Les Éblouissements/Incendie de l’été

La bibliothèque libre.

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 255-260).

INCENDIE DE L’ÉTÉ


Avoir trop chaud, être sans forces,
Respirer sous l’azur, qui fond
La gomme ronde des écorces,
Et le miel au col du frelon !

Refléter, prendre dans sa bouche
L’air piqué par un bec d’oiseau,
Entendre s’irriter la mouche
Sur les vents courbés en arceau.

S’approcher d’un géant feuillage
Qui semble tissé de fraîcheur,
D’eau verte, de vent qui voyage,
Tant il fait d’ombre sur le cœur !

Regarder les cailloux qui dorment
D’où s’élève, soleil d’argent,
La buée arrondie, énorme,
Haleine de l’été songeant,


Voir que l’azur s’ébranle, bouge,
Abonde, accourt de toute part
Pour entourer le laurier rouge
D’un innombrable et chaud regard,

Et soudain, dans le cœur candide,
Accueillir les bruissements
De la foule alerte, rapide,
Des sons et des parfums charmants !

– Guêpe qui semble un peu de sève
S’échappant du cœur des cédrats ;
Soleil, pollen, silence, rêve
Bondissement, ruse, embarras

Querelle, ardent enfantillage,
Combat des ailes sur la fleur,
Chaleur du terrain, du grillage,
Du puits, du banc, de la couleur.

Tout le jardin va se dissoudre,
Avec ses cailloux, ses métaux,
Ses pulpes, ses graines, sa poudre,
Son chalet, ses branches, ses eaux,

Avec sa véranda qui brille,
Ses balcons, ses kiosques d’osier,
D’où monte une odeur qui grésille
D’âcre cannelle et de rosier !


En vain le beau cèdre s’oppose
À ce torride épanchement,
La chaleur vient bouillir la rose
Qu’il protège d’un bras clément,

Et comme un torrent glisse, écume,
Rebondit du haut d’un cap vert,
La lumière croît, se rallume
En fuyant par l’arbre entr’ouvert.

L’ombre même est du chaud carnage,
Feu compact et dissimulé,
Douce Turque, dont le visage
Est si brûlant, de noir voilé !

Et l’on voit mourir, se réduire,
S’épuiser de force et d’odeur,
Tout le jardin qui semble cuire
Dans l’immense et ronde vapeur.

Il va s’effiler fibre à fibre,
Il ne restera que du bleu,
Air bleu, eau bleue, azur qui vibre,
De tout ce jardin fabuleux…

– Eté, combien je vous adore !
Vous êtes la vie et l’espoir,
Vous mettez les feux de l’aurore
Dans les mains divines du soir ;


Été, volcan d’azur, d’arome,
Bataille de graines, d’odeurs,
Danse faunesque sous le dôme
De la torpeur, de la splendeur !

Élans, conflits, brûlante audace,
Guêpe gommeuse, au vert tilleul
Collant sa molle carapace
Et s’engouffrant dans les glaïeuls.

Chant de tambour, chant de cymbale
Du fond des cieux précipité
L’abeille, ardente et ronde balle,
Guerrier japonais de l’été,

Semble passer son anneau d’ambre
Aux fleurs qu’elle vient épouser,
Et la fleur s’offusque, se cambre
Sous le fardeau de ce baiser.

Accaparement, cris, victoire,
Froissement, soupirs, doux dégâts.
L’azur se détournant vient boire
Dans les coupