Les « Mille et une Nuits »

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Les « Mille et une Nuits »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 145-174).
LES
MILLE ET UNE NUITS

Les contes, qui ne paraissaient autrefois destinés qu’à occuper les veillées de l’adulte et à charmer l’imagination de l’enfant, sont devenus aujourd’hui un des sujets d’étude préférés des érudits. Et ce sujet, en apparence frivole, est en réalité fort délicat ; car le conte est changeant et mobile ; il varie selon les temps et les contrées, selon la mémoire et le goût de ceux qui le récitent ; il se développe, se ramifie, se transforme ; il reçoit des apports variés ; et, au moment où il nous parvient, il se présente à nous comme une résultante, comme une œuvre composite dont il est difficile de reconstituer l’histoire. Plusieurs contes furent de « grands voyageurs » ; des traces de leur passage se retrouvent disséminées à de grandes distances dans le temps et l’espace ; ils unissent d’un lien un peu frêle, il est vrai, mais charmant, des civilisations parfois très dissemblables ; et, si c’est une des joies que nous donne la science de l’histoire, quand nous l’appliquons aux philosophies et aux religions, que de nous faire sentir combien celles-ci se tiennent d’une contrée, d’une époque, d’une nation à une autre, et combien l’humanité est en définitive plus une qu’il ne paraît d’abord, cette joie nous est procurée avec plus d’intensité encore par la science des contes ou folklore. Sait-on, par exemple, que la légende de la forêt marchante de Macbeth a existé, sous une forme à peu près identique, dans l’Arabie heureuse du moyen âge ; et n’a-t-on pas lu une légende des Iroquois où un barde, pareil à l’Orphée grec, va redemander aux Enfers son épouse perdue[1] ?

Entre les contes qui ont amusé l’humanité, les Mille et une Nuits des Arabes occupent une des premières places ; cependant, pour être juste, et pour ne pas fausser dès l’abord l’impression du lecteur, il convient de remarquer qu’aux yeux des Arabes eux-mêmes, ce genre de productions littéraires n’est que de second ordre, et que les contes des Mille et Nuits ne constituent pas pour eux le principal chef-d’œuvre de leur littérature. Outre, en effet, que ces récits sont d’une époque assez basse, comme nous allons le dire, et rédigés dans une langue voisine de l’arabe vulgaire, ils n’ont pas la perfection de style, la noblesse et la solidité d’autres œuvres, en général plus anciennes, telles, pour ne pas parler du Coran, que les poésies arabes antéislamiques, celles de la belle époque des Omeyades ; divers morceaux de philosophie et d’histoire ; et certaines pages appartenant au genre dit des « séances » ou des « raretés, » que les lettrés arabes estiment fort. Il n’en est pas moins vrai que l’art du conteur a rarement été poussé aussi loin que dans les Mille et une Nuits, que rarement les trésors de l’imagination ont été dépensés dans un ouvrage avec autant de magnificence et de prodigalité, et qu’en somme, ces récits méritent bien d’être classés parmi les productions intéressantes de la littérature humaine.


I

C’est à l’orientaliste français Antoine Galland que revient l’honneur d’avoir fait connaître à la fois au grand public et au public savant les contes des Mille et une Nuits. Galland, dont le successeur à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, M. de Boze, nous a laissé un éloge assez gracieux[2], fut un homme probe et laborieux, un de ces savans qui honorent leur pays par leur caractère autant que par leur œuvre. Né en 1646, à Rollo, petit bourg de Picardie, de parens « pauvres, mais honnêtes, » Antoine Galland fut d’abord protégé par le principal du collège et un chanoine de la cathédrale de Noyon ; ces protecteurs étant venus à manquer, ses parens le mirent en apprentissage ; mais, « soit qu’il ne fût pas né pour un art vil et abject, ou que plus vraisemblablement ce fût le goût des lettres qui lui élevât le courage, » il s’enfuit de l’atelier et vint à Paris, sans autre ressource que l’adresse d’une vieille parente et celle d’un ami du chanoine de Noyon. Après avoir étudié au collège du Plessis et au collège Mazarin, il fut distingué par M. de Nointel, qui allait en ambassade à Constantinople. Galland fit avec cet ambassadeur un voyage dans le Levant, dont il nous a donné le Journal ; il s’y occupa, en dehors de ses recherches scientifiques, d’une question qui fut remise en honneur de nos jours, sous le dernier Pontificat : celle de la foi des Eglises chrétiennes orientales. Ensuite, Galland voyagea pour la Compagnie des Indes et pour Colbert, dont il enrichit le cabinet et la bibliothèque. Revenu à Paris, il y mena une vie laborieuse, occupé à la publication des Mille et une Nuits et à beaucoup d’autres travaux portant aussi bien sur les littératures classiques que sur les littératures orientales, entre autres une traduction du Coran, une histoire générale des empereurs turcs, l’achèvement de la « Bibliothèque orientale » de d’Herbelot. Il mourut le 17 février 1715.

Les Mille et une Nuits parurent de 1704 à 1708. Elles obtinrent un grand succès populaire ; mais elles furent en général peu appréciées des lettrés au moment de leur apparition, et même, — pendant tout le courant du XVIIIe siècle, — si ce n’est par Montesquieu, Fréron, La Harpe et un petit nombre d’autres, il est probable qu’elles furent trouvées longues, et que le merveilleux et les mœurs en parurent trop éloignés des goûts de cette époque. En 1829 encore, l’orientaliste Silvestre de Sacy, qui a consacré à cet ouvrage de savans mémoires, témoigne qu’il les apprécie peu. Voltaire mentionne Galland et les Nuits à la fin du Siècle de Louis XIV en trois lignes un peu sèches : « Antoine Galland... traduisit une partie des contes arabes qu’on connaît sous le titre des Mille et une Nuits ; il y mit beaucoup du sien : c’est un des livres les plus connus en Europe ; il est amusant pour toutes les nations. »

L’affirmation de Voltaire que Galland mit « beaucoup du sien » dans les Nuits est excessive. Sans doute, l’œuvre de Galland est plutôt une adaptation qu’une traduction ; l’habitude de la traduction littérale pour des œuvres éloignées du goût classique est assez récente. Dans la première moitié du XIXe siècle, Silvestre de Sacy, qui pourtant était à la fois un des meilleurs orientalistes que nous ayons eus en France et un excellent écrivain, faisait des traductions de vers arabes qui sont de véritables paraphrases. Néanmoins, l’adaptation de Galland demeure toujours assez voisine des textes. Nous ne connaissons pas, il est vrai, tous les manuscrits dont se servit Galland ; mais la Bibliothèque Nationale en conserve deux qui furent en la possession du traducteur et qui renferment une grande partie des Nuits. Il est aisé de se rendre compte, d’après ces témoignages, de la bonne foi de l’orientaliste et du degré d’exactitude de son interprétation. On s’était demandé si les contes dont on ne possédait pas le texte et au nombre desquels il s’en trouvait deux des plus populaires, Ali-Baba et les quarante voleurs, — Aladin et la lampe merveilleuse, n’étaient pas de son invention ; mais M. Zotenberg a découvert le texte d’Aladin, avec celui de Zeïn.el-Asnam ; quant au texte d’Ali-Baba, M. Chauvin notait encore, en 1901, dans sa Bibliographie des ouvrages arabes[3], qu’il n’avait pas été retrouvé ; cependant M. Mardrus a donné ce conte dans le tome XIII de sa traduction des Nuits, paru depuis cette date, ce qui revient à dire qu’il en a un texte entre les mains.

L’œuvre de Galland fut continuée en France par plusieurs sa vans qui, surtout au commencement du XIXe siècle, révisèrent et complétèrent la traduction des Nuits. Caussin de Perceval et Loiseleur Deslongchamps donnèrent, en 1806 et 1838, des éditions augmentées de nouveaux contes, accompagnées de notes ; Dom Chavis et Cazotte avaient publié aussi un supplément aux Nuits en 1788, dans le Cabinet des Fées. L’Angleterre eut l’édition illustrée de Forster en 1802 ; celle de Lane, illustrée par William Harvey, 1839-41 ; la grande édition de Payne, faite pour la Société Villon, qui contient trois fois autant de matière que celle de Galland, 1882 ; et celle du célèbre voyageur R. Burton, 1885-88, également faite par souscriptions, accompagnée de nombreuses notes pour lesquelles l’éditeur a été aidé par divers savans, dont plusieurs français. L’Allemagne a eu l’édition de Habicht, en quinze volumes, 1825, faite d’après Galland et ses continuateurs français, et augmentée de contes fournis par un manuscrit de l’unis ; et l’édition de Weil, illustrée par Gross, 1837-1841. Von Hammer et Zinserling avaient donné, en 1823-24, quelques contes supplémentaires traduits librement en langue allemande.

