Leone Leoni/Chapitre 11

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Leone Leoni
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XI.

C’est par de tels discours qu’il apaisait mon inquiétude et qu’il me traînait, assoupie et confiante, sur le bord de l’abîme. Je le remerciais tendrement de la peine qu’il prenait pour me persuader, quand d’un signe il pouvait me faire obéir. Nous nous embrassions avec tendresse, et nous retournions au salon bruyant où nos amis nous attendaient pour nous séparer.

Cependant, à mesure que nos jours se succédaient ainsi, Leoni ne prenait plus les mêmes soins pour me les faire aimer. Il s’occupait moins de la contrariété que j’éprouvais, et lorsque je la lui exprimais, il la combattait avec moins de douceur. Un jour même il fut brusque et amer ; je vis que je lui causais de l’humeur : je résolus de ne plus me plaindre désormais ; mais je commençai à souffrir réellement et à me trouver malheureuse. J’attendais avec résignation que Leoni prît le temps de revenir à moi. Il est vrai que dans ces moments-là il était si bon et si tendre que je me trouvais folle et lâche d’avoir tant souffert. Mon courage et ma confiance se ranimaient pour quelques jours ; mais ces jours de consolation étaient de plus en plus rares. Leoni, me voyant douce et soumise, me traitait toujours avec affection, mais il ne s’apercevait plus de ma mélancolie ; l’ennui me rongeait, Venise me devenait odieuse : ses eaux, son ciel, ses gondoles, tout m’y déplaisait. Pendant les nuits de jeu, j’errais seule sur la terrasse, au haut de la maison ; je versais des larmes amères ; je me rappelais ma patrie, ma jeunesse insouciante, ma mère si jolie et si bonne, mon pauvre père si tendre et si débonnaire, et jusqu’à ma tante avec ses petits soins et ses longs sermons. Il me semblait que j’avais le mal du pays, que j’avais envie de fuir, d’aller me jeter aux pieds de mes parents, d’oublier à jamais Leoni. Mais si une fenêtre s’ouvrait au-dessous de moi, si Leoni, las du jeu et de la chaleur, s’avançait sur le balcon pour respirer la fraîcheur du canal, je me penchais sur la rampe pour le voir, et mon cœur battait comme aux premiers jours de ma passion quand il franchissait le seuil de la maison paternelle ; si la lune donnait sur lui et me permettait de distinguer sa noble taille sous le riche costume de fantaisie qu’il portait toujours dans l’intérieur de son palais, je palpitais d’orgueil et de plaisir, comme le jour où il m’avait introduite dans ce bal d’où nous sortîmes pour ne jamais revenir ; si sa voix délicieuse, essayant une phrase de chant, vibrait sur les marbres sonores de Venise et montait vers moi, je sentais mon visage inondé de larmes, comme le soir sur la montagne quand il me chantait une romance composée pour moi le matin.

Quelques mots que j’entendis sortir de la bouche d’un de ses compagnons augmentèrent ma tristesse et mon dégoût à un degré insupportable. Parmi les douze amis de Leoni, le vicomte de Chalm, Français, soi-disant émigré, était celui dont je supportais l’assiduité avec le plus de peine. C’était le plus âgé de tous et le plus spirituel peut-être ; mais sous ses manières exquises perçait une sorte de cynisme dont j’étais souvent révoltée. Il était sardonique, indolent et sec ; c’était de plus un homme sans mœurs et sans cœur ; mais je n’en savais rien, et il me déplaisait suffisamment sans cela. Un soir que j’étais sur le balcon, et qu’un rideau de soie l’empêchait de me voir, j’entendis qu’il disait au marquis vénitien : — Mais où est donc Juliette ? Cette manière de me nommer me fit monter le sang au visage ; j’écoutai et je restai immobile. — Je ne sais, répondit le Vénitien. — Ah çà ! vous êtes donc bien amoureux d’elle ? — Pas trop, répondit-il, mais assez. — Et Leoni ? — Leoni me la cédera un de ces jours. — Comment ! sa propre femme ? — Allons donc, marquis ! est-ce que vous êtes fou ? reprit le vicomte : elle n’est pas plus sa femme que la vôtre, c’est une fille enlevée à Bruxelles ; quand il en aura assez, ce qui ne tardera pas, je m’en chargerai volontiers. Si vous en voulez après moi, marquis, inscrivez-vous en titre. — Grand merci, répondit le marquis ; je sais comme vous dépravez les femmes, et je craindrais de vous succéder.

