Le spectre menaçant/02/08

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 66-73).

VIII

La convalescence d’André fut longue, mais le premier février il était suffisamment rétabli pour répondre à l’invitation de l’ingénieur en chef, qui avait manifesté le désir de le voir aussitôt qu’il serait en état de le faire.

— Ah ! voilà mon jeune brave, dit l’ingénieur Jennings, comme on introduisait André auprès de lui.

— Peut-être plus téméraire que brave, répondit André.

— Vous ne péchez pas par orgueil, dit l’ingénieur en lui désignant un siège.

— Je vous assure que je n’ai aucune raison d’être orgueilleux, répondit André en baissant les yeux.

— Vous avez été bien soigné à l’hôpital d’urgence ?

— On ne peut mieux, Monsieur !

— Vous n’avez manqué de rien ?

— Je m’évertuerais à trouver des fautes que je ne le pourrais. Votre garde-malade a été d’un dévouement à toute épreuve et je ne regrette qu’une chose : ne pouvoir la récompenser pour ses bons soins.

— Soyez tranquille, elle est très bien payée.

— Je le comprends bien, mais j’aurais voulu lui témoigner ma reconnaissance personnelle.

— Enfin ça vous regarde, répondit l’ingénieur, et j’ai une autre question à vous poser ; mais, soit dit entre parenthèses, vous ignorez peut-être que la consigne est très sévère quant à la présence des étrangers sur le terrain des travaux.

— Je l’ignorais certainement.

— N’y avait-il pas de garde en service ?

— Je n’en ai pas vu, Monsieur.

— Et que faisiez-vous là ?

— Je regardais en curieux.

— C’est bien permis à un jeune homme de votre âge d’être curieux, mais votre curiosité a failli vous coûter la vie. Je serais cependant intéressé de savoir ce que vous êtes venu faire ici ?

— Je suis venu pour chercher du travail.

— Manuel ?

— Oui, puisque c’est le seul qu’on puisse se procurer ici. J’avais cependant une certaine répugnance à vous demander du travail, parce que l’on travaille le dimanche à vos travaux.

— Ah ! ah ! ah ! Vous êtes intéressant, jeune homme !

— Peut-être, et pourquoi ?

— Savez-vous combien il y a de capital investi dans cette construction, la plus grande du genre jamais entreprise sur le globe terrestre ?

— Je l’ignore absolument !

— Savez-vous quel dommage causerait l’arrêt des travaux une seule journée ?

— Je l’ignore davantage ; mais je sais une chose : Quand Dieu créa l’Univers, y compris la chute de l’Isle Maligne, il travailla pendant six jours et le septième il se reposa, et pourtant la création de l’Univers valait bien un barrage. Je sais aussi que Dieu donna dix commandements à l’homme et que le troisième est celui-ci :

Tu observeras le jour du sabbat !

— Je vois que vous êtes moraliste ; mais aujourd’hui ces choses-là ne comptent guère : devant le progrès tout doit céder ! Le Dieu de Moïse a bien pu donner ce commandement, mais celui d’aujourd’hui n’est pas aussi exigeant.

— Il l’est plus, en autant que vous parlez du dieu Progrès, puisqu’il ne donne pas à l’homme le temps de se reposer.

— Suivez-moi bien, continua l’ingénieur : il va falloir six ans pour construire ce barrage. Comptez cinquante-deux dimanches par année : ça fait trois cent douze jours, juste une année de travail, sans les dimanches.

— Et pour une année d’avance vous transgressez le dimanche trois cent dix fois ! En vain essayerez-vous de me convaincre, quand le commandement de Dieu est là !

— Vous m’amusez, jeune homme ; mais enfin puisque vous le croyez sincèrement. Et que puis-je faire pour vous, quand vous serez complètement rétabli ?

— Mon seul désir est de travailler.

— Oui, mais vous ne voulez pas travailler le dimanche.

— Je n’y tiens certainement pas.

— Vous voyez, vos principes compromettent tout de suite vos intérêts.

— Je le constate sans m’en repentir, et l’avenir vous dira si j’ai raison ou non.

— Vous m’intéressez malgré vos idées. Que désirez-vous faire ?

— Mon manque de références m’empêche de vous demander autre chose que du travail manuel.

— Mais vous avez de l’instruction ?

— Oui et j’aime mieux vous l’avouer franchement : j’ai aussi un casier judiciaire.

— Et vos principes ?

— Ça ne change pas mes principes. Le tribunal a pu se tromper.

— Et les jurés ? Vous avez été jugé par vos pairs ?

— Je n’insiste pas, répondit André. La preuve a été accablante contre moi et, plus j’essaye de me disculper, plus je semble coupable aux yeux de mes interlocuteurs.

— Vous avez payé votre dette à la Société, jeune homme ?

— Oui, on a abrégé ma peine de deux ans, grâce à ma bonne conduite.

