Le vendeur de paniers/12

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Éditions Albert Lévesque (p. 97-105).

UNE CARRIÈRE


LES années se succédèrent, rapides et heureuses pour le jeune protégé du docteur Pierre Lecomte et de sa mère. Appréciant l’intelligence remarquable de cet adolescent, sa droiture, sa loyauté, ces deux grands cœurs voulurent compléter leur œuvre en donnant à Ripaul une éducation complète.

Pendant sept ans, il fut pensionnaire au collège Mont Saint-Louis, à Montréal, et chaque vacance le retrouvait à Charmeilles, maintenant son home.

Durant les mois d’été, il devenait le bras droit du brave Jean-Nicol, sur la ferme ; le fils aîné du fermier (’Tit-Loup) ayant dû s’engager chez un grand cultivateur, afin de gagner un peu d’argent, Ripaul le remplaçait et travaillait aux champs avec toute son ardeur juvénile ; et lorsque, après avoir fait un brin de toilette, il revenait le soir à la blanche maison de ses protecteurs, la figure bronzée par le soleil, les yeux brillants, la démarche leste et assurée, tout semblait respirer chez lui la joie de vivre.

La reconnaissance du jeune collégien pour ses bienfaiteurs s’accroissait de plus en plus, à mesure qu’il comprenait mieux la grande valeur de leur générosité, et son cœur aimant débordait pour eux d’une immense affection.

Mariette et lui se voyaient souvent à Montréal, et le juge Pasteur, profondément heureux dans la tendresse filiale de son enfant adoptive, favorisait toujours ces réunions du frère et de la sœur.

Lorsque vint la fin de son temps de collège, Ripaul, chargé de prix et d’honneurs, retourna à Charmeilles, fier de pouvoir faire à ceux qu’il aimait l’hommage de ses succès d’études. C’était maintenant un grand jeune homme, droit, élancé, vigoureux dont la figure aux traits réguliers rayonnait d’intelligence. Le souvenir de ses premières années, demeuré vivace dans sa mémoire, lui donnait, à dix-huit ans, un aspect sérieux et réfléchi qui le vieillissait un tant soit peu.

Il fallait maintenant, songer à l’avenir.

Dès le lendemain de son retour, il aborda ce sujet. Il était à en causer avec Pierre, lorsque madame Lecomte parut :

— Chère bienfaitrice ! dit Ripaul, en lui avançant un fauteuil.

Un peu plus pâle, un peu plus frêle, les cheveux devenus très blancs, madame Lecomte conservait toujours cette élégance distinguée qui la caractérisait, et aussi, sa remarquable vigueur d’esprit et de jugement. Elle s’intéressait infiniment à son protégé et était anxieuse de connaître ses plans.

— Eh bien, mon garçon, te voilà à la croisée des chemins ! Quelle carrière sera la tienne ? J’ai hâte de savoir de quel côté tu veux diriger tes pas !

— C’est grâce à vos largesses, à votre inépuisable générosité que je suis en mesure aujourd’hui de faire un choix… Par l’entremise du collège, j’ai eu l’offre de m’occuper de la comptabilité, comme employé subalterne, dans une maison d’affaires de Montréal. Vous m’aviez dit, aux vacances de Noël, de ne pas prendre de décision à la légère, et surtout de consulter mes goûts et mes aptitudes. C’est pourquoi je n’ai pas accepté cette offre avant de vous parler d’un autre projet, et pour ce dernier, je n’ai pas eu un instant d’hésitation, du moins quant à mes goûts ; je voudrais devenir un agriculteur, me fixer dans cette campagne que vous m’avez appris à aimer, y prendre racine comme ces jeunes pins qui croissent dans vos bois ; j’aimerais à suivre, pendant quelque temps, des cours d’agriculture, apprendre les méthodes nouvelles, et faire, d’après ces leçons acquises, une culture plus raisonnée, plus parfaite. La solide instruction que je vous dois me servira admirablement pour faire de cette carrière un succès !

— Ne craindrais-tu pas la tranquillité, la monotonie de cette vie ? Tu as du jeune sang dans les veines Ripaul !

— Oui, chère protectrice, j’ai en moi l’ardeur de la jeunesse, mais j’ai aussi le souvenir, la leçon du passé ! Et ce passé, j’ai voulu en refaire un peu le calvaire. Hier, après avoir été embrasser Mariette, à Outremont, (Mariette déjà grande pour ses treize ans, non plus la gamine des quartiers pauvres, mais une enfant distinguée, instruite et si bien protégée !) je suis redescendu au cœur de la grande ville et j’ai pris la direction de la rue Sanguinet. Je n’y étais jamais retourné depuis les tristes jours de la mort de ma bonne grand’mère. Je voulais revoir le pauvre logis témoin de mes années de pauvreté miséreuse, d’où m’avait tiré jadis la pitié noble et généreuse d’un jeune étudiant. J’ai suivi le chemin familier, j’ai reconnu, à mesure que j’avançais, les vieilles maisons et aussi quelques magasins restés les mêmes, la petite pharmacie du coin existe toujours, mais je n’ai pu retrouver la maison à l’escalier branlant ; un bloc de logements nouveaux la remplace et j’ai vainement cherché un numéro 33X. Cette partie de la rue m’a paru transformée !

