Le vingtième siècle/Partie I/Chapitre 4

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le plan de paris.

iv


Agrandissements et embellissements de Paris.
Les quartiers aériens.
Un casino en ballon. — Nuage-Palace. — Un grand couturier. — Le Musée de l’industrie.
Le tramway des beaux-arts. — Photopeintres et ingénieurs
en sculpture.


Vers neuf heures du matin, Barbe et Barnabette réveillèrent Hélène que la fatigue avait fini par endormir.

« Eh bien, paresseuse ! on ne se lève pas ? Et nos promenades ? et notre programme de distractions, ce fameux programme arrêté au collège ?

— Il n’est plus question de promenades pour moi ! répondit Hélène. Vous n’avez pas entendu ce que m’a dit hier mon tuteur ? j’ai huit jours pour me choisir une carrière… Il me faut travailler…

— Et nous aussi ; mais, en attendant, nous avons un peu de vacances ! tu as huit jours à toi, nous les emploierons en promenades… Ce n’est pas en restant ici que tu la trouveras, ta carrière… Nous partons dans une heure !

— J’ai une migraine atroce…

— C’est par le grand air que tu la traiteras. Tu as une heure pour faire ta toilette et déjeuner sommairement… Nous laissons là notre uniforme de lycéennes et nous endossons une petite toilette de jeune fille sérieuse, bien simple, bien modeste, en attendant celles que nous irons dès aujourd’hui commander chez Mira, le grand couturier à la mode. »

Lorsque Hélène, coiffée, habillée et prête à sortir, entra dans la salle à manger, elle trouva les meubles mis de côté et tout le milieu de la pièce occupé par une immense carte étendue à terre.

« Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle en riant.

— Tu vois, nous faisons de la stratégie, nous préparons nos opérations… nous potassons notre petit plan de Paris ! …


au sommet de l’arc de triomphe.

— Il est immense, votre petit plan…

— Six mètres sur six ! Il n’en faut pas moins pour un plan détaillé et complet… celui-ci est le dernier paru, il est au courant des derniers arrangements et des embellissements…

— Ah ! les embellissements ! dit Barnabette. Pendant les huit années que nous avons passées au lycée, il paraît que des changements énormes et de merveilleux embellissements ont été opérés… nous sommes des provinciales, puisque nos dix journées de vacances annuelles nous les passions aux bains de mer.

— Paris s’est encore agrandi pendant ce temps-là… Papa me disait qu’il y a dix ans Chantilly était encore hors barrière, en province… maintenant, c’est un faubourg…

— Et Rouen qui vient d’être annexé !

— Vers l’est, Paris ne va que jusqu’à Meaux…

— Nous verrons tout cela ! nous prenons un aérocab et nous volons d’abord chez le couturier. Aidez-moi donc à plier le plan…

— Nous l’emportons ? demanda Hélène.

— Certainement, nous pouvons avoir besoin de le consulter. »

Après un déjeuner rapide, les trois impatientes jeunes filles, laissant un adieu pour M. Ponto dans leur phonographe, montèrent dans l’ascenseur qui les porta en moins de rien au belvédère de l’hôtel.

Un aérocab les attendait. Sans même consacrer une minute au superbe panorama que l’œil embrassait de la plate-forme de l’hôtel, les jeunes filles s’installèrent dans le véhicule après avoir jeté l’adresse du couturier au mécanicien.

Mira, le grand couturier, avait son hôtel ou plutôt son château à Passy, non loin des hauteurs du Trocadéro, reliées à la plate-forme de l’arc de triomphe par un nouveau quartier aérien. L’aérocab fila en droite ligne par-dessus les ponts superposés de la Seine, les viaducs doubles et triples, construits pour les différents tubes, ces artères qui mènent et promènent sans cesse, du cœur aux extrémités de la France, des flots mouvants de voyageurs.

