Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/19

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II

ODE AU SAGUENAY




L’ode ci-dessous a pour auteur un jeune homme de vingt-cinq ans, l’abbé Félix-Ant. Savard, ecclésiastique de première année au séminaire de Chicoutimi, quand il la composa. C’est la première pièce de ce jeune poète, né à Chicoutimi. C’est, on en conviendra, un début de maître, et qui promet.


Salut, ô fleuve sombre, abîme où la pensée
Entre deux infinis, sur tes vagues bercée
Comme un oiseau tremblant,
Au pied de ces rochers qui portent les étoiles,
Vient d’un orgueil aveugle enfin briser les voiles
Et courber son néant !

À ces murs éternels dont la base profonde
Descend droit rencontrer les assises du monde
Au fond d’un gouffre noir
Et dont le front royal dans l’espace rayonne
Sur les monts endormis, quand il vient, la couronne
De l’aurore et du soir,

À ces tableaux sucrés dont l’immuable face,
Lorsqu’ici-bas tout meurt ou s’écroule ou s’efface,
Tout jusqu’aux noms d’airain,
Garde éternellement, gravé par les tonnerres,
Le sceau du Créateur avec les caractères
De son nom trois fois saint,

À tes flots, noirs coursiers que la tempête anime,
À tes sombres courroux qui parlent de l’abîme
Le langage inconnu,
À ton âme qui berce une image infinie,
À tes rochers, à ton mystère, à ton génie,
Ô mon fleuve, salut !

Cet enfant blond d’hier, qui, pieds nus sur la plage,
Ne semblait attentif qu’aux plaisirs de son âge
Sous les embruns d’argent
Rêvait pour te chanter des strophes immortelles,
Et puisque, maintenant, il sait donner des ailes
À son rêve brûlant.

Allez, mes premiers vers, ô naissante harmonie,
Pensers longtemps captifs : au vent de poésie,
Allez, mes alcyons !
Déjà, l’adieu du jour baise le front des cimes,
Envolez-vous aussi vers les faîtes sublimes,
Ô mes premiers rayons !

De l’invisible Roi, de Celui que tout nomme :
L’atome et les soleils et les anges et l’homme,
Par la voix des concerts
Où chaque être est un son dans l’immense univers,


De celui que j’adore,
Quand se lèvent du jour et la gloire et l’encens,
Et que, le soir tombé, mes suprêmes accents
Montent bénir encore.

De l’Éternel voilà le trône glorieux !
Oui, ces rochers géants dont le granit s’élance
Plus haut que n’atteint l’œil vers le dôme des cieux,
Ces poèmes de pierre où des peuples nombreux,
Ont pu lire le nom qui donne l’espérance,
Sont signés de sa gloire et pleins de sa présence !

Ô sommets inviolés, où l’éclair a son nid,
Où j’ai vu tant de fois la fureur des orages
Briser les bataillons de ses fauves nuages,
Ô sommets qui montez vers l’espace infini
Sur les gradins taillés pour un pas formidable,
Rivages de mon fleuve, ô granit immuable,
Vous êtes l’escabeau de son pied souverain !
Sous ces rochers, Seigneur, j’adore un bras divin,
Dressant l’inaccessible et creusant l’insondable !

C’est là qu’à profusion tu verses ta bonté.
Tu parles à chaque être en son propre langage :
Par la foudre à l’orage,
Par la brise à l’été ;
Mais à mon âme passagère
De ce trône sévère
Tu parles de l’éternité.


Là, tu descends encore écouter sans murmure,
Du plus petit de la nature,
Le plus faible désir.
Une mère en son cœur moins vivement s’oppresse
Que ne s’afflige ta tendresse.
Quand tu l’entends gémir.

Là, tu vois le méchant te braver par ses crimes.
Ton courroux s’est armé : tu voles, et tes traits
Ont déjà bu son sang et percé ses forfaits !
Et ta vengeance tonne et rugit sur les cimes !
Ainsi, quand les échos par de multiples voix
Sous les cieux angoissés vont ébranler la terre,
Je crois entendre alors, au sein de cette pierre,
Rouler les tourbillons de ta juste colère,
Pour ramener mon âme au respect de tes lois !

................


Je me tais. Tout s’étend sous les ombres nocturnes !
De l’océan des nuits les vagues taciturnes
Vont submerger ces lieux !
Déjà, comme au rivage un flot jette une perle,
La première onde sur les horizons déferle
Tous les joyaux des cieux.

Déjà, soufflent les vents ! Ils ont rompu les chaînes ;
La nature frémit à leurs clameurs lointaines,
Préludes des combats.
Et la forêt sauvage entonne un chant de guerre,
Comme chantaient ses fils, lorsqu’en troupe, naguère
Ils allaient au trépas !

Et cumule le coursier dont le pied étincelle,
Dont la valeur bondit, quand son maître l’appelle
Et lui dit : Il est temps !
Le fleuve s’est cabré d’orgueil et de colère ;
Il a, ombrageux roi, senti dans sa crinière
Passer la main des vents !

Que ces flots indomptés, que ces vagues sont belles,
Quand l’ouragan conduit leurs escadrons rebelles
À l’écueil ruisselant !
J’aime les désespoirs de leurs vaines furies,
Et les charges sans fin de ces cavaleries
Aux aigrettes d’argent !

Et quand d’autres assauts suivent d’autres défaites,
Et qu’épuisés, vaincus, dociles aux tempêtes,
Ils s’élancent encor ;
Au sein de ces horreurs, au sein de la mêlée,
Partout, dans le miroir où la nuit étoilée
Compte son cher trésor,

Dans tes flots irrités, dans tes ondes sereines,
Sur le front de tes rocs, dans l’or de tes arènes,
Ô fleuve glorieux,
Je retrouve le nom qu’exalte l’étendue,
Et sur tes bords sacrés, ma jeune lyre, émue,
Vient célébrer les cieux.