— C’est comme toi, s’écria Pierre, tu ne ressembles plus du tout au petit Ripaul d’autrefois !

— C’est vrai ! Et cette transformation, je vous la dois à tous les deux ! Vous, chère bienfaitrice, qui m’avez recueilli, qui m’avez permis de vivre dans le doux rayonnement de votre vie, qui m’avez redressé au moral comme le docteur Pierre m’a redressé au physique ! Oui, tous les deux vous m’avez transformé, mais ce qui reste toujours de ce passé, c’est la gratitude qui remplit mon cœur, gratitude qui avait germé il y a sept ans, dans le cœur du pauvre petit boiteux, vendeur de paniers sur le marché Bonsecours !

— Parlant du marché, dit Pierre, as-tu appris la mort de ton ennemi acharné « Le Gommeux » ?

— Oui, j’ai vu dans les journaux qu’il était mort au pénitencier, où il purgeait une condamnation à vie. Mais, dites donc, qu’est devenu le jeune homme qui m’avait, à votre demande, si bien défendu à la cour juvénile ?

— Ce qu’il est devenu ? Un grand avocat, conseil du Roi, un futur juge, sans doute ! Il habite aux Trois-Rivières… Ton procès lui a porté bonheur, peu de temps après, il héritait d’une jolie fortune !

— Tant mieux ! Et maintenant, tous les deux, dites-moi si je dois accepter l’offre d’emploi à Montréal, ou si vous approuvez mon projet de devenir un agriculteur !

— J’approuve ton projet, s’écria Pierre, mais moi, tu sais, j’ai l’âme d’un campagnard, alors…

— J’approuve et j’aime infiniment ton choix déclara madame Lecomte, la campagne, vois-tu, c’est là, seulement, que l’on peut se laisser vivre sans être toujours poussé de l’avant par le tourbillon inévitable, la trépidation des grands centres ; c’est l’endroit où l’on a le loisir de s’isoler un peu, de réfléchir, de se rapprocher du bon Dieu, dont on sent davantage la présence par le contact journalier avec la nature. L’agriculteur, il me semble toujours qu’il est l’homme le plus heureux de la terre !

— Oui, renchérit Pierre en souriant, il est roi et maître sur son domaine, il est indépendant, jamais à la merci d’un changement de régime politique et ne craint pas le chômage !

— De plus, dit Ripaul d’une voix singulièrement émue, s’il lui arrive un accident, comme jadis à mon père, ses enfants, même s’ils sont pauvres, ont un toit pour les abriter et une terre pour les nourrir !

— Donc, c’est chose décidée, reprit madame Lecomte, tu vas devenir un agriculteur ! Je suis enchantée de ta décision et je vais t’aider ; tu sais que Jean-Nicol va nous quitter, il lui faut une terre à lui, avec sa nombreuse famille et il vient de faire l’acquisition d’un beau bien. Si tu veux prendre notre propriété à ferme pour quelque temps, nous te la laisserons bien volontiers, n’est-ce pas, Pierre ?

— Bien sûr, maman !

— Tu pourras ainsi t’initier parfaitement à ton travail de culture, acquérir un peu d’expérience ; acceptes-tu ?

— Si j’accepte ! s’écria Ripaul, portant à ses lèvres la main de sa bienfaitrice, ce sera le couronnement de vos bontés pour moi ! Je vais me pénétrer de tout le bagage scientifique et pratique que je pourrai acquérir en suivant les cours agricoles, et je m’efforcerai de faire si bien fructifier votre terre que vous en verrez bientôt augmenter les revenus. Et lorsque j’entasserai dans vos granges de plus lourdes charges de foin nouveau et une plus ample moisson de gerbes dorées, je me dirai avec bonheur que c’est là un petit atome dans l’immense dette de gratitude qu’a contractée envers vous-deux le pauvre petit gamin de Montréal !

— Ne parlons plus de cela ! Ton affection loyale a tout comblé et nous te savons, maman et moi, d’une fidélité à toute épreuve. À l’étude, donc, futur agriculteur ! Qui sait, un jour peut-être, grâce à tes bras vigoureux et à ta science agricole, la vieille terre pourra-t-elle aussi subir une transformation et devenir une ferme modèle !

Apercevant alors la bonne qui entrait apportant des gâteaux et une carafe, il lui dit :

— Remplis les verres, Virginie, le vin arrive en bon temps ! Tiens, maman, trempe tes lèvres dans ce blond Xérès à la santé de notre futur agriculteur !

— Oui, à ta santé, mon garçon, à tes succès !

— À la ferme modèle de Charmeilles ! s’écria Ripaul levant son verre, et je jure de faire de ce beau rêve une éclatante réalité !

FIN
LA MAISONNETTE,
LAC DES PINS, Juillet 1934.