Si considérable que soit le recueil des Mille et une Nuits, il est loin d’épuiser la littérature d’imagination chez les Arabes, à plus forte raison celle qui appartient ensemble au groupe des trois grandes nations musulmanes : Arabes, Turcs et Persans. Beaucoup de contes demeurent dispersés en dehors de ce recueil ; d’autres sont eux-mêmes réunis dans des collections étendues dont les plus célèbres sont celles que l’on appelle le Syntipas et les Mille et un Jours. Pétis de La Croix a fait connaître, en 1710, les Mille et un Jours, recueil principalement persan, peu lu, mais que différens juges ont préféré aux Mille et une Nuits ; la traduction de Pétis de La Croix a été revue pour le style par le romancier Lesage. Le Syntipas est un vaste cycle, d’origine persane, qui a été étudié par les érudits, et dont une branche détachée, le Bakhtiar-Nameh, a été mise à la portée du grand public français par M. René Basset dans un petit et agréable volume intitulé Histoire des dix Vizirs[4]. Il convient de citer encore les Contes du Cheikh el-Mohdy, et certains Contes orientaux publiés en 1743 par M. de Caylus, qui sont traduits ou imités du turc. Burton avait laissé à sa mort un grand recueil de contes arabes, dans le genre des Mille et une Nuits, que sa femme a brûlés.

La nouvelle traduction des Nuits, que le docteur Mardrus a publiée en seize volumes, de 1903 à 1904, principalement d’après l’édition égyptienne de Boulak et d’après des manuscrits qui sont entre ses mains, mérite d’être appréciée pour la richesse et l’éclat du style, qualité d’autant plus remarquable que l’auteur de cette grande œuvre est d’origine arménienne. Cette traduction a été fort critiquée par les érudits ; le public ne doit pas s’émouvoir outre mesure de ces critiques. La critique érudite a parfois de nos jours une âpreté que n’excusent pas assez les services qu’elle rend à la science. Une grande partie des reproches adressés au docteur Mardrus porte sur l’interprétation des vers qui sont intercalés dans les récits des Nuits. Ces vers, souvent jolis, ne sont cependant pas, la plupart du temps, essentiels aux contes ; Galland les avait généralement négligés ; de plus, les leçons en sont variables avec les éditions et les manuscrits ; leur étude précise ne peut donc être que le fait d’une érudition minutieuse, et elle doit laisser le grand public à peu près indifférent. La plus grave objection que fasse naître la traduction de M. Mardrus est qu’elle paraît fondée sur une recension fort peu ancienne, probablement même contemporaine. C’est ce dont on peut juger à divers indices, tels que le passage de la page 94 du tome V, où il est question de brasseries à femmes. Dans cette recension, les expressions brutales et crues ont été multipliées et les tableaux licencieux développés, au point de fatiguer le lecteur, sans augmenter en rien la valeur pittoresque ou artistique du livre. L’application du principe de littéralité dans la traduction, admis par l’auteur, semble avoir été poussée parfois un peu loin. On est étonné d’expressions comme celles-ci : « mille nuits et une nuit, » « un cheveu d’entre ses cheveux ; » sans doute ces expressions existent en arabe ; mais elles y sont courantes, et elles produisent juste le même effet aux oreilles des Arabes qu’aux nôtres, les équivalens : « Mille et une Nuits, » « un de ses cheveux. » Ici la traduction trop littérale modifie l’effet produit sur l’auditeur. — Enfin, le style présente en quelques endroits des images d’un goût évidemment moderne, et il faut, ou que le texte arabe ait subi dans ces passages une influence européenne, ou que le. traducteur s’y soit relâché de ses habitudes de littéralité. Telles sont, dans l’histoire des « Rencontres d’Al-Rachid, » ces expressions appliquées à « l’adolescente du Nord : » « ses cheveux jaunes comme l’or en fusion ; »... et le regard de ses yeux devint « de noyé dans la douceur qu’il était pendant le jour, étincelant comme d’un feu intérieur »... et je pensais à la toute-puissance du maître des créatures « qui couronnait le front des filles claires du Nord de cette couronne de flammes glacées »... ou « mon épouse claire, l’adolescente fille de ceux du Nord, qui avait su charmer mon cœur par sa grâce étrange et le mystère où elle se mouvait. » — L’ancienne littérature arabe, nette et brillante, ne nous a pas habitués à tant de nuances, d’ondoiemens, de lustres et de phosphorescences. Nous savons bien maintenant qu’il existe chez les Turcs une école littéraire fondée sous l’influence des écoles occidentales les plus modernes, où l’on recherche cette sorte de finesses. Ces mêmes influences ont-elles agi sur les lettrés de langue arabe ? C’est possible et vraisemblable ; mais cela est, en tout cas, moins connu.


II

Comment concevoir la composition générale du recueil ? Quelle idée doit-on se faire de la façon dont il a été formé, de l’origine des contes qui y sont réunis ?

D’abord, ces contes sont reliés entre eux au moyen d’une donnée que le public connaît bien, et qui est intéressante au point de vue qui nous occupe, parce que nous savons qu’elle est ancienne et d’origine persane. Le sultan de Perse Shehriar, pour se garantir de l’infidélité des femmes, en épouse une chaque soir et la tue le lendemain. Scheherazade, qu’on lui a amenée au soir, commence à lui réciter un conte qu’elle suspend quand paraît le matin ; le roi, pour en connaître la suite, lui fait grâce jusqu’au matin suivant. Le même procédé est appliqué pendant mille nuits au bout desquelles la sultane a conquis l’amour du roi, et se trouve définitivement sauvée. Or nous savons que ce cadre est persan ; Maçoudi, célèbre historien arabe du Xe siècle, parlant des livres persans que connaissent les Arabes, dit de l’un d’eux : « Ce livre est connu dans le public sous le nom de Mille et une Nuits ; c’est l’histoire d’un roi, de son vizir, de sa fille et de son esclave, Chirazad et Dinazad. » Un autre historien arabe postérieur est beaucoup plus explicite, et quoiqu’il se fasse de l’origine des contes une idée un peu légendaire, le passage qu’il consacre à cette question mérite pourtant d’être cité : « Le premier peuple, dit-il, qui composa les contes, qui les arrangea en livres, qui les déposa dans les bibliothèques et qui en mit une partie dans la bouche des animaux, ce sont les anciens Perses. Cette littérature se développa sous les rois Achgans qui sont la troisième dynastie des rois de Perse ; elle s’accrut et s’enrichit au temps des Sassanides. Les Arabes la traduisirent dans leur langue ; leurs écrivains les plus habiles s’employèrent à ce travail ; ils polirent ces récits, les embellirent et en composèrent d’analogues. Le prétexte en fut qu’un des rois de Perse, lorsqu’il avait épousé une femme et passé une nuit avec elle, la tuait le lendemain. Ce prince épousa ainsi une jeune fille de race royale qui avait de l’instruction et de l’esprit, appelée Shehrazad. Quand elle fut auprès de lui, elle se mit à lui réciter un conte, et elle amena le récit à la fin de la nuit à une situation, telle que le roi la laissa vivre et lui demanda pour la nuit suivante l’achèvement du conte, et ainsi jusqu’à la millième nuit… où elle eut de lui un enfant qui lui servit de nouveau moyen pour agir sur l’esprit du roi ; et celui-ci l’estima, conçut de l’inclination pour elle et la laissa subsister. Or ce roi avait une gouvernante appelée Dînarzade qui secondait la reine. On dit aussi que ce livre fut composé par Homâni, fille de Bahmân. » L’auteur ajoute encore, en faisant allusion à la légende d’Alexandre qui a beaucoup occupé l’esprit des Arabes : « Mohammed fils d’Ishak dit : le premier qui passa les nuits en veillées est Alexandre, il avait des gens charges de le distraire et de lui conter des histoires ; et ce n’est pas pour son plaisir qu’il avait adopté cette coutume, mais afin de se garder. Les rois ses successeurs adoptèrent dans le même dessein le livre des Hézar afsâné, qui contenait mille nuits et près de deux cents veillées, car on a souvent fait entrer les veillées dans le nombre des nuits. J’ai vu ce livre au complet, plusieurs fois, et c’est vraiment un livre mauvais, de lecture insipide. » Cette dernière appréciation suffit à prouver que le recueil dont parle l’auteur arabe n’est pas identique à celui que nous connaissons, sinon par son cadre ; mais voici un autre passage du même historien qui convient mieux à notre livre : « Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Abdous el-Djahchiari, a commencé à composer un livre, pour lequel il devait choisir mille veillées parmi les veillées des Arabes, des Persans, des Roumis et autres, et où chaque partie était indépendante. Il fit venir les personnes qui récitaient des contes, et il leur prit ce qu’elles savaient de plus beau ; il emprunta aussi aux recueils de veillées et de contes ce qu’ils contenaient de plus brillant et de meilleur ; et il fit de cela quatre cents nuits ; la mort le frappa avant qu’il eût pu remplir, comme il se l’était proposé, le cadre des mille nuits. »

On peut déduire de ces textes qu’à l’époque où fut écrit le Fihrist, ouvrage dont nous venons de les extraire, soit à la fin du Xe siècle, le recueil des Mille et une Nuits était seulement ébauché. Le cadre existait depuis assez longtemps déjà ; les contes qui devaient y être placés n’avaient pas encore reçu tout leur développement ; mais déjà ils formaient un ensemble composite, dans lequel se trouvaient réunis, comme dans le recueil actuel, des morceaux d’origine fort diverse. Tout l’art de l’érudit s’emploie aujourd’hui à discerner ces sources ; et l’on peut dire que la science des folkloristes, qui est d’autant plus attachante qu’elle est parfois plus décevante, a obtenu dans cette recherche des résultats assez précis. On distingue clairement dans les Mille et une Nuits des légendes issues de la Bible, d’autres qui proviennent du Talmud ou qui sont d’origine juive moderne ; quelques contes se rattachant aux traditions grecques, d’autres encore, à celles de l’Egypte ancienne ou moderne ; tout un cycle plus spécialement arabe, dont le célèbre khalife Haroun al-Rachid est le héros ; enfin de véritables romans de chevalerie, et un roman d’aventures maritimes, Sindbad le marin. Voici des exemples de contes issus de ces diverses sources.