L’aérocab en approchant de Passy descendit à une altitude de soixante quinze mètres et modéra son allure. Depuis que le grand problème de la direction des aérostats a été victorieusement résolu, un changement des plus importants dans l’architecture des maisons a été imposé par l’importance de plus en plus grande de la circulation aérienne. Jadis on entrait dans les maisons par en bas et les beaux appartements se trouvaient aux étages inférieurs. Les étages supérieurs et les mansardes étaient pour les petites gens. Nous avons changé tout cela. Ce qui était naturel et logique pour nos bons et pédestres aïeux, ces gens si terre à terre, devenait impossible pour nous. On entre maintenant dans les maisons par en haut, bien que forcément l’entrée du rez-de-chaussée ait été conservée pour les piétons. On n’a pas pour cela deux concierges, ce qui eût été loin de constituer un progrès ; on n’en a qu’un seul, logé sur le toit, dans le belvédère d’arrivée même ou sous le belvédère ; ce concierge aérien communique avec l’entrée inférieure par un téléphonographe, moyen de communication très suffisant
sur les toits
pour dire à un visiteur : au deuxième, la porte à gauche ! mais avec lequel les cancans sur les épouses des locataires peuvent être dangereux.

Les grands appartements sont aux étages supérieurs, le plus près possible des toits ; dans les grandes maisons, les principaux locataires ont leurs belvédères particuliers ou de petits belvédères-balcons. Naturellement, les maisons sont numérotées en haut comme en bas et des plaques indicatrices, élevées sur des poteaux, portent les noms des rues en caractères suffisamment gros pour être lus à vingt-cinq mètres en ballon.
Une création
de Mira
.

M. Mira était chez lui. De leur aérocab, les jeunes filles aperçurent sur sa terrasse le pontife de l’élégance, en train de reconduire des clientes. M. Mira, fournisseur habituel de Mme Ponto, était prévenu.

« Permettez-moi de vous étudier un instant, dit-il aux jeunes filles dès les premiers mots, montez, je vous prie sur ce piédestal, ayez l’obligeance de lever la tête… baissez la !… Soyez assez aimables pour lever les bras… marchez ! tournez-vous ! je vous demande encore deux minutes… le temps de laisser venir l’inspiration… Bien ! très bien ! je la tiens ! entrez dans ce salon, et amusez-vous à examiner mes dernières créations pendant que je vais causer avec mes collaborateurs et jeter mes idées sur le papier… »

M. Mira n’avait pas volé son immense et universelle réputation ; les jeunes filles en furent convaincues aux premiers regards jetés — avec respect — sur les créations du grand artiste. M. Mira était complet. C’était à la fois un homme d’imagination et un homme d’érudition, un poète et un archéologue. À côté de toilettes sorties tout entières du cerveau du grand homme, des costumes de styles historiques variés attestaient la sûreté de son goût et l’étendue de son savoir.

Sans que l’on s’en doute, les progrès de la science et les nouvelles idées politiques et sociales sont pour quelque chose dans les variations de la mode. La navigation aérienne et la déclaration solennelle des droits de la femme ont collaboré avec Mira pour amener les modes semi-masculines actuelles. Les longues jupes de nos grand’mères étaient par trop incommodes pour monter en aérostat, et de plus, les femmes d’opinions avancées les considéraient comme les symboles de l’antique esclavage ; après quelques années de lutte mouvementée entre jupes longues et jupes courtes, ces dernières triomphèrent et le costume semi-masculin fut adopté par toutes les femmes.

L’imagination des couturiers, et en particulier celle de l’immense Mira, trouva des modèles charmants. Les femmes portèrent des jupes très courtes relevées sur des culottes de velours de soie, sur des molletières de cuir de Russie brodé d’arabesques ; les grandes élégantes arborèrent les toilettes archéologiques, des costumes Louis xvi, Louis xiii, ou moyen âge, ou 1830, toujours arrangés et masculinisés. Le champ de l’histoire est vaste : en poussant ses recherches vers la mode archéologique, M. Mira répondait au goût actuel universellement porté vers la science, et faisait d’heureuses trouvailles d’ajustements oubliés, de dessins pleins d’intérêt.

