Le tomahahk et L’épée/02/08

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Texte établi par L. Brousseau (p. 184-190).

VIII

LA LEVÉE DU SIÉGE


Le matin du vingt-trois octobre, un lundi, la ville était encore tout en mouvement.

Officiers et soldats, militaires et bourgeois, tous couraient par les rues, s’appelant les uns les autres, se serrant les mains et riant aux éclats. Les femmes, en toilette des plus matinales, allaient d’une maison à l’autre, le teint très-animé, la langue aussi. Il n’était pas jusqu’aux chiens qui n’aboyassent à l’envie, excités qu’ils étaient par cette joie bruyante qu’une bonne fée semblait avoir secouée, durant la nuit, sur cette ville si sombre et si peu riante depuis le commencement du siége.

Au château, M. de Frontenac se tenait sur la terrasse, entouré d’un groupe d’officiers non moins joyeux que les bourgeois de Québec.

— Le voilà donc qui s’enfuit cet arrogant amiral, disait un officier gascon. Sont-ce là les résultats de ces grands airs de croquemitaine que trahissait sa sommation ? Vous avez donc eu peur de nous, monsieur le mangeur d’enfants ?

Le gouverneur regardait les dernières voiles des vaisseaux anglais. Elles s’éloignaient entre la Pointe-Lévis et l’île d’Orléans, et disparaissaient graduellement avec les derniers flocons de brume qui remontaient dans l’espace, aspirés par le soleil.

C’était par l’ordre du comte qu’on avait tiré le canon et sonné les cloches en signe de réjouissance.

Il y avait bien lieu d’être content de la prompte retraite des Anglais. Outre le danger qu’on avait couru d’être conquis par un ennemi bien supérieur en nombre, la famine sévissait déjà dans la ville depuis quelques jours, lorsque les Anglais se décidèrent à lever le siége.

Mais pour expliquer le départ précipité de la flotte anglaise, il faut raconter en quelques mots les événements qui avaient eu lieu durant les deux jours précédents.

Pendant la nuit qui suivit le combat, Whalley fit approcher ses troupes de l’endroit où elles avaient débarqué. Mais ceux qui montaient les chaloupes s’y prirent avec tant de lenteur que les Anglais durent renoncer à s’embarquer pendant cette nuit.

Le jour suivant, ils furent attaqués par quelques volontaires que commandaient les sieurs de Vilieu, de Cabanal, Duclos et de Beaumanoir, ainsi que par les miliciens de l’île d’Orléans, de Beauport et de la côte de Beaupré. On se battit avec acharnement jusqu’à la nuit, et bien que les Anglais fussent de beaucoup supérieurs en nombre, ils ne purent jamais déloger les Canadiens d’une maison entourée de palissades où ceux-ci s’étaient retranchés. Nous n’eûmes en cette occasion qu’un écolier tué et un sauvage blessé.

Les ennemis au contraire y perdirent beaucoup de monde ; ce qui leur fit hâter l’embarquement, qu’ils effectuèrent dans la nuit du vingt-un au vingt-deux. Mais ils le firent avec tant de précipitation qu’ils laissèrent sur le rivage « cinq canons avec leurs affûts, cent livres de poudre et quarante à cinquante boulets. » Sur le matin, Whalley s’étant aperçu de cet oubli, envoya plusieurs compagnies pour reprendre les pièces dont les volontaires de Beauport et de Beaupré s’étaient saisis. Nos miliciens auxquels s’étaient joints quarante écoliers du séminaire de Saint-Joachim, défendirent si vaillamment leur prise qu’ils forcèrent les Anglais à regagner la flotte sans leur canon. C’était le sieur Carré, brave cultivateur de Sainte-Anne du Petit-Cap, qui commandait les volontaires en cette occasion ; il y montra tant de courage et d’habileté, que M. de Frontenac lui donna, pour le récompenser de sa belle conduite, l’un des canons pris à l’ennemi.

Durant toute la journée suivante, un dimanche, les Anglais se tinrent cois sur la flotte, et levèrent enfin l’ancre et le siége le lendemain matin.

Le malheur sembla vouloir rivaliser avec l’inexpérience de Sir William Phips. Son vaisseau, si maltraité par nos boulets, faillit périr au dessous de l’île d’Orléans. Une violente tempête assaillit la flotte dans le bas du fleuve où neuf bâtiments périrent avec leurs équipages. Quelques-uns des navires furent enfin poussés jusqu’aux Antilles par les vents du nord. Phips n’arriva à Boston, avec les débris de sa flotte et de son armée, que le dix-neuf de novembre, après avoir perdu, tant devant Québec que par les naufrages, près de neuf cents hommes.

Cet insuccès discrédita Phips auprès de ses concitoyens. Nommé, trois ans plus tard, gouverneur du Massachusset, il accrut encore son impopularité par le superstitieux aveuglement qui lui fit condamner au feu, avec l’aide de son âme damnée, Mather, un grand nombre de personnes accusées légèrement de sorcellerie. Il mourut en 1695, négligé par la cour et peu estimé de ses compatriotes.

C’est ainsi que se dissipa ce noir orage qui avait menacé tout d’abord d’écraser la petite colonie française du Canada. Notre pays qui ne comptait que onze mille habitants venait de repousser l’invasion des colonies anglaises peuplées, dès lors, de plus de deux cent mille âmes.

La Nouvelle-France était dans la période ascendante de sa gloire. Dieu qui veillait sur la destinée de cette colonie voyait, sans doute, que le vivace élément français n’y était pas encore assez enraciné pour pouvoir y lutter, comme il le sut faire avec succès par la suite, contre les prétentions d’une race voisine et jalouse.

La joie des Québecquois fut bien grande quand ils se virent ainsi débarrassés de leurs ennemis. Ils firent, le cinq novembre, une procession où l’on porta en triomphe le tableau de la Sainte-Vierge que l’on avait suspendu au clocher de la cathédrale, et le pavillon de l’amiral anglais ; tandis que les églises et les communautés de la ville exhalaient en chœur de longs cantiques d’actions de grâces.

Pour perpétuer le souvenir de la délivrance de Québec, les citoyens instituèrent une fête sous le nom de Notre-Dame de la Victoire ;[1] et l’église commencée à la basse ville quelques années avant le siége de 1690, fut destinée à être un mémorial de la protection du ciel.

De son côté Louis XIV fit frapper une médaille commémorative pour conserver le souvenir de ce nouveau triomphe de la France sur l’Angleterre.

  1. Ce nom fut changé en celui de N.-D. des Victoires en 1711, par une nouvelle protection de Marie, la flotte anglaise qui remontait le fleuve pour s’emparer de Québec ayant été obligée de rebrousser chemin après avoir perdu huit transports et neuf cents hommes sur les récifs de l’Île-aux-Œufs.