Je n’en entendis pas davantage ; je me penchai à demi morte sur la balustrade, et cachant mon visage dans mon châle, je sanglotai de colère et de honte.

Dès le soir même j’appelai Leoni dans ma chambre, et je lui demandai raison de la manière dont j’étais traitée par ses amis. Il prit cette insulte avec une légèreté qui m’enfonça un trait mortel dans le cœur. — Tu es une petite sotte, me dit-il ; tu ne sais pas ce que c’est que les hommes ; leurs pensées sont indiscrètes et leurs paroles encore plus ; les meilleurs sont encore les roués. Une femme forte doit rire de leurs prétentions, au lieu de s’en fâcher.

Je tombai sur un fauteuil et je fondis en larmes en m’écriant : — Ô ma mère, ma mère ! qu’est devenue votre fille !

Leoni s’efforça de m’apaiser, et il n’y réussit que trop vite. Il se mit à mes pieds, baisa mes mains et mes bras, me conjura de mépriser un sot propos et de ne songer qu’à lui et à son amour.

— Hélas ! lui dis-je, que dois-je penser, quand vos amis se flattent de me ramasser comme ils font de vos pipes quand elles ne vous plaisent plus !

— Juliette, répondit-il, l’orgueil blessé te rend amère et injuste. J’ai été libertin, tu le sais, je t’ai souvent parlé des dérèglements de ma jeunesse ; mais je croyais m’en être purifié à l’air de notre vallée. Mes amis vivent encore dans le désordre où j’ai vécu, ils ne savent pas, ils ne comprendraient jamais les six mois que nous avons passés en Suisse. Mais toi, devrais-tu les méconnaître et les oublier ?

Je lui demandai pardon, je versai des larmes plus douces sur son front et sur ses beaux cheveux ; je m’efforçai d’oublier la funeste impression que j’avais reçue. Je me flattais d’ailleurs qu’il ferait entendre à ses amis que je n’étais point une fille entretenue et qu’ils eussent à me respecter ; mais il ne voulut pas le faire ou il n’y songea pas, car le lendemain et les jours suivants je vis les regards de M. de Chalm me suivre et me solliciter avec une impudence révoltante.

J’étais au désespoir, mais je ne savais plus comment me soustraire aux maux où je m’étais précipitée. J’avais trop d’orgueil pour être heureuse et trop d’amour pour m’éloigner.

Un soir, j’étais entrée dans le salon pour prendre un livre que j’avais oublié sur le piano. Leoni était en petit comité avec ses élus ; ils étaient groupés autour de la table à thé au bout de la chambre, qui était peu éclairée, et ne s’apercevaient pas de ma présence. Le vicomte semblait être dans une de ses dispositions taquines les plus méchantes. — Baron Leone de Leoni, dit-il d’une voix sèche et railleuse, sais-tu, mon ami, que tu t’enfonces cruellement ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? reprit Leoni, je n’ai pas encore de dettes à Venise. — Mais tu en auras bientôt. — J’espère que oui, répondit Leoni avec la plus grande tranquillité. — Vive Dieu ! dit le marquis, tu es le premier des hommes pour te ruiner ; un demi-million en trois mois, sais-tu que c’est un très-joli train !

La surprise m’avait enchaînée à ma place ; immobile et retenant ma respiration, j’attendis la suite de ce singulier entretien.

— Un demi-million ? demanda le marquis vénitien avec indifférence.

— Oui, repartit Chalm, le juif Thadée lui a compté cinq cent mille francs au commencement de l’hiver.

— C’est très-bien, dit le marquis. Leoni, as-tu payé le loyer de ton palais héréditaire ?

— Parbleu ! d’avance, dit Chalm ; est-ce qu’on le lui aurait loué sans ça ?

— Qu’est-ce que tu comptes faire quand tu n’auras plus rien ? demanda à Leoni un autre de ses affidés.

— Des dettes, répondit Leoni avec un calme imperturbable.

— C’est plus facile que de trouver des juifs qui nous laissent trois mois en paix, dit le vicomte. Que feras-tu quand tes créanciers te prendront au collet ?

— Je prendrai un joli petit bateau… répondit Leoni en souriant.

— Bien ! Et tu iras à Trieste ?

— Non, c’est trop près ; à Palerme, je n’y ai pas encore été.

— Mais quand on arrive quelque part, dit le marquis, il faut faire figure dès les premiers jours.

— La Providence y pourvoira, répondit Leoni, c’est la mère des audacieux.

— Mais non pas celle des paresseux, dit Chalm, et je ne connais au monde personne qui le soit plus que toi. Que diable as-tu fait en Suisse avec ton infante pendant six mois ?