M. Mira rejoignit ses clientes après un petit quart d’heure.

« C’est fini, dit-il aux jeunes filles ; je n’ai pas abordé pour vous l’archéologie pure, je suis resté dans le domaine de la fantaisie historique. J’ai trois costumes à faire pour chacune de vous, j’en vois deux en fantaisie pure et un en fantaisie historique. Les croquis sont faits et les ordres donnés.

— Déjà ! fit Barnabette ; et peut-on voir les croquis ?

— Oh ! impossible ! répondit Mira, jamais je ne montre de croquis à mes clientes ! de deux choses l’une : ou elles me feraient des remarques et des observations, ou elles n’en feraient pas ; si elles n’en font pas, leur faire voir les croquis est inutile et si elles en font, cela gêne la verve, cela refroidit l’imagination ! Vous recevrez les toilettes dans trois jours ! »

Il était inutile d’insister.

Les jeunes filles s’inclinèrent devant le maître et reprirent leur aérocab.

« Et maintenant, dit Barnabette, tout à la promenade ! Mécanicien, à l’Arc de triomphe ! »

De grandes transformations venaient de bouleverser ce quartier de Paris. Depuis longtemps la place manquait dans le Paris central ; la nombreuse population qui ne peut s’envoler vers les quartiers éloignés, vers les faubourgs charmants qui s’allongent en suivant les méandres de la Seine jusqu’à Rouen, la vieille capitale normande devenue faubourg de Paris, ne trouvait plus à se loger, bien que les maisons eussent gagné considérablement en hauteur. Dix ou douze étages à chaque maison ne suffisant plus, il fallait prendre de plus en plus sur le ciel.

Des spéculateurs hardis ont acheté l’Arc de triomphe et le Palais construit au dernier siècle sur les hauteurs du Trocadéro ; un tablier de fer colossal, soutenu de distance en distance par des piliers de fer portant sur des cubes de maçonnerie, a été jeté du sommet de l’Arc de triomphe aux deux tours du Trocadéro, par-dessus tout un quartier. — La place de l’Étoile, couverte entièrement, a été convertie en jardin d’hiver. Au-dessus, c’est-à-dire directement sur l’Arc des batailles, un immense palais s’est élevé, portant à des hauteurs inusitées ses pavillons et ses tours.
La fin des robes
longues
.

Ce palais est un grand hôtel international ; il contient dix mille chambres ou appartements, réunissant l’élégance parisienne au confortable comme on l’entend dans les cinq parties du monde. L’hôtel international symbolisant, pour ainsi dire, l’union des peuples, les architectes, pour rester dans la donnée, ont voulu tenter l’union des styles. Extérieurement et intérieurement, l’hôtel international réunit dans un ensemble grandiose et harmonieux, les architectures de tous les peuples : l’édifice central est européen, l’aile gauche, asiatique et américaine, l’aile droite, africaine et océanienne. Des annexes, des pavillons, des kiosques servent de traits d’union pour passer des styles généraux aux styles intermédiaires ou particuliers. De cette façon, les voyageurs retrouvent, en arrivant, les lignes de leur architecture nationale et ne sortent pour ainsi dire pas de leurs habitudes. Inutile de dire que la cuisine, comme tout le reste, est internationale ; des touristes esquimaux trouveraient au besoin du lait de renne et des plats à l’huile de foie de morue.

De l’Arc de triomphe au Trocadéro court, sur des piliers, un superbe jardin suspendu, un parc aérien réservé aux voyageurs de l’hôtel et aux habitants de l’édifice encore plus aérien que nous allons décrire ; car les architectes ne se sont pas contentés de la construction du gigantesque hôtel qui, jusqu’aux premières nuées, porte des coupoles et des tours. Ils ont voulu faire, en grand, de l’habitation aérienne et ils ont admirablement réussi.

