Leone Leoni/Chapitre 14

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Leone Leoni
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XIV.

J’arrive à Milan après avoir voyagé nuit et jour sans me donner le temps de me reposer ni de réfléchir. Je descends à l’auberge où Leoni m’avait donné son adresse, je le fais demander, on me regarde avec étonnement.

— Il ne demeure pas ici, me répond le cameriere. Il y est descendu en y arrivant, et il y a loué une petite chambre où il a déposé ses effets ; mais il ne vient ici que le matin pour prendre ses lettres, faire sa barbe et s’en aller.

— Mais où loge-t-il ? demandai-je. Je vis que le cameriere me regardait avec curiosité, avec incertitude, et que, soit par respect, soit par commisération, il ne pouvait se décider à me répondre. J’eus la discrétion de ne pas insister, et je me fis conduire à la chambre que Leoni avait louée. — Si vous savez où on peut le trouver à cette heure-ci, dis-je au cameriere, allez le chercher, et dites lui que sa sœur est arrivée.

Au bout d’une heure, Leoni arriva, les bras étendus pour m’embrasser. — Attends, lui dis-je en reculant ; si tu m’as trompée jusqu’ici, n’ajoute pas un crime de plus à tous ceux que tu as commis envers moi. Tiens, regarde ce billet ; est-il de toi ? Si on a contrefait ton écriture, dis-le-moi vite, car je l’espère et j’étouffe.

Leoni jeta les yeux sur le billet et devint pâle comme la mort.

— Mon Dieu ! m’écriai-je, j’espérais qu’on m’avait trompée ! Je venais vers toi avec la presque certitude de te trouver étranger à cette infamie. Je me disais : il m’a fait bien du mal, il m’a déjà trompée ; mais, malgré tout, il m’aime. S’il est vrai que je le gêne et que je lui sois nuisible, il me l’aurait dit il y a à peine un mois, lorsque je me sentais le courage de le quitter, tandis qu’il s’est jeté à mes genoux pour me supplier de rester. S’il est un intrigant et un ambitieux, il ne devait pas me retenir ; car je n’ai aucune fortune, et mon amour ne lui est avantageux en rien. Pourquoi se plaindrait-il maintenant de mon importunité ? Il n’a qu’un mot à dire pour me chasser. Il sait que je suis fière ; il ne doit craindre ni mes prières ni mes reproches. Pourquoi voudrait-il m’avilir ?

Je ne pus continuer ; un flot de larmes saccadait ma voix et arrêtait mes paroles.

— Pourquoi j’aurais voulu t’avilir ? s’écria Leoni hors de lui ; pour éviter un remords de plus à ma conscience déchirée. Tu ne comprends pas cela, Juliette. On voit bien que tu n’as jamais été criminelle !…

Il s’arrêta ; je tombai sur un fauteuil, et nous restâmes atterrés tous deux.

— Pauvre ange ! s’écria-t-il enfin, méritais-tu d’être la compagne et la victime d’un scélérat tel que moi ? Qu’avais-tu fait à Dieu avant de naître, malheureuse enfant, pour qu’il te jetât dans les bras d’un réprouvé qui te fait mourir de honte et de désespoir ? Pauvre Juliette ! pauvre Juliette !



Je ne vous aime ni ne vous estime plus. (Page 26.)

Et à son tour il versa un torrent de larmes.

— Allons, lui dis-je, je suis venue pour entendre ta justification ou ma condamnation. Tu es coupable, je te pardonne, et je pars.

— Ne parle jamais de cela ! s’écria-t-il avec véhémence. Raie à jamais ce mot-là de nos entretiens. Quand tu voudras me quitter, échappe-toi habilement sans que je puisse t’en empêcher ; mais tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines, je n’y consentirai pas. Tu es ma femme, tu m’appartiens, et je t’aime. Je puis te faire mourir de douleur, mais je ne peux pas te laisser partir.

— J’accepterai la douleur et la mort, lui dis-je, si tu me dis que tu m’aimes encore.

— Oui, je t’aime, je t’aime, cria-t-il avec ses transports ordinaires ; je n’aime que toi, et je ne pourrai jamais en aimer une autre !

— Malheureux ! tu mens, lui dis-je. Tu as suivi la princesse Zagarolo.

— Oui, mais je la déteste.