— Un brave tel que vous ne peut être un criminel, répondit l’ingénieur, et votre franchise vous honore !

— Puisque vous aimez la vérité, je vais la dire tout entière. Mon nom n’est pas Selcault, mais Lescault. J’ai changé mon nom pour ne pas éveiller le passé.

— Ah ! le fameux vol de la Banque du Canada ?

— Vous connaissez l’histoire ?

— Si je la connais ! Mon père est un des directeurs américains de la Banque du Canada.

— Alors je n’ai qu’à me retirer !

— Et pourquoi ? Votre cas m’a toujours paru un mystère.

— Et il l’est encore bien plus pour moi !

— Vous aviez été toujours rangé et d’une conduite exemplaire, me dit-on ; vous ne faisiez pas de dépenses. Vous observiez le dimanche ! continua l’ingénieur d’un air un peu badin.

— La seule chose que je me reproche, c’est d’avoir fréquenté le cinéma ce jour-là. C’est en sortant d’un cinéma, un dimanche, que j’ai été arrêté. C’est pourquoi j’ai la profanation du jour du Seigneur en horreur. Si j’en ai lu des ouvrages et vu citer des exemples du malheur qu’entraîne la profanation du dimanche, pendant mon incarcération ! Aussi suis-je résolu à l’observer à l’avenir. Je cite en passant ces vers de Louis Veuillot que je connais par cœur :

LE TRAVAIL DU DIMANCHE

Riche, tu fais bâtir ta maison le dimanche !
Pour en jouir plus tôt, ta volonté retranche
À cinquante ouvriers et prière et loisir ;
En vain l’église s’ouvre, en vain Dieu les appelle :
Il faut tourner la grue et remuer la pelle ;
Tu le veux, il suffit : leur loi, c’est ton désir.

Si l’un d’eux, par hasard, soucieux de son âme,
Un chrétien méditant ce que sa foi réclame,
Laissant là le travail, s’en allait prier Dieu,
Tu lui dirais : « C’est bien ; mais quitte mon service.
« Tu veux servir ton Dieu, que ton Dieu te nourrisse :
« Moi, je t’ôte l’asile, et le pain et le feu. »

Ils doivent t’obéir jusque dans tes manies,
Et sans plus de façon tu les excommunies
Pour le moindre refus à ton moindre décret.
Puisque tu ne crois pas, aucun d’eux ne doit croire !
Pourtant, tu leur permets de jurer et de boire,
Et d’offrir le lundi leur paye au cabaret.

Mais le jour du Seigneur, il faut que, dès l’aurore,
On travaille, et le soir que l’on travaille encore :
Il faut que ce jour-là l’homme plus hébété,
Étalant sa misère et son ingratitude,
Par le bruit du travail, ce chant de servitude,
Insulte en plein soleil Dieu qui l’a racheté.

Tu le veux, on le fait. On le fait pour ton compte.
La foi cède à regret, la nature se dompte,
L’ouvrier en haillons prend son outil pesant.
La foule autour de lui se promène parée :
Il sent qu’il est captif sous sa vile livrée,
Captif d’un maître dur et d’un fort malfaisant.

Oh ! riche ! prends bien garde à ce train que tu mènes !
Ces sombres ouvriers, ces machines humaines
Forment d’étranges vœux au temps où nous vivons.
Prends garde de semer d’effroyables récoltes.
Si les bras sont soumis, les cœurs ont des révoltes :
Il faut payer à Dieu ce que nous lui devons.

Les crois-tu tes amis, ces gens à rude écorce ?
Les crois-tu peu nombreux, sans envie, ou sans force ?
Entre eux, de leur travail ils augmentent le taux ;
Et lorsqu’ils ont fini la besogne accablante,
Comme des créanciers, d’une démarche lente
Ils s’en vont pleins de haine, emportant leurs marteaux.

Et moi dont la maison n’est point sur cette terre,
Moi qui suis ici-bas simplement locataire,
Riche, pour toi j’ai peur. Je regarde au delà :
Leurs marteaux à la main, ces forçats du dimanche,
Un dimanche pourront chercher quelque revanche…

Dies iræ, Dies ilia !
Louis Veuillot.

Et c’est de ce spectre menaçant que j’ai peur.

— Il vous faudra vous défaire de ce préjugé, jeune homme, ce n’est qu’une coïncidence. Tenez, j’ai besoin d’un comptable à mon bureau, je vous prends comme tel si ça vous convient. Vous observerez le dimanche, continua l’ingénieur d’un air toujours moqueur.

— Je vous suis doublement reconnaissant, et Dieu fasse qu’il ne vous arrive rien de fâcheux, à cause de cela !

— Vous êtes amusant ; mais j’aime votre franchise et votre hardiesse. Vous commencerez le premier mars, ça vous va ? À partir d’aujourd’hui vous êtes sur la liste de paye : mais ne vous hâtez pas pour cela, ajouta l’ingénieur.