Quand on ne trouve plus de terrain pour construire, il reste le pays des nuages, comme disent poétiquement les aéronautes ; pays charmant, qui est à tout le monde, qui ne coûte pas 5,000 francs le mètre et où l’on n’est pas gêné par les questions de voirie, d’alignement ou de mitoyenneté ; pays admirable et sain, supérieurement ventilé, incessamment balayé par les courants atmosphériques, qui entraînent au loin toutes les impuretés dont souffrent les poumons des simples terriens des villes.

Tout en haut, dans ce pays des nuages, à cent cinquante mètres au-dessus du jardin suspendu, se balance un gigantesque aérostat captif, composé de globes gonflés de gaz, attachés à une sorte de grand champignon, selon un système nouveau qui donne à tout l’ensemble une stabilité presque complète, en neutralisant, par des tuyaux et des tubes à vannes, les courants de l’atmosphère.

Ce gigantesque assemblage de globes captifs supporte, au lieu de nacelle, un grand édifice de forme allongée, construit légèrement mais solidement, sur quatre étages terminés par une terrasse, avec rotonde au centre et pavillons plus élevés aux deux extrémités. L’édifice contient un cercle, une salle de roulette, un café-restaurant, une salle de concerts et quelques appartements.

Chaque soir, une illumination électrique fait de Nuage-Palace une sorte d’astre dont le rayonnement fantastique s’aperçoit à dix lieues à la ronde, et attire magnétiquement, pour ainsi dire, tout ce que Paris renferme de viveurs, d’oisifs, d’étrangers en quête de distractions.

L’affaire rapporte de beaux bénéfices. Les heureux spéculateurs ne s’en tiennent pas là et comptent profiter de l’expérience faite pour lancer aux pays des nuages de nouveaux palais captifs, non plus lieux de plaisir, mais simplement aérostats de rapport, divisés en appartements.

L’aérocab des demoiselles Ponto fit lentement le tour de l’hôtel international, pour permettre à son joli chargement d’admirer les splendeurs architecturales, les coupoles orientales, les galeries, les minarets, les kiosques chinois, les fantaisistes découpures japonaises et les sévères lignes droites du style australien. Puis l’aérocab s’éleva jusqu’au Nuage-Palace, que les jeunes filles voulurent visiter intérieurement.

« Si nous déjeunions ici ? dit Barbe, en abordant sur la terrasse du restaurant ; je vais prévenir papa par téléphone, pour qu’il ne nous attende pas.

— Quelle admirable vue ! s’écria Hélène ; si j’étais suffisamment pourvue de rentes, je louerais un appartement ici et je passerais ma vie sur cette terrasse.
maison tournante aérienne

— Et les accidents à craindre ? les coups de vent ? fit Barbe.


le nuage-palace.

— Mademoiselle, dit le patron du restaurant, il n’y a aucun danger ; les câbles sont à toute épreuve, c’est à peine si, dans les fortes bourrasques, l’on ressent une sorte de roulis… on a un peu le mal de mer pour commencer, mais on s’y fait ! Nuage-Palace, par un système ingénieux, tourne sous le vent sans changer de place… c’est très commode, parce que l’on a ainsi successivement toutes les expositions, tantôt Nord, tantôt Sud… C’est même un des attraits des appartements aériens : on n’a pas toujours la même sempiternelle vue sous ses fenêtres ».

Après avoir déjeuné en garçons au Nuage-Palace, les trois jeunes filles reprirent leur promenade.

« Nous avons jusqu’à six heures ! dit Barbe. Remontons maintenant la Seine jusqu’au vieux Paris.

— Visitons les monuments, comme de simples provinciales que nous sommes !…

— C’est cela ! Mécanicien, aux Tuileries ! vous nous descendrez au jardin… »

L’aérocab vira de bord et piqua droit sur les Tuileries, éternellement couronnées du panache de fumée vomi par leurs hautes cheminées de briques. On sait que les Tuileries, après une période d’abandon au siècle dernier, ont été définitivement transformées en Musée de l’industrie, et consacrées aux sciences, comme leur voisin, le Louvre, l’est depuis deux siècles aux Beaux-Arts.