— Comment ! m’écriai-je frappée d’étonnement. Et pourquoi donc l’as-tu suivie ? Quels honteux secrets cachent donc toutes ces énigmes ? Chalm a voulu me faire entendre qu’une vile ambition t’enchaînait auprès de cette femme ; qu’elle était vieille…, qu’elle te payait… Ah ! quels mots vous me faites prononcer !

— Ne crois pas à ces calomnies, répondit Leoni ; la princesse est jeune, belle ; j’en suis amoureux…

— À la bonne heure, lui dis-je avec un profond soupir, j’aime mieux vous voir infidèle que déshonoré. Aimez-la, aimez-la beaucoup ; car elle est riche, et vous êtes pauvre ! Si vous l’aimez beaucoup, la richesse et la pauvreté ne seront plus que des mots entre vous. Je vous aimais ainsi ; et quoique je n’eusse rien pour vivre que vos dons, je n’en rougissais pas ; à présent je m’avilirais et je vous serais insupportable. Laissez-moi donc partir. Votre obstination à me garder pour me faire mourir dans les tortures est une folie et une cruauté.

— C’est vrai, dit Leoni d’un air sombre ; pars donc ! je suis un bourreau de vouloir t’en empêcher.

Il sortit d’un air désespéré. Je me jetai à genoux, je demandai au ciel de la force, j’invoquai le souvenir de ma mère, et je me relevai pour faire de nouveau les courts apprêts de mon départ.



Je tuerai au moins cet homme-là répondit Leoni. (Page 30.)

Quand mes malles furent refermées, je demandai des chevaux de poste pour le soir même, et en attendant je me jetai sur un lit. J’étais si accablée de fatigue et tellement brisée par le désespoir, que j’éprouvai, en m’endormant, quelque chose qui ressemblait à la paix du tombeau.

Au bout d’une heure je fus réveillée par les embrassements passionnés de Leoni.

— C’est en vain que tu veux partir, me dit-il ; cela est au-dessus de mes forces. J’ai renvoyé tes chevaux, j’ai fait décharger tes malles. Je viens de me promener seul dans la campagne, et j’ai fait mon possible pour me forcer à te perdre. J’ai résolu de ne pas te dire adieu. J’ai été chez la princesse, j’ai tâché de me figurer que je l’aimais ; je la hais et je t’aime. Il faut que tu restes.

Ces émotions continuelles m’affaiblissaient l’âme autant que le corps ; je commençais à ne plus avoir la faculté de raisonner ; le mal et le bien, l’estime et le mépris devenaient pour moi des sons vagues, des mots que je ne voulais plus comprendre, et qui m’effrayaient comme des chiffres innombrables qu’on m’aurait dit de supputer. Leoni avait désormais sur moi plus qu’une force morale ; il avait une puissance magnétique à laquelle je ne pouvais plus me soustraire. Son regard, sa voix, ses larmes agissaient sur mes nerfs autant que sur mon cœur ; je n’étais plus qu’une machine qu’il poussait à son gré dans tous les sens.

Je lui pardonnai, je m’abandonnai à ses caresses, je lui promis tout ce qu’il voulut. Il me dit que la princesse Zagarolo, étant veuve, avait songé à l’épouser ; que le court et frivole engouement qu’il avait eu pour elle lui avait fait croire à son amour ; qu’elle s’était follement compromise pour lui, et qu’il était obligé de la ménager et de s’en détacher peu à peu, ou d’avoir affaire à toute la famille. — S’il ne s’agissait que de me battre avec tous ses frères, tous ses cousins et tous ses oncles, dit-il, je m’en soucierais fort peu ; mais ils agiront en grands seigneurs, me dénonceront comme carbonaro, et me feront jeter dans une prison, où j’attendrai peut-être dix ans qu’on veuille bien examiner ma cause.

J’écoutai tous ces contes absurdes avec la crédulité d’un enfant. Leoni ne s’était jamais occupé de politique ; mais j’aimais encore à me persuader que tout ce qu’il y avait de problématique dans son existence se rattachait à quelque grande entreprise de ce genre. Je consentis à passer toujours dans l’hôtel pour sa sœur, à me montrer peu dehors et jamais avec lui, enfin à le laisser absolument libre de me quitter à toute heure sur la requête de la princesse.