A la Bible et à l’hagiographie chrétiennes sont empruntés des récits qui rappellent l’épisode de Suzanne et du prophète Daniel, les actes du martyr saint Eustache, des traits de la vie des Pères du Désert, telle que cette pratique mortifiante imposée à un homme orgueilleux de planter un bâton sec dans le sable et d’aller l’arroser tous les jours. Un conte que ne goûtent pas les lecteurs occidentaux, mais qui jouit d’une grande popularité en Orient, où il a été édité séparément et à diverses reprises, celui de Tawaddoud ou la docte esclave, rappelle la légende de sainte Catherine d’Alexandrie ; Tawaddoud répond sur toutes choses, en présence du khalife, aux docteurs qui l’interrogent, sur les sciences, la théologie, la littérature, le jeu d’échecs, la musique, ainsi que fit sainte Catherine ; cette dernière peut avoir d’ailleurs son prototype dans Hypathie d’Alexandrie. Un épisode de la légende de saint Brandan se retrouve dans le premier voyage de Sindbad le marin, descendu avec ses compagnons, pour boire, manger et se reposer, sur le dos d’une baleine qu’ils prenaient pour une île. Les compagnons de saint Brandan avaient commis la même erreur, mais ils avaient commencé par dresser, sur le dos de la baleine, un autel.

Du Talmud sont tirées les légendes relatives aux prophètes, telles que celle de Salomon : cette sorte de légendes fut très développée chez les Musulmans. Salomon est le plus grand de ces prophètes mythiques ; par une espèce de phénomène de réflexion qui se produit souvent dans l’imagination des Orientaux, il est même multiplié : il y aurait eu une série de Salomons préadamites au nombre de quarante ou de soixante-douze, selon les auteurs, qui se seraient transmis un bouclier, une épée, une cuirasse magiques. Ces Salomons auraient régné sur les dives et guerroyé contre les démons, avant la naissance de l’homme. Salomon possédait aussi une coupe magique en verre et en turquoise fabriquée par un génie, dans laquelle on découvrait ce qui se passait dans le monde, et un anneau muni d’un sceau sur lequel étaient gravés deux triangles croisés en forme d’étoile, encadrant le plus grand nom de Dieu ; c’est de ce sceau qu’était scellé le vase qui renfermait le Génie dans le conte du Pêcheur, Le conte d’Abou Nioute et d’Abou Nioutine est aussi en germe dans le Talmud ; et celui de Balouqiyâ a une origine juive moderne.

On reconnaît aisément l’origine grecque de divers épisodes. Le cheval volant des Mille et une Nuits a été comparé à Pégase. La notion d’un cheval volant du nom de Pacolet est arrivée jusqu’à Rabelais, qui mentionne cet animal dans Pantagruel (L. II, ch. 24) : « Et ne crains n’y traict n’y flesche, n’y cheval tant soit légier, et feust-ce Pégase de Perseus ou Pacolet[5]. « Mme de Sévigné, en 1690, se louant d’un courrier, se demande si l’on peut « souhaiter un plus joli pacolet. » Le capuchon des contes arabes, qui a la propriété de rendre invisible celui qui le revêt, est rapproché de l’anneau de Gygès ; et avec plus de sécurité encore, on reconnaît, dans le monstre noir qui se nourrit des voyageurs échoués sur son rivage, le Cyclope Polyphème ; ce monstre paraît dans le troisième voyage de Sindbad et dans le conte de Saïf-el-Molouk ; dans ce dernier récit, il est appelé Goul-éli-fénioun, arrangement évident du nom de Polyphème. Dans le quatrième voyage de Sindbad, les compagnons du navigateur deviennent fous pour avoir mangé d’une certaine herbe ; on interprète cet incident comme une réminiscence des enchantemens de Circé. Toutes ces légendes anciennes sont arrivées dans la littérature arabe par des voies détournées et sans doute en partie orales ; il ne paraît pas qu’Homère ait été traduit en arabe, et Hérodote ne l’a certainement pas été ; mais la Syrie, la Perse et surtout l’Egypte offraient maintes voies par où les traditions grecques pouvaient venir jusqu’aux Arabes. Ceux-ci d’ailleurs ont connu des échos de la littérature alexandrine ; ils ont adapté des contes alexandrins, par exemple celui que j’ai analysé en traitant d’Avicenne.

Sont d’origine égyptienne, ancienne ou moderne, un certain nombre de contes, souvent très fantastiques. L’amusante histoire d’Ahmed ed-Danaf et de Dalilah la rusée, est égyptienne ; un des meilleurs traits de cette histoire, Dalilah persuadant à un Bédouin de la détacher d’un gibet où on l’avait exposée comme voleuse et d’y prendre sa place, se retrouve dans beaucoup de contes tant africains qu’occidentaux, notamment dans des contes nubiens. Les grandes ruines de l’Egypte ancienne ont fait impression sur l’imagination populaire et donné naissance chez les habitans de l’Egypte, Arabes ou Coptes, à des légendes variées : de là sont nées la fable de l’empire d’Ad et de Scheddad, celle de la ville fantastique d’Irem aux mille colonnes, et ces visions sombres d’anciens rois ensevelis et conservés au fond de palais gigantesques, de jeunes filles semblant endormies, mais mortes, dans des salles mystérieuses où, entre les mains de statues de cuivre, brûlent des parfums, ainsi qu’on en rencontre, par exemple, dans le conte de Djaudar.

Le célèbre khalife arabe Haroun al-Rachid est dans les Mille et une Nuits le centre d’un vaste cycle de récits, à demi légendaires, à demi historiques. Il ne s’agit pas ici d’un cycle comme celui de Charlemagne dans nos chansons de geste ; nous sommes moins loin de l’histoire, et nous avons affaire non à des romans développés, mais à une compilation de récits qui vont du conte à l’anecdote. Le Réchid de ce cycle n’est pas fort différent de celui de l’histoire ; ce dernier est bien le souverain brillant, spirituel, généreux, ordinairement loyal, que nous montrent les contes : « Il était, dit un historien, admirablement fait, grand, élégant, blanc de teint et d’un juste embonpoint ; il avait un naturel charmant, de la générosité, du courage ; » sa munificence à l’égard des artistes, poètes et chanteurs, est proverbiale ; elle s’étendait jusqu’aux personnes habiles dans les divers jeux : il établit les jeux de mail, de tir à l’arc, de paume et de raquette, et il donna des récompenses à ceux qui s’y distinguaient ; il eut du goût pour les échecs et le jeu de nerd et il accorda des pensions aux joueurs qui y excellaient. Son règne fut si brillant qu’on l’appela « les jours de noces. » Les contes ajoutent à ces traits le goût des promenades nocturnes, promenades que le khalife est censé accomplir non seulement pour son plaisir, mais pour faire acte de police ; sans doute, ces promenades sont surtout un procédé du narrateur ; mais il est employé avec assez d’art pour ne pas déplaire.

Beaucoup de passages des Mille et une Nuits appartenant au cycle de Haroun-al-Rachid, serrent l’histoire d’assez près. Il s’en trouve notamment dans le dernier volume de la traduction Mardrus, qui sont moins des contes que des anecdotes embellies ou grossies[6]. Ainsi le récit de la mort de Hadi, donné dans ce volume, est juste au fond. Il est exact que Hadi cherchait à dépouiller son frère Réchid du titre d’héritier présomptif, et que Khaïzouran leur mère préférait Réchid depuis une querelle survenue entre elle et Hadi ; néanmoins le récit est forcé ; Hadi n’alla pas jusqu’à ordonner le meurtre de Réchid, ni Khaïzouran jusqu’à emprisonner Hadi. Un trait merveilleux est ici dans l’histoire, qui n’est pas reproduit dans le conte : un horoscope avait annoncé que la vie de Hadi serait de courte durée, et Réchid, dans sa politique, tint compte de cette prédiction. Quelques jolies histoires de jeunes filles, de jeunes chanteuses, sont réunies dans le même volume ou dispersées dans le reste du recueil, telles que celle de Sallamah la bleue, dont un joaillier achète le baiser pour deux perles, ou celle de la jeune Arabe du désert à qui le khalife en excursion demande à boire et qui fait des réponses si spirituelles que le souverain la choisit pour épouse : la plupart de ces histoires se retrouvent dans les grands recueils anecdotiques arabes, tels que le Mostatraf et le Livre des Chansons.