L’aérocab descendit au débarcadère central, sur la terrasse de l’Orangerie. Sous les arbres, deux lignes de grands hommes dessinaient leurs profils de marbre ; c’était l’allée des Inventeurs, conduisant à la grande entrée du Musée de l’industrie.

Tous les inventeurs, ces bienfaiteurs ingénieux de l’humanité, ont leur statue qui rappelle au peuple les résultats obtenus par le courage mis au service du génie. — Personne n’a été oublié, depuis les premiers bégayements de l’industrie humaine ; les inventeurs des premiers âges, ceux qui ont trouvé les premiers instruments, ont leurs statues, tout aussi bien que les savants qui ont apporté au monde les gigantesques découvertes des temps modernes !

L’inventeur des tubes électriques et pneumatiques est à côté de l’inventeur de la machine à coudre ; l’inventeur du téléphonoscope, cette étonnante merveille qui permet de voir et d’entendre en même temps un interlocuteur placé à mille lieues, est flanqué de l’inventeur des bretelles à droite et de l’inventeur de la casserole à gauche.

Réunion d’une haute portée philosophique ! N’est-elle pas vraiment sublime la pensée qui fait ainsi fraterniser, à travers les âges, l’inventeur de cet étonnant téléphonoscope avec l’inventeur de l’utile bretelle et avec celui de l’humble casserole ! Ce grand homme n’a-t-il pas profité des travaux de ses humbles devanciers ? Sans eux, sans les travaux des savants primitifs, des précurseurs de notre grande civilisation, aurait-il pu mener tranquillement à bien ses puissantes études ? L’invention de la casserole indique le passage de l’état de nature à l’état de civilisation. Les derniers sauvages ne la connaissent pas encore. Là-bas, dans les îles perdues, celui d’entre eux qui l’inventerait, ouvrirait pour ses frères une ère nouvelle, sa tribu deviendrait soudain nation. La gastronomie fut le premier lien social : sans la casserole, les nations d’aujourd’hui n’existeraient pas ! Saluons donc l’inventeur de la casserole. Cet obscur grand homme a droit à une vénération toute particulière !

restaurant aérien.

Le Musée de l’industrie est surtout rétrospectif ; on s’est attaché à conserver le souvenir des méthodes industrielles abandonnées pour les nouvelles inventions. La vapeur, cet agent barbare et grossier de la vieille industrie, règne en maîtresse dans la grande usine rétrospective ; partout son souffle brutal fait
mouvoir d’antiques et bizarres engins dont nous avons maintenant peine à comprendre le mécanisme compliqué ; partout elle siffle, fume et mugit, faisant tourner les roues, haleter les fourneaux, rouler les courroies de transmission, grincer les engrenages et frapper les marteaux pilons, avec un vacarme digne de l’antre des cyclopes de la fable.

Les jeunes filles, épouvantées par l’effroyable concert et suffoquées par la fumée, traversèrent la grande galerie en courant.

« Allons reposer un instant nos esprits dans le temple des Arts ! proposa Hélène en arrivant aux portes du Louvre.

— Voici le tramway circulaire, dit Barnabette ; nous ferons à l’aise le voyage à travers les chefs-d’œuvre… »

En effet, dernier progrès accompli par un ministre des Beaux-Arts ennemi de la routine, un charmant et élégant tramway, mû par l’électricité, court maintenant sur des rails à travers toutes les galeries du musée. Partant toutes les heures de la galerie des Antiques, le tramway, après avoir traversé toutes les salles du rez-de-chaussée, monte par des pentes préparées au premier étage, commence par la galerie des Maîtres primitifs, arrive au grand salon de la Renaissance, parcourt les galeries des écoles Italienne, Espagnole, Hollandaise, Allemande, suit doucement et religieusement la grande galerie de l’école Française et bifurque ensuite pour monter, par une pente adoucie, au second étage, réservé à la peinture moderne.

Ce voyage à travers les Arts dure une heure à peine. En une heure, les visiteurs ont parcouru toute l’histoire des Beaux-Arts, depuis les superbes époques grecques et romaines jusqu’à la grande révolution des modernistes ou des photopeintres ; en une heure, le visiteur le plus ignorant peut, s’il a des yeux et des oreilles, en savoir presque autant que le critique le plus transcendental.