— Silence là-dessus, répondit Leoni ; je l’ai aimée, et je jetterai mon verre au nez de quiconque le trouvera plaisant.

— Leoni, tu bois trop, lui cria un autre de ses compagnons.

— Peut-être, répondit Leoni, mais j’ai dit ce que j’ai dit.

Le vicomte ne répondit pas à cette espèce de provocation, et le marquis se hâta de détourner la conversation.

— Mais pourquoi, diable ! ne joues-tu pas ? dit-il à Leoni.

— Ventre-Dieu ! je joue tous les jours pour vous obliger, moi qui déteste le jeu ; vous me rendrez stupide avec vos cartes et vos dés, et vos poches qui sont comme le tonneau des Danaïdes, et vos mains insatiables. Vous n’êtes que des sots, vous tous. Quand vous avez fait un coup, au lieu de vous reposer et de jouir de la vie en voluptueux, vous vous agitez jusqu’à ce que vous ayez gâté la chance.

— La chance, la chance ! dit le marquis, on sait ce que c’est que la chance.

— Grand merci ! dit Leoni, je ne veux plus le savoir ; j’ai été trop bien étrillé à Paris. Quand je pense qu’il y a un homme, que Dieu veuille bien dans sa miséricorde donner à tous les diables !…

— Eh bien ! dit le vicomte.

— Un homme, dit le marquis, dont il faudra que nous nous débarrassions à tout prix si nous voulons retrouver la liberté sur la terre. Mais patience, nous sommes deux contre lui.

— Sois tranquille, dit Leoni, je n’ai pas tellement oublié la vieille coutume du pays, que je ne sache purger notre route de celui qui me gênera. Sans mon diable d’amour qui me tenait à la cervelle, j’avais beau jeu en Belgique.

— Toi ? dit le marquis, tu n’as jamais opéré dans ce genre-là, et tu n’en auras jamais le courage.

— Le courage ? s’écria Leoni en se levant à demi avec des yeux étincelants.

— Pas d’extravagances, reprit le marquis avec cet effroyable sang-froid qu’ils avaient tous. Entendons-nous : tu as du courage pour tuer un ours ou un sanglier ; mais pour tuer un homme, tu as trop d’idées sentimentales et philosophiques dans la tête.

— Cela se peut, répondit Leoni en se rasseyant, cependant je ne sais pas.

— Tu ne veux donc pas jouer à Palerme ? dit le vicomte.

— Au diable le jeu ! Si je pouvais me passionner pour quelque chose, pour la chasse, pour un cheval, pour une Calabraise olivâtre, j’irais l’été prochain m’enfermer dans les Abruzzes et passer encore quelques mois à vous oublier tous.

— Repassionne-toi pour Juliette, dit le vicomte avec ironie.

— Je ne me repassionnerai pas pour Juliette, répondit Leoni avec colère ; mais je te donnerai un soufflet si tu prononces encore son nom.

— Il faut lui faire boire du thé, dit le vicomte ; il est ivre-mort.

— Allons, Leoni, s’écria le marquis en lui serrant le bras, tu nous traites horriblement ce soir ; qu’as-tu donc ? ne sommes-nous plus tes amis ? doutes-tu de nous ? parle.

— Non, je ne doute pas de vous, dit Leoni, vous m’avez rendu autant que je vous ai pris. Je sais ce que vous valez tous ; le bien et le mal, je juge tout cela sans préjugé et sans prévention.

— Ah ! il ferait beau voir ! dit le vicomte entre ses dents.

— Allons, du punch, du punch ! crièrent les autres. Il n’y a plus de bonne humeur possible si nous n’achevons de griser Chalm et Leoni ; ils en sont aux attaques de nerfs, mettons-les dans l’extase.

— Oui, mes amis, mes bons amis ! cria Leoni, le punch, l’amitié ! la vie, la belle vie ! À bas les cartes ! ce sont elles qui me rendent maussade ; vive l’ivresse ! vivent les femmes ! vive la paresse, le tabac, la musique, l’argent ! vivent les jeunes filles et les vieilles comtesses ! vive le diable, vive l’amour ! vive tout ce qui fait vivre ! Tout est bon quand on est assez bien constitué pour profiter et jouir de tout.

Ils se levèrent tous en entonnant un chœur bachique : je m’enfuis, je montai l’escalier avec l’égarement d’une personne qui se croit poursuivie, et je tombai sans connaissance sur le parquet de ma chambre.