D’autres khalifes paraissent dans les Mille et une Nuits à côté de Réchid, mais avec moins d’éclat, et leur caractère historique est également assez respecté. Le célèbre Mamoun, le protecteur des savans et des philosophes, le Marc-Aurèle de l’histoire arabe, y figure par plusieurs traits, parmi lesquels l’acte de clémence qu’il accomplit en faveur de son oncle Ibrahim, fils de Mehdi, après que celui-ci lui eut sans succès disputé le khalifat ; ce beau trait est historique. Un autre grand khalife, l’un des premiers de l’Islam, l’austère et glorieux Omar, est représenté par une légende où nous reconnaissons son caractère réel : il nous est montré dormant en plein midi sur les marches de la mosquée, la tête appuyée sur la pierre et couvert d’habits rapiécés, tandis qu’un ambassadeur richement vêtu le demande.

Quelques contes enfin, non les moins développés du recueil, constituent de véritables romans de chevalerie. Il nous est difficile d’en parler ici ; citons seulement Agib et Garib, longue histoire d’une lutte entre des frères ennemis, très fantastique dans la rédaction arabe, mais dont une forme primitive plus simple existe chez les Berbères ; et le roman bien arabe d’Omar en-Noman, le morceau le plus étendu de tout le livre. Il faudrait étudier ces grands récits dans leur rapport avec une œuvre du même ordre qui n’est jamais entrée dans les Mille et une Nuits, le célèbre roman d’Antar.

En réunissant tous ces matériaux, on arrive, pour la composition de l’ensemble du recueil, à une date assez tardive. Des contes sont ajoutés jusqu’au XVIe siècle et même après. Les contes de Kamar ez-Zamàn avec la femme du joaillier, de Marouf et de Fâtimah, sont du XVIe siècle ; celui d’Abou Kîr le teinturier et d’Abou Sîr le barbier est d’une époque encore plus moderne. La langue du livre, qui offre certaines variétés dialectales, est toute proche de l’arabe vulgaire moderne ; le conte d’Aladin est en dialecte de Syrie.

Silvestre de Sacy avait autrefois tenté de fixer une limite inférieure de date à la composition du recueil, en remarquant qu’on n’y voit figurer ni le tabac, ni le café ; cette remarque nous reporterait au milieu du IXe siècle de l’hégire, XVe siècle de l’ère chrétienne. C’est cette limite que les textes sur lesquels le docteur Mardrus a fondé sa traduction paraissent avoir de beaucoup dépassée.


III

Quant au contenu même des récits dont nous venons d’indiquer les origines, il est inutile de l’analyser ici. Ces contes sont assez connus, et le charme en est facile à saisir. Mais il peut être instructif de faire porter notre analyse sur certains de leurs élémens constitutifs, le décor, le merveilleux, la morale et la psychologie des personnages qui y figurent, en rapportant ces différens élémens à ce qui leur est analogue dans l’histoire.

La richesse du décor dans les Mille et une Nuits est proverbiale ; elle semble tout d’abord ne relever que du rêve. On sait pourtant qu’il n’en est rien : ce décor tient d’assez près à la réalité, et ce serait pour un psychologue un exercice curieux que de montrer, à propos des Mille et une Nuits, combien l’imagination humaine est plus faible qu’on ne pense, et combien les chefs-d’œuvre de cette imagination dépendent encore étroitement des données réelles. Lorsque Weil commença son édition des Nuits, il venait de visiter une exposition de dessins mauresques rapportés d’Espagne par le peintre Gayl ; il lui sembla voir se dégager de ces dessins la même impression que des descriptions des contes. Cependant, les Mille et une Nuits n’ont rien à voir avec l’Espagne ; mais les splendeurs de l’architecture des Maures avaient eu leurs antécédens en Orient, et de même que les architectes de l’Occident musulman avaient surenchéri sur la magnificence des palais des khalifes de l’Orient pour arriver à concevoir le plan de leurs constructions merveilleuses, de même les conteurs de Syrie ou d’Egypte s’étaient servis des merveilles réalisées sous leurs yeux pour parvenir à la conception d’un décor de féerie. Le luxe était déjà très grand dans la brillante période abbasside ; nous le savons par les historiens, dont nous pouvons tirer, entre autres, cet exemple[7]. Quand le khalife Mamoun épousa Bouran, fille du vizir Hasan ibn Sahl, le mariage fut célébré avec des fêtes et des réjouissances qui dépassaient tout ce qu’on avait vu auparavant. « Les dépenses furent faites par le vizir dont la libéralité alla si loin qu’il fit jeter des balles de musc sur les membres de la famille du khalife, les généraux, les secrétaires d’Etat et les personnes tenant un rang éminent à la Cour. Chaque balle contenait un papier sur lequel était un bon pour une ferme, une jeune esclave ou un attelage de chevaux. On répandit ensuite des monnaies d’or et d’argent, des balles de musc, des œufs d’ambre sur le reste des invités. La nuit où Mamoun s’approcha de Bouran, au moment où il prit place à son côté, un millier de perles furent versées sur eux, d’un plateau d’or, par la grand’mère de la mariée ; on alluma près d’eux une chandelle d’ambre gris du poids de 80 livres ; mais Mamoun blâma ce dernier luxe comme un excès de prodigalité. » De telles noces ne semblent pas médiocres, même à côté de celles d’Aladin.

Mais plus touchans sont d’autres récits de mariage où le sentiment et le pittoresque dépassent le luxe, et plus intense est leur saveur. La plupart de ces récits sont, au reste, à demi historiques. On se souvient peut-être de la jolie anecdote de la corbeille. Le musicien Ishak-el-Mausouli sortant un soir de chez le khalife, voit au coin d’un mur pendre une corbeille. L’ivresse le porte à s’y placer ; il est hissé en haut du mur et conduit dans des appartemens habités par une jeune fille d’une grande beauté. Il passe la nuit auprès d’elle, à chanter et à boire ; une autre nuit, il lui amène le khalife ; et celui-ci l’ayant admirée et ayant su qu’elle était la fille du vizir, la demande en mariage. Non moins gracieux est le récit du mariage du prince et musicien Ibrahim, fils de Mehdi. Ce personnage, étant en promenade, est attiré par une odeur agréable de mets, qui se dégage d’une maison ; il approche et, levant les yeux, il aperçoit derrière le grillage d’une fenêtre, une main et un poignet qui le ravissent. Il trouve moyen d’entrer dans cette demeure ; il se rassasie des mets dont l’odeur l’avait attiré ; il chante ; on l’admire ; après avoir demandé toutes les jeunes filles de la maison, il reconnaît la main et le poignet qui l’avaient enchanté, et il fait dresser sur-le-champ le contrat de mariage.

Beaucoup de scènes des Mille et une Nuits se déroulent, comme on sait, dans des appartemens somptueux ; nous avons tous dans la mémoire quelques-unes de ces descriptions de Galland, suffisamment voisines, en somme, du texte arabe : « La dame et le porteur passèrent dans une cour très spacieuse et environnée d’une galerie à jour, qui communiquait à plusieurs appartemens de la dernière magnificence. Il y avait dans le fond de cette cour un sofa richement garni, avec un trône d’ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d’ébène enrichies de diamans et de perles d’une grosseur extraordinaire, et garni d’un satin rouge relevé d’une broderie d’or des Indes, d’un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordé de marbre blanc, et plein d’une eau très claire qui y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré. » Les jardins participent de la magnificence des demeures : « J’ouvris la première porte et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’y en a point qui soit comparable. La symétrie, la propreté, la disposition admirable des arbres, l’abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissait ma vue. Des rigoles, creusées avec art et proportion, portaient de l’eau abondamment à la racine des arbres qui en avaient besoin pour pousser leurs premières feuilles et leurs fleurs ; d’autres en portaient moins à ceux dont les fruits étaient déjà noués ; d’autres encore moins à ceux où ils grossissaient ; d’autres n’en portaient que ce qu’il en fallait précisément à ceux dont le fruit avait acquis la grosseur convenable et n’attendait plus que sa maturité. »

À ces splendeurs offertes aux regards, il faut ajouter tout l’appareil mystérieux et déjà romantique des souterrains et des trappes, des galeries éclairées par la lueur des lampes, des portes dérobées et des oubliettes. « Je remuai la terre, raconte le troisième calender, jusqu’à ce que, trouvant une pierre de deux ou trois pieds en carré, je la levai et je vis qu’elle couvrait l’entrée d’un escalier aussi de pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas dans une grande chambre où il y avait un tapis de pied et un sofa garni de coussins d’une riche étoffe où un jeune homme était assis. »

