/02/05

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 51-54).

V

Le train de Chicoutimi quitta le quai de la gare à dix heures précises du soir. André s’installa sur une banquette du wagon de deuxième, où déjà plusieurs jeunes gaillards avaient pris place. La puissante locomotive ébranla le train, puis haletante, gravit péniblement la pente continue qui s’étend bien au delà de Jeune-Lorette.

Le train portant les voyageurs, était sorti de la ville au milieu de l’éblouissement des réverbères électriques, mais l’obscurité de la nuit ne laissait plus percer que les faibles lumières des maisons de fermes, où l’on veillait encore. Ici et là, un petit village mal éclairé, offrait peu d’intérêt.

À l’intérieur du wagon de deuxième, de gais lurons s’amusaient ferme pour tuer la longue nuit sans sommeil qu’ils avaient devant eux. Quelques-uns essayèrent de lier conversation avec André, mais il se contenta de répondre poliment à leurs questions.

Encore tout ému des bontés de Madame Coulombe, sa pensée se reportait sans cesse vers elle et vers sa mère. Elle avait peut-être déjà reçu sa lettre. Quelle impression avait-elle produite ?

Le train continua de gravir la montée incessante jusqu’à ce qu’il eût atteint la hauteur des terres au Lac-Édouard. Une chaleur suffocante régnait à l’intérieur du wagon. Au dehors, la lune qui venait de se lever éclairait faiblement la forêt à travers laquelle le train cheminait péniblement, longeant de nombreux lacs et rivières. La neige couvrait déjà le sol, annonçant que l’hiver était proche.

La locomotive sembla faire moins d’efforts quand elle prit l’autre versant des Laurentides et la vitesse du train s’accéléra considérablement. Ayant subi un retard à Rivière-à-Pierre pour faire le raccordement avec le train de Montréal, Lac-Bouchette ne fut atteint qu’au lever du soleil, qui arrosait de ses pâles rayons les eaux calmes du petit lac. La grotte de Notre-Dame-de-Lourdes sise de l’autre côté se profilait élégante sous un ciel azuré et baignait son ombrage dans le miroir limpide sis à ses pieds.

Une heure de trajet additionnel les transporta à Chambord. Les eaux bleues du Lac-Saint-Jean servaient de miroir nouveau au soleil qui remontait lentement le firmament dans sa course vers l’Occident. Le train longea longtemps le lac qui ressemble plutôt à une mer intérieure. Le petit bateau de Honfleur, « le Péribouca », filait à toute vapeur dans le lointain. Pas la moindre petite brise ne venait hérisser la surface plane de cette immense nappe d’eau, si ce n’est le sillon du petit navire qui laissait derrière lui un V immense.

— Hébertville ! cria tout à coup le chef du train. Presque tous les passagers de seconde sautèrent en bas du train et André se trouva mêlé à eux sur le quai de la gare.

Une nuée de cochers se rua sur les voyageurs.

— Ici pour l’Isle Maligne ! criait-on de tous les côtés à la fois.

— Si vous voulez vous faire « mener en monsieur », par ici, etc., criait un conducteur de taxi. Eh ! le jeune homme (s’adressant particulièrement à André). Il y a de la place pour un de plus. Ça ne vous coûtera pas cher. À quatre ça vous coûtera rien que deux piastres.

André s’informa du chemin et partit à pied pour parcourir la distance de neuf mille qui sépare Hébertville de l’Isle Maligne. Comme il n’avait pas de bagage la marche ne fut pas trop pénible, quoique les chemins encore primitifs de cette époque n’offraient pas grand avantage aux chemineaux, surtout à cette saison de l’année.

Il s’arrêta dans une ferme pour dîner et se reposer. Comme il passait des milliers de gens lors de la construction du grand barrage, on était toujours curieux de savoir l’histoire des passants. On questionna fort importunément ce pauvre André qui répondit le plus poliment possible aux questions de ses hôtes, sans les froisser ni se compromettre.

Que de misères sont allées se cacher à Saint-Joseph-d’Alma pendant cette construction ! misères morales surtout. Le cosmopolitisme de l’endroit aidait à cette sorte de retraite fermée où le passé compte peu et où l’avenir est incertain.

André atteignit enfin Saint-Joseph-d’Alma, lieu de ralliement de toutes les activités de l’Isle Maligne et commença à chercher un gîte.