Les jeunes demoiselles entreprirent avec délices ce pèlerinage artistique. L’effort est inutile et la fatigue supprimée, le tramway est bien suspendu et les coussins fort moelleux invitent au repos. Il suffit de regarder et d’écouter ; on n’a pas besoin de livret, car en passant devant chaque tableau le tramway presse un bouton et instantanément un phonographe donne le nom du peintre, le titre du tableau ainsi qu’une courte mais substantielle notice.

« Raphaël. Sujet religieux. La Vierge dite la Belle Jardinière. — La Fornarina posa, dit-on, pour la figure de la Vierge. Le calme et la sérénité des œuvres de Raphaël sont tout à l’éloge de cette jeune personne.

« Tiziano Vecellio. Sujet intime. La Maîtresse du Titien. Le Titien a réhabilité les rousses. Cette bonne action a été récompensée : l’illustre peintre vécut jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans.

« Le Corrège. Sujet léger. Antiope. Le Corrège est un peintre vaporeux, etc., etc. »

Dans le grand salon carré, le tramway fait une station de huit minutes
le tramway du musée du louvre
pour permettre d’étudier consciencieusement les œuvres des artistes géants de la Renaissance.

La grande galerie était pleine d’étudiants en peinture et de photopeintres ; partout des objectifs étaient braqués pour reproduire les tableaux célèbres sur toile sensibilisée.


le musée de l’industrie au palais des tuileries.

Les progrès de la science ont permis de supprimer à peu près complètement l’usage de la palette et du pinceau. Sauf quelques retardataires obstinés, les peintres ou plutôt les photopeintres collaborent avec la lumière électrique ou solaire ; ils obtiennent ainsi presque instantanément de véritables merveilles en photopeinture sur toile, carton, bois ou peau d’âne ; des reproductions fidèles, soit de tableaux célèbres, soit de modèles vivants habilement groupés.

Grâce à cette rapidité d’exécution, une toile comme les Noces de Cana, dont l’original, entre parenthèses, a dû demander un temps prodigieux à Paolo Cabari dit Véronèse, — reproduite en grandeur de modèle, peut être livrée au public pour la faible somme de 99 fr. 95 ! C’est l’art à la portée de toutes les bourses. Quel est le petit rentier, le capitaliste minuscule qui, pour la faible somme de 99 fr. 95, se refusera les exquises jouissances d’un tête-à-tête perpétuel avec le chef-d’œuvre de Véronèse ? La question de grandeur du chef-d’œuvre ne fait rien à l’affaire, puisque les personnes habitant un local trop étroit peuvent se faire livrer les Noces de Cana non encadrées — moyennant rabais bien entendu — et les faire coller sur leurs lambris, à la place d’un vulgaire papier de tenture sans valeur artistique.

Lorsque, il y a déjà longtemps, l’invention de la photopeinture, exploitée en secret par quelques artistes, tomba dans le domaine public, l’État comprit vite la portée de l’invention et l’importance de la révolution artistique qui allait en découler.

Loin de prendre parti pour les artistes rétrogrades, acharnés défenseurs des vieux et naïfs procédés de Raphaël et de Rubens, — l’État aborda franchement la grande réforme de l’enseignement artistique. La vieille école des Beaux-Arts, regardée comme l’asile des antiques préjugés, fut supprimée et, à sa place, l’État fonda sur des bases nouvelles et scientifiques, à côté des Facultés de droit et de médecine, une troisième Faculté, la Faculté de peinture et de sculpture, qui eut pour mission de lancer la jeunesse artistique dans la voie de l’art nouveau.

L’antique constitution du quartier universitaire s’enrichit d’un élément nouveau : à côté de l’étudiant en droit et de l’étudiant en médecine parut l’étudiant en photopeinture ou en galvanosculpture. De tous côtés accoururent en foule au pays latin, les jeunes gens que les familles bourgeoises, moins éprises qu’autrefois du titre de docteur ou d’avocat, destinaient au métier de photopeintres ou d’ingénieurs en sculpture.

Quant au progrès réalisé, les ombres de Rubens, de Rembrandt ou de Michel-Ange, si on pouvait les convier à une promenade aux expositions, l’attesteraient par une stupéfaction respectueuse. — Gloire à l’art moderne, scientifique, puissant et génial !

Agréablement bercées par le tramway dans leur excursion à travers les richesses artistiques du Louvre, Barbe et Barnabette s’endormirent presque. Un coup de sifflet les tira brusquement de ce délicieux engourdissement ; le tramway virait sur une plaque tournante pour reprendre sa promenade en sens inverse.

C’était assez pour un jour ; les jeunes filles descendirent du tramway et quittèrent le Louvre.

« Si nous faisions un petit tour à pied sur les boulevards ? dit Hélène.

— Et notre aérocab ?

— Prévenons-le d’aller nous attendre quelque part.


les noces de cana en papier de tenture.

— C’est une idée, répondit Barnabette ; papa m’a donné une clef d’abonné des téléphones publics, je vais téléphoner… »

Dans les rues, de distance en distance, se trouve une borne téléphonique dont la boîte s’ouvre au moyen d’une clef que possèdent tous les abonnés, c’est-à-dire la presque généralité des Parisiens. Barnabette, à la première borne, téléphona au débarcadère des Tuileries, où l’aérocab les attendait.

Le temps était excellent pour la promenade ; un soleil radieux dorait les façades des maisons et faisait étinceler les milliers de fils téléphoniques qui se croisent dans tous les sens, à toutes les hauteurs, devant les maisons et par-dessus les toits, dessinant sur les architectures et sur le ciel tout un réseau de légères hachures.

Des promeneurs, en foule, suivaient les trottoirs et les allées du boulevard. Nul bruit de voiture sur ce boulevard. On n’est plus assourdi par le roulement de lourds véhicules qui faisait jadis trembler les maisons de l’aube à la nuit, et parfois de la nuit à l’aube, et qui donnait de si féroces migraines à nos pères ; tout le transport des personnes se fait par les voies aériennes, et quant aux paquets, caisses, ballots, marchandises de toute espèce ou objets quelconques, le collecteur-commercial-tube-souterrain-pneumatique les distribue sans bruit dans les milliers d’artères forées sous les rues à ciel ouvert.


les photopeintres au louvre.
la station d’aérocabs de la tour saint-jacques

Un tintement perpétuel a remplacé le vacarme assourdissant des véhicules terriens d’autrefois. Partout l’électricité circule, mêlée à toutes les manifestations de la vie sociale, apportant partout son aide puissante, sa force ou sa lumière ; des milliers de timbres et de sonneries venant du ciel, des maisons, du sol même, se confondent en une musique vibrante et tintinnabulante que Beethoven, s’il l’avait pu connaître, eût appelée la grande symphonie de l’électricité.

« Superbe, la grande symphonie de l’électricité et intéressante à détailler ! »

C’est ce que se disaient Hélène et ses compagnes, peu habituées à cette musique parisienne.

« Ce crescendo de tintements éclatant devant cette grande maison, disait Hélène, c’est un chef de maison pressant l’activité de ses employés, gourmandant des correspondants éloignés ; ce sont des commis affairés répondant à mille demandes venant des quatre coins du monde…

— Ce trémolo de sonneries, fit Barnabette, c’est une dame qui appelle sa femme de chambre ou qui réclame à sa modiste un chapeau en retard…

— Ces vibrations qui passent et s’éteignent comme un chant d’oiseau égrené dans l’espace, c’est tout simplement l’omnibus qui vole à deux cents mètres au-dessus des cheminées… ce petit timbre, c’est une demande de secours au poste des pompiers, ou c’est un locataire qui commande un aérofiacre à la station pour aller au bois de Fontainebleau… »


c’est une dame qui demande sa modiste.