A côté du décor travaillé de main d’homme, les Mille et une Nuits nous montrent aussi la nature, tantôt dans sa grandeur, tantôt dans sa simplicité. On rencontre, dans l’histoire « racontée par le médecin juif, » une fort belle description de l’Égypte, amenée, selon le conte, par une discussion survenue entre divers personnages sur les avantages relatifs de l’Egypte et de l’Irak. Or, il est intéressant de noter que cette comparaison entre les pays arrosés par le Nil et ceux que traverse le Tigre est un thème qui se retrouve chez les historiens et sur lequel probablement s’exerçaient les causeurs. L’historien Maçoudi nous rapporte une dispute de ce genre qui eut lieu un jour devant le khalife el-Hadi et à laquelle le khalife lui-même prit part. L’adaptation de Galland est ample et de grande allure ; cet auteur traduit ici des vers, ce qui n’est pas sa coutume : « Votre Nil vous comble tous les jours de biens, c’est pour vous qu’il vient de si loin. Hélas ! en m’éloignant de vous, mes larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux : vous allez continuer à jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à m’en priver malgré moi. » Un conte des Nuits, nouvellement publié par Seybold, contient quelques traits descriptifs brillans et agréables sur la magnifique oasis qui entoure Damas : « Il laissa alors errer ses regards sur toute ta plaine de Damas, dont les jardins, remplis de plantes et de fleurs, faisaient briller aux yeux les couleurs les plus variées : le blanc éblouissant, le jaune, le bleu, le rouge sombre et le noir, le vert luisant comme du brocart, le bleu d’azur, tandis que les demeures étaient émaillées aussi de mille nuances. C’était l’heure du matin ; toutes les fois qu’un souffle d’air bruissait, les fleurs exhalaient un arôme et des parfums délicieux. »

Les descriptions de scènes et de paysages simples ne sont évidemment pas développées par le narrateur avec autant de complaisance que celles des scènes ou des monumens merveilleux ; on sent qu’il croit ces sujets humbles moins dignes de son effort ; mais il les traite toujours avec aisance et netteté, avec une grande justesse de touche, et la brièveté qu’il apporte à ce genre de descriptions, pour être un peu dédaigneuse chez lui, n’en est pas moins à nos yeux un mérite. Que l’on remarque par exemple ce petit tableau extrait de la traduction de Mardrus : « Le khalife Haroun al-Rachid était un jour sorti de son palais en compagnie de son vizir Djafar et de Mesrour, son porte-glaive, tous deux déguisés, comme il l’était lui-même, en nobles marchands de la cité. Il était déjà arrivé avec eux au pont de pierre qui unit les deux rives du Tigre, quand il vit, assis à terre sur ses jambes repliées, à l’entrée même du pont, un aveugle d’âge très ancien qui demandait l’aumône par Allah aux passans sur la route de la générosité. Le khalife s’arrêta dans sa promenade devant le vieil infirme et déposa un dinar d’or dans la paume qu’il tendait. » — Et cet autre : « Un jour, comme j’étais assis dans ma boutique, avec une corde de chanvre attachée à mon orteil et que j’achevais de confectionner, je vis s’avancer deux riches habitans de mon quartier, qui avaient coutume de venir s’asseoir sur le devant de ma boutique, pour m’entretenir de choses et d’autres en respirant l’air du soir. Ces deux notables de mon quartier étaient liés d’amitié et aimaient à discuter entre eux, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, en égrenant leur chapelet d’ambre. » Il est impossible de choisir avec plus de bonheur le détail caractéristique et pittoresque. La précision est au reste une qualité de l’esprit arabe que les orientalistes connaissent bien, mais que le grand public ignore. C’est grâce à cette qualité, permanente sous toute leur fantaisie, que les conteurs arabes ont pu se livrer, tout en restant clairs et, en général, assez consciens de la mesure, à des excursions de l’imagination dans lesquelles des écrivains d’autres races, des Persans et des Indiens, pour ne mentionner que des Asiatiques, se seraient sans aucun doute égarés.


IV

Le merveilleux des contes est divers, et multiples en sont les procédés. On voit d’abord une troupe de personnages singuliers, génies, fées, ifrits, péris et dives, ogres et goules, monstres variés, répandus à profusion à travers les récits, les uns aimables, les autres hideux. Souvent ces êtres s’intéressent à l’homme pour lui nuire ou pour le servir. Ils sont mêlés à ses aventures d’amour ; ils apprécient eux-mêmes chez l’homme la jeunesse et la beauté. N’est-il pas charmant, ce dialogue du conte de Bedr ed-Dîn entre un génie et une fée, admirant l’un un jeune homme, l’autre une jeune fille et rivalisant entre eux dans leur admiration ? Le génie qui vient d’apercevoir Bedr el-Dîn, encore tout ému de sa beauté, rencontre la fée et lui dit : « Je vous prie de descendre avec moi ; je vous ferai voir un prodige qui n’est pas moins digne de votre admiration que de la mienne. » Et la fée, après avoir vu le jeune homme, de répondre : « Je vous avoue qu’il est très bien, mais je viens de voir au Caire un objet encore plus merveilleux. » C’est la fille du vizir d’Egypte ; la fée en fait un long éloge : « Quoi que vous puissiez dire, repart le génie après l’avoir écoutée, je ne puis me persuader que la beauté de cette jeune fille surpasse celle de ce jeune homme. — Je ne veux pas disputer avec vous, réplique la fée ; mais il me semble que nous ferions une action digne de nous si nous pouvions les marier ensemble... »

Il y a de ces génies dans les grottes, dans les cavernes, dans les citernes, dans les puits. Il est rare qu’un individu qui tombe dans un puits n’y rencontre pas quelque habitant surnaturel. Un saint derviche est jeté dans une citerne par un homme envieux de sa réputation : « la citerne était justement habitée par des fées et des génies, qui se trouvèrent si à propos pour secourir le bon derviche qu’ils le reçurent et le soutinrent jusqu’au bas, de façon qu’il ne se fit aucun mal. » Un pauvre bûcheron marié à une femme acariâtre décide de se défaire d’elle en la jetant dans un puits ; cette femme tombe sur un « ifrit » qu’en quelques minutes, elle rend si malheureux que l’infortuné génie se sauve et s’enfuit jusqu’aux Indes. La plupart de ces génies ont la faculté de voler à travers les airs et d’y transporter les corps lourds, notamment les êtres humains, transports qui fournissent le prétexte de tableaux fort gracieux. Ils pénètrent aussi dans les corps, vivans ou non ; ils peuvent posséder les hommes en produisant en eux différentes maladies. Celui dont nous venons de faire mention entra dans le corps de la princesse de l’Inde, d’où il passa dans celui de la fille du sultan de la Chine, et il leur donna à toutes deux des convulsions. On reconnaît ici l’explication, très générale chez les peuples primitifs, de la maladie et plus particulièrement de la démence et de l’épilepsie, par la possession. Ces génies peuvent entrer dans les arbres, dans les pierres ; or, on sait combien est fréquent, dans les religions fétichistes, le culte des arbres et des pierres, considérés comme demeures d’esprit. L’un d’eux habite même une chaise, et l’histoire de ce dernier a été imitée par Andersen.

A plus forte raison, ces génies sont-ils capables de s’introduire dans des corps d’animaux. Dans l’état d’esprit où se trouvent les personnages qui se meuvent dans les Mille et une Nuits, ils ne doivent jamais être sûrs qu’un animal n’est pas un génie déguisé. Cela est particulièrement vrai des serpens. La confusion entre le serpent et le génie est très ancienne. Elle remonte à l’époque primitive de l’histoire religieuse où, pour des raisons diverses, le serpent pouvait représenter soit l’eau, soit la flamme, soit la végétation, c’est-à-dire trois grands objets de culte. Sans parler du serpent biblique, nous pouvons rappeler le rôle important du serpent dans l’antiquité classique, chez les Grecs, chez les Etrusques, où cet animal est placé comme symbole auprès de Déméter, d’Hygie, d’Esculape, et sur les tombes des héros.

Ces génies sont de grande race ; ils sont descendans d’Iblis, le démon arabe. Ils sont en nombre énorme ; leur taille est immense ; mais leur nature physique est singulière, vaporeuse et se rapproche de celle de la fumée. Ils apparaissent sous la forme d’une fumée qui se condense ; ils disparaissent sous celle d’une vapeur qui se résout. Cette disparition est décrite en détail dans le conte du marchand et du pêcheur : « Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée, s’étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage, et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même, par une succession lente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien au dehors. »

Malgré toute leur puissance, les génies sont commandés par des formules, par des talismans, par des encensemens et des fumigations ; la fumée des bois aromatiques, l’aloès, le sandal, les chasse, comme pour nous encore elle chasse les maladies. Les génies sont authentiquement admis dans la doctrine religieuse de l’Islam : ils sont présents dans le Coran ; Mahomet lui-même, selon le texte sacré, se vante d’en avoir converti (Coran, XLVI, 28). La tradition commente ce verset en disant que Mahomet, mal accueilli d’abord à La Mecque par les hommes, se rendit à Taïef, localité voisine de La Mecque, où il convertit une troupe de génies. J’avoue ne pas bien savoir pourquoi les critiques tendent à faire venir ces êtres singuliers plutôt de l’Inde que de la Perse. Ils entrent comme élémens constitutifs dans toutes les religions primitives, et leur véritable patrie me semble être le monde entier. Quelques-uns seulement d’entre eux peuvent avoir une origine plus précise, par exemple les goules, qui semblent personnifier l’effroi qu’inspire au temps du crépuscule l’étendue mystérieuse du désert, ou encore divers monstres spéciaux qui symbolisent des phénomènes naturels imparfaitement compris et qui se rattachent à des légendes géographiques.

Selon ce système qui peuple le monde d’êtres à demi spirituels et aux formes changeantes, l’aspect physique de tous les individus ou objets, quels qu’ils soient, n’est pas quelque chose de très stable. Cet aspect peut assez aisément être modifié par la magie. Au fond l’apparence extérieure des objets serait presque illusoire ; et nous nous trouvons ici en face d’une manière de sentir qui correspond, dans la philosophie populaire, à ce qu’est, dans la philosophie savante des Indiens, la célèbre notion de l’illusion universelle ou de la Maya. De là l’abondance des métamorphoses dans les contes, et leur facilité. Déjà l’antiquité avait trouvé grand plaisir au joli jeu des métamorphoses ; à plus forte raison ce jeu plut-il aux Orientaux, moins soucieux de la mesure que nos anciens, plus dociles aux caprices de l’imagination. Maints personnages des contes subissent des métamorphoses, et plusieurs en subissent à maintes reprises. Ils sont changés en pierres, en animaux divers, mais ils conservent presque toujours dans ces transformations quelques traits distinctifs, susceptibles de révéler à des yeux exercés leur véritable nature. Un chien intelligent, un singe très savant, a toute chance d’être un beau prince métamorphosé. La victime de ces changemens cherche par les signes, par les attitudes, par les cris dont elle est capable, à se faire reconnaître et délivrer par des personnes amies, comme autrefois Actéon devenu cerf cherchait par ses larmes à émouvoir ses propres chiens.

Il y a cependant une sorte de science sous tant de fantaisie. Comme tout à l’heure pour conjurer les génies, il existe, pour produire les métamorphoses ou pour les faire cesser, un véritable rituel. Les gestes liturgiques, les formules, les encensemens ayant cette vertu singulière, étaient censés constituer une science qui se transmettait de magicien en magicien, et que l’on acquérait par l’étude. Nous devons reconnaître ici des traces d’une religion magique qui n’a jamais tout à fait existé, mais qui, à diverses époques de l’histoire, a fait effort pour exister, et dont le rêve était de constituer, pour commander au gré du savant les esprits et pour changer selon son désir les formes et les états des êtres, un art exact, minutieux et précis. Des témoignages authentiques de cet effort se trouvent dans les écrits magiques des Babyloniens et en général de tous les anciens peuples. Chez Ovide, on discernait en outre un but moral dans l’emploi de la métamorphose : celle-ci était tantôt un châtiment et tantôt un honneur. On ne voit pas qu’elle soit jamais un honneur dans les Mille et une Nuits ; elle y est souvent un châtiment ; elle peut n’être parfois que l’effet de la fantaisie de quelque puissant magicien. Dans la plupart des cas, la métamorphose cesse par aspersion ; et ce dernier trait a aussi son explication dans l’histoire des religions, par exemple dans celle du bouddhisme et même du christianisme, où l’aspersion joue un rôle que nous connaissons encore. Une femme change sa belle-fille en veau, la concubine de son mari en vache ; plus tard, elle est elle-même changée en biche ; le veau revient à sa forme par aspersion. Une ville entière est détruite par la magie et ses habitans sont changés en pierres ; ils recouvrent la vie par aspersion.

Une disposition spéciale de l’imagination orientale a conduit les auteurs des contes à multiplier outre mesure les métamorphoses ; dans quelques histoires, on en rencontre une accumulation qui eût répugné au goût des anciens autant qu’il répugne au nôtre. Un exemple de cette surcharge se trouve dans le conte du deuxième calender, où un génie et une princesse magicienne luttent entre eux à coups de métamorphoses. A la fin, le génie est vaincu et réduit en cendres ; mais la princesse, ayant commis une légère faute contre l’art magique, ne peut survivre à son triomphe. Dans un conte des Mille et un Jours, Fadl-Allah, roi de Mosoul, instruit par un derviche, fait entrer sa propre âme dans le corps d’une biche, pendant que le derviche fait passer la sienne dans le corps déserté du roi. Le derviche, sous ce déguisement, conquiert sans peine le royaume et il commande d’y exterminer les biches ; mais déjà le roi a changé de forme et s’est fait rossignol ; sous cet aspect, il se plaît à charmer la reine par ses chants ; ayant enfin repris son propre corps, délaissé un moment par le derviche, il parvient à tuer celui-ci. Il raconte ensuite toute cette aventure à la reine, qui meurt du chagrin de lui avoir été involontairement infidèle pendant le temps où son corps était possédé par l’âme d’autrui. A quels singuliers cas de conscience n’arrive-t-on pas, en partant de pareilles prémisses ? Il est vrai que déjà chez les anciens l’usage des métamorphoses donnait lieu à une casuistique subtile : comment, par exemple, apprécier le degré de culpabilité de la nymphe Calisto, lorsqu’elle se laissa surprendre par Jupiter revêtu de la forme de Diane ?

A côté de ces élémens merveilleux qui sont tirés de l’histoire des religions, il s’en trouve un assez grand nombre d’autres qui relèvent de celle des sciences. Divers objets décrits dans les contes représentent des résultats déjà obtenus par la science ancienne ou qu’elle cherchait à obtenir. Les uns se rapportent à la science mécanique, d’autres à l’astronomie, à la géographie ou aux sciences naturelles. Il est certain, par exemple, que le problème de l’aviation tenta l’antiquité. Or, le cheval volant des Mille et une Nuits peut bien rappeler Pégase ; mais il faut remarquer qu’il est mû au moyen d’une cheville, et que, dans la pensée du conteur, il est un véritable objet mécanique et non pas un objet enchanté ; son prototype exact dans l’antiquité est donc le pigeon d’Archytas de Tarente. Les automates, les statues mobiles placées à la limite des mers navigables, celles qui jouent de la trompette à l’approche de l’ennemi, le paon d’or qui sonne les heures, le bœuf d’or qui tourne une roue hydraulique, la machine qui représente le système du monde, les joyaux lumineux qui éclairent de vastes salles, tous ces objets merveilleux ont leurs correspondans dans les ouvrages mécaniques de Héron d’Alexandrie et de Philon de Byzance ; et certainement il en était conservé de semblables dans les trésors des rois Ptolémées d’Egypte et des rois Sassanides de Perse. De leurs voyages lointains les commerçans arabes avaient aussi rapporté des notions confuses sur certains phénomènes naturels, sur des animaux exotiques. Ceux-ci, vus à travers la brume qui résulte de la distance et de la peur, passaient dans leurs récits sous des aspects fantastiques, puis ils prenaient rang dans les contes. Tel est l’oiseau roc, à l’œuf gigantesque, qui a été le motif d’un si curieux tableau du peintre américain Elihu Vedder ; telle la fameuse montagne d’aimant ; telles encore toutes les races étranges dont les contrées éloignées du monde étaient censées peuplées. Ces élémens merveilleux sont entrés dans quelques-unes de nos chansons de geste, en particulier dans le roman d’Alexandre ; plusieurs remontent à l’époque grecque. Les géographes et cosmographes arabes les plus sérieux leur ont donné place dans leurs ouvrages, et en effet il est difficile de les détacher tout à fait de la science dont ils représentent l’état primitif, la période d’enfance, celle où les observations sont déjà réelles, mais ne sont encore ni assez nombreuses, ni assez précises, ni suffisamment classifiées.


V

Et que dire de la morale ? Il peut paraître étonnant de parler ici de morale, soit parce que ces contes sont une matière trop frivole ou trop étrangère aux conditions de notre vie, soit parce que leur réputation est d’être libres jusqu’à la licence. Et cependant il y a bien au fond de ces histoires une véritable morale qui est exprimée par les dispositions d’esprit des personnages qui y figurent, par leurs paroles, leurs réflexions, leurs actes, et par la manière même dont ces histoires sont conduites et dénouées. Cette morale qui se dégage des contes n’est aucune de celles que l’on serait en droit d’attendre : elle n’est pas la morale du Coran, qui semblerait devoir convenir à un produit de la littérature arabe ; elle n’est pas non plus une morale héroïque et exaltée, comme on penserait qu’elle dût l’être pour se trouver en harmonie avec un décor si brillant et chargé de tant de merveilles.

Elle n’est pas, disons-nous, la morale coranique. Il y a sans doute des contes où paraît la préoccupation de la religion musulmane. Ainsi, dans le récit de Zobéïde, un jeune prince qui a abandonné la religion du feu, le zoroastrisme, pour embrasser la foi musulmane, est seul sauvé, tandis que la ville où régnait son père est détruite après un avertissement miraculeux du ciel. L’islamisme est opposé au judaïsme dans le conte de Balouqiya dont nous avons déjà fait mention ; et en un autre endroit c’est une jeune chrétienne que l’on voit convertie par un héros musulman du temps d’Omar, auquel on l’avait envoyée pour le tenter. Des exemples analogues ne sont pas rares ; il est même probable qu’il a dû exister un recueil spécial de ces histoires de conversions. Néanmoins, celles-ci ne représentent pas l’esprit général du recueil des Mille et une Nuits ; elles y sont plutôt déplacées. Il est incontestable qu’il règne dans ce dernier livre un esprit fort peu inquiet des dogmes musulmans, et qui, de même que celui qui se dégage des fables de Loqman et d’Esope, est positif, pratique, moyen, ennemi des entreprises hardies, aussi longtemps du moins qu’elles n’ont pas réussi, médiocrement porté au dévouement et peu capable d’enthousiasme. Nous n’avons pas affaire ici à une morale religieuse, mais à la morale naturelle, à la sagesse des nations. On trouve peu de fatalisme dans les contes ; ce sentiment est beaucoup plus apparent dans l’histoire musulmane. Les personnages de cette histoire sont plus profondément possédés par le sentiment du fatalisme, plus dominés en général par les thèses morales de l’Islam, que ne sont ceux des contes. Ceux-ci, libres, peu scrupuleux, légèrement sceptiques, font preuve tout au plus d’une certaine résignation à la fortune, qu’ils ne considèrent pas d’ailleurs comme étant toujours juste, ni comme étant forcée par la nécessité de récompenser toujours en définitive le bien et de punir le mal, comme elle le fait dans nos contes occidentaux. Les conseils de modération sont fréquens dans les Mille et une Nuits. Nour-ed-Din sur son lit de mort, en donne de tels à son fils ; il lui recommande de se réserver pour lui-même, de ne pas se communiquer facilement, de supporter les injures, de n’être pas violent, de ménager ses biens sans cependant en être avare. La fable de La Fontaine, Perrette et le Pot au lait, cette piquante leçon de sagesse qui nous apprend à refréner notre imagination et à graduer nos espérances, se retrouve sous une autre forme dans l’histoire du pauvre Alnachar qui, ayant hérité de cinq cents drachmes, et en ayant acheté quelques verroteries qu’il se dispose à vendre pour mille drachmes, imagine toute une suite de marchés aussi fructueux, et déjà se voit si grand seigneur qu’il peut repousser d’un coup de pied son épouse le suppliant d’accepter de sa main un gobelet de vin ; il donne dans la réalité le coup de pied à son rêve et brise toute sa marchandise. L’économie est recommandée souvent, soit par des paroles, soit par des exemples. Le jeune homme riche que ses parens laissent seul à Damas pour lui épargner la fatigue d’un voyage en Égypte, « commence par avoir grande attention de ne pas dépenser son argent inutilement. » Dans le conte suivant, qui n’est d’ailleurs qu’un doublet de celui-ci, un jeune homme riche de Bagdad loue son père « d’avoir toujours préféré une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvait mériter. » Une des plus belles femmes des Mille et une Nuits, la belle Persane, raille Nour-ed-Dîn d’avoir dissipé son argent avec ses amis, en comptant sur leur reconnaissance : « Si vous n’avez d’autres ressources que la reconnaissance de vos amis, croyez-moi, seigneur, vos espérances sont mal fondées, et vous m’en direz des nouvelles avec le temps. » La discrétion, souvent compagne de l’économie, est aussi en honneur dans ce monde de féerie : le spirituel porteur, dans le conte des Trois Calenders, se vante de cacher son secret à la plupart des hommes, mais il consent à le découvrir aux sages, persuadé qu’ils sauront le garder.

Les caractères sont habilement décrits, de façon aisée et positive, sans trop d’exagération ni d’enflure ; la plupart d’entre eux demeurent très voisins de la réalité et quelques-uns peuvent être retrouvés dans l’histoire. Voici, par exemple, le mauvais juge ; c’est un caractère que l’histoire connaît ; le grave auteur Maçoudi nous parle d’un Kadi du temps de Mamoun, Yahya fils d’Aktam, contre lequel on portait plainte au khalife en ces termes : « Prince des croyans, sa conduite honteuse, ses crimes se produisent au grand jour et sont de notoriété publique ; c’est lui. Sire, qui, dans une poésie trop célèbre, chante la beauté des mignons et les range en différentes classes selon leurs qualités. » Et l’historien ajoute : « Il était si dissolu, si peu soucieux de cacher ses honteux penchans que, chargé par Mamoun de former une troupe de cavaliers destinés à porter les ordres du khalife, il la composa de quatre cents adolescens imberbes et se déshonora en leur compagnie. » Que peut après cela le conte ? Il nous montre entre autres ce juge à qui Alnachar est venu demander de régulariser la possession de meubles dont il s’est emparé à la suite de diverses aventures, comme compensation de torts graves qui lui avaient été faits. Le juge garde pour lui les meubles et donne l’ordre au demandeur de sortir de la ville et de n’y plus rentrer. Puis voici le bavard, ce barbier qui importune de ses discours le jeune homme attendu à un rendez-vous d’amour, et le poursuit de sa boutique jusqu’à la maison de son amante où il lui fait arriver les pires désagrémens ; le peureux, cet intermédiaire qui s’enfuit quand il sait que les billets qu’on le prie de porter sont adressés à la favorite du khalife ; la coquette, cette belle jeune fille qui écoute avec plaisir sa confidente tant qu’elle ne lui parle que du mal que sa beauté a fait, et qui la rebute dès qu’elle l’engage à le guérir ; les faux amis, ceux de ce Nour-ed-Dîn dont nous parlions tout à l’heure, qui lui ferment leur porte après l’avoir aidé à dissiper son bien ; le haineux, ce vizir perfide qui cherche à presser l’exécution de son ennemi, ce même Nour-ed-Dîn, injustement condamné, au moment où il voit arriver le courrier qu’il sait devoir le justifier ; le curieux, ce prince devenu plus tard le troisième calender, qui, reçu dans un palais magnifique et rassasié de plaisirs, ne peut se défendre d’ouvrir la seule porte qu’on lui ait interdite ; le juif même, le juif âpre au gain, ce médecin du conte du petit bossu, qui, appelé et payé d’avance, est transporté de tant de joie que, dans sa précipitation, il bouscule et fait rouler au bas de son escalier le malade qu’on lui amenait. Dans la plupart de ces contes, chaque travers entraîne avec lui sa peine ; mais ce n’est pas là l’effet d’une loi absolue ; ce n’est qu’une conséquence heureuse que le hasard produit dans certains cas.

Deux traits sont spéciaux à cette morale populaire, ou plutôt à cette psychologie : l’admiration pour le vol lorsqu’il est bien exécuté, et la cruauté. Le vol est admiré comme témoignant de hardiesse, de sagacité, d’adresse et d’esprit d’à-propos. Le conte de Dalilah la rusée et de sa fille Zéïnab est tout entier consacré à l’apologie du vol bien fait. Les contes prêtent aux khalifes eux-mêmes ce sentiment d’estime pour les voleurs émérites. Ils nous montrent Haroun recrutant parmi eux ses policiers ; et c’est encouragée par cette disposition d’esprit du khalife que la rusée Dalilah tente les coups d’audace qui doivent lui réussir. Par un effet inverse du même sentiment, la police est souvent bafouée. Une femme ayant été coupée en morceaux à Bagdad et jetée dans le Tigre, le vizir Djafar reçoit l’ordre du khalife de trouver le coupable en trois jours : « Comment, dans une ville aussi vaste et aussi peuplée que Bagdad, se demande ce vizir désolé, retrouver un meurtrier qui, sans doute, a commis son crime sans témoin et qui, d’ailleurs, a probablement déjà quitté la ville ? Un autre que moi tirerait de prison quelque misérable et le ferait passer pour le coupable... » Ce dernier trait est dur ; c’est, après la comédie, la satire.

La cruauté, le goût des supplices est une disposition très marquée dans les contes, et qui relève de la psychologie populaire. Beaucoup d’exécutions y sont décrites, et le goût pour ce genre de spectacle paraît appartenir aussi bien aux personnages imaginaires des récits qu’à leur auteur réel et leurs premiers lecteurs. Un exemple frappant et que l’on voudrait, pour l’honneur des grands khalifes arabes, savoir plus éloigné de la vérité historique, est l’invitation faite par Haroun-al-Rachid à la populace de Bagdad d’avoir à assister au supplice des quarante membres de la famille des Barmékides, cette illustre famille qui avait fourni plusieurs ministres et puissamment contribué à l’éclat du règne de Haroun et à la prospérité de l’empire. « Qui veut avoir la satisfaction, dit la proclamation dans le conte, de voir pendre le grand vizir Djafar et quarante des Barmékides ses parens, qu’il vienne à la place qui est devant le palais ! » L’histoire n’est pas très loin de là, puisque le ministre Djafar fut exécuté et des membres de sa famille envoyés en captivité à Rakkah. La cruauté s’exerce d’un sexe à un autre : une jeune épouse veut faire couper la main à son mari, parce que le soir de ses noces elle s’est aperçue que cette main sentait l’ail ; sur les instances de ses compagnes, elle consent à ne lui couper que le pouce, ce qu’elle exécute elle-même au moyen d’un rasoir. Une favorite du khalife Mamoun, qu’un jeune homme avait poursuivie de trop d’assiduités, enivre ce jeune homme, puis lui tranche la tête, coupe le corps en morceaux et le jette dans le Nil. Des cruautés plus affreuses encore sont exercées par l’homme sur la femme ; il y en a de fréquens et d’atroces exemples : un génie qui avait enlevé la princesse de l’île d’Ebène et qui la gardait dans un souterrain où il ne venait la voir que de dix en dix jours, sous prétexte qu’il se devait d’abord à sa femme légitime, ayant un jour reconnu qu’un homme était entré dans le souterrain, torture la malheureuse princesse et lui tranche successivement les mains, les pieds et la tête. Amine, à qui un marchand avait mordu la joue au bazar, est tirée de son lit par son mari, inquiet de la marque produite par les dents, puis menacée d’être coupée en deux, à la fin frappée avec un jonc flexible qui lui enlève la peau et des lanières de chair. Le mari, dans le conte des trois pommes, égorge sa femme pour une pomme perdue et la coupe en morceaux, avant d’avoir pris soin de vérifier l’exactitude de ses présomptions qui, en fait, n’étaient pas fondées. La cruauté est un vice dont malheureusement ne sont pas exempts quelques-uns des plus grands personnages de l’histoire arabe, Haroun-al-Rachid lui-même, et dont plusieurs d’entre eux, comme le fameux général Helladj ou le khalife Fatimide Hakem, fournissent de trop célèbres modèles.

L’amour, enfin, est le sentiment qui illumine ces récits, qui en fait le charme le plus sûr et le principal attrait. Ici la psychologie des contes se relève, et des sentimens touchans, nobles ou passionnés, se substituent à ces dispositions tantôt un peu bourgeoises, tantôt un peu barbares, que nous venons d’analyser. L’amour paraît souvent dans les historiens arabes. Il est l’objet de nombreuses anecdotes dont quelques-unes sont délicieuses. Telle celle de l’esclave du khalife Motewekkil, appelée Mahboubeh. Cette esclave, belle, musicienne, poète, avait su, un jour de disgrâce, ramener à elle son maître par une poésie qu’elle avait composée et qu’il lui avait entendu chanter derrière le rideau de sa chambre. Après la mort de Motewekkil, Maliboubeh parut devant Waçif son successeur, avec la robe blanche de deuil et le visage triste, tandis que ses compagnes étaient parées et rayonnantes de joie. Invitée à chanter, elle ne sut dire que ces vers : « Comment la vie pourrait-elle me plaire, si je ne rencontre plus Djafar, ce roi que j’ai vu souillé de poussière et de sang ? Mahboubeh, si elle savait que la mort s’achète, l’achèterait de tout ce qu’elle possède pour être portée an tombeau. » Elle fut jetée en prison et on ne la revit plus.

Des traits spéciaux à la psychologie de l’amour dans les contes peuvent être notés, tenant soit au tempérament des peuples où ces récits ont pris naissance, soit à leur état social. L’amour de la femme pour l’homme y semble en général plus intense que celui de l’homme pour la femme. Ainsi, dans le conte du marchand chrétien, l’amante ayant vu revenir son ami privé d’une main qu’on lui avait coupée, en meurt de chagrin ; mais l’homme ne meurt pas ensuite de la mort de la femme ; il hérite de tous ses biens et peu à peu se console. L’amour naît presque toujours en coup de foudre. Ceci est une conséquence des mœurs musulmanes : le commerce de l’homme et de la femme n’y étant pas libre et ordinaire comme chez nous, l’homme susceptible d’être touché par la passion de l’amour, l’est soudain dans les occasions brèves qui se présentent. Un voile qui se lève, une fenêtre qui s’ouvre, un visage, parfois même une main seulement paraissant derrière le moucharabi entre les fleurs, dans un rayon de soleil, suffisent à frapper le cœur de l’homme et à y produire un trouble dont quelquefois il ne se guérit pas. Nous avons déjà donné des exemples de ces coups de passion ; il y en a de nombreux dans les contes. Le tailleur, — dans le récit qui porte ce nom, — pour éviter une grande troupe de dames, entre dans une ruelle, s’assied sur un banc près d’une porte ; mais en face de lui une fenêtre s’ouvre, derrière de très belles fleurs, une jeune fille d’une beauté éblouissante s’y penche, arrose les fleurs d’une main blanche comme l’albâtre, jette un regard sur le tailleur et disparaît. Le malheureux demeure sur place, en proie à un tourment inexprimable. Le prince de Perse suit au bazar une dame voilée et richement vêtue ; il entre avec elle dans une arrière-boutique où elle retire son voile, et, aussitôt, le cœur du prince est empoisonné d’amour.

L’amour, ainsi brusquement né, est une véritable maladie physique ; et ce n’est pas là une simple métaphore ; non seulement les comparaisons de la passion avec la maladie sont dans les textes, mais les descriptions positives de cette maladie s’y trouvent aussi. Le célèbre poème persan du Methnévi, dont la note générale est mystique, commence de cette façon par la description de l’état d’une jeune fille souffrante dont la maladie est l’amour. C’est aussi, dans les Mille et une Nuits, l’état de plusieurs des personnages dont nous avons parlé. Cette maladie ne passe pas toujours ; elle peut être mortelle. La littérature arabe a possédé des recueils d’anecdotes et de poésies sur ceux auxquels elle donne ce joli titre : « Les martyrs de l’amour. » L’historien Maçoudi en rapporte quelques-unes. La plus touchante est celle d’Orwah et d’Afrâ. Orwah, jeune cavalier arabe, avait été séparé d’Afrâ qu’il aimait. Il supporta un an sa douleur sans proférer une plainte ; mais un jour un passant le vit à l’ombre d’une tente auprès de sa vieille mère. Il chantait d’une voix faible : « J’ai offert une récompense au sorcier du Yémama et à celui du Nedjran pour qu’ils me rendent la santé ; c’est à Dieu de te guérir, m’ont-ils dit, nos mains sont impuissantes à soulager ton cœur ; la douleur qui me consume pour Afrâ est comme un fer de lance qui déchire mes entrailles... J’aime la promesse de la résurrection, puisqu’on m’assure que ce jour-là je retrouverai Afrâ. » Il poussa un gémissement et retomba sans vie. Orwah apprit cette mort par un chanteur dans le désert. Elle sortit de sa tente et interrogea le chanteur sur le lieu où était enterré Orwah. Elle alla au tombeau, s’y prosterna, puis, ayant poussé un cri aigu, s’affaissa sur la pierre. On l’ensevelit auprès de son amant.

Ici la poésie de l’anecdote se confond avec celle du conte et elle atteint un de ses plus hauts sommets. L’amour, dans ces récits, tue de lui-même ; il n’a pas besoin pour déterminer la mort, de s’aider, comme il le fait dans notre littérature ou dans notre civilisation, du fer, du feu ou du poison ; il est lui-même le feu ou le poison ; il est une puissance mystérieuse, supérieure à l’homme, par cela même d’ordre presque religieux, analogue ou peu s’en faut pour l’intensité et, si j’ose le dire, pour la dignité, à l’amour divin dont sont morts, selon les hagiographes, certains mystiques. Cette conception très haute de l’amour est celle qui est exprimée dans l’histoire du prince de Perse et de Schems-el-nihar. Cette dernière est la favorite du khalife ; aimée du prince de Perse et étant aimée de lui, elle voit leur passion découverte avant qu’ils aient pu la satisfaire, et tous deux sont séparés Schems-el-nihar est appelée auprès du khalife qui use vis-à-vis d’elle de la plus grande bonté ; elle tente de se contraindre pour remplir ses devoirs envers lui ; mais à peine s’est-elle assise à son côté que, vaincue par la force de la passion, elle se renverse en arrière, brisée. Le prince de Perse, après la séparation, languit un jour seulement dans une citerne où il s’est caché ; le soir, il est pris d’un râle et il expire. Le khalife lui-même s’incline devant cette passion. Il donne l’ordre de réunir les deux corps ; un peuple innombrable suit le cortège ; le tombeau devient un lieu de pèlerinage où l’on se rend de tous les points du monde musulman. Ainsi est exprimée une véritable doctrine de la sanctification par l’amour arrivé à son plus haut degré Cette fois enfin, le narrateur des Nuits a rencontré une thèse morale et un cas psychologique dignes de paraître en harmonie avec les merveilles du cadre.


Baron CARRA DE VAUX.

  1. Voyez de Charencey, le Folklore dans les deux mondes, 1894 ; — Carra de Vaux, l’Abrégé des Merveilles, 1898. — Ces ouvrages font partie des Actes de la Société Philologique. Paris, Klincksieck.
  2. Éloge réimprimé dans le Journal d’Antoine Galland, publié et annoté par Ch. Schefer, 2 vol. 1881.
  3. La partie de cette Bibliographie consacrée aux Mille et une Nuits, est considérable et au-dessus de tout éloge. M. Chauvin est aussi l’auteur de nombreuses monographies des contes.
  4. L’érudition est en outre redevable à M. René Basset d’un très grand nombre de notes et articles relatifs aux Nuits, publiés notamment dans la Revue des traditions populaires.
  5. Le nom, d’ailleurs, fut appliqué, tantôt au cheval, tantôt au cavalier.
  6. Plusieurs des anecdotes contenues dans ce volume ne se trouvent dans aucune édition des Nuits (Chauvin, les Mille et une Nuits de M. Mardrus, Bruxelles, 1905).
  7. D’après le bibliographe arabe Ibn Khallikan, édition et traduction de Slane, t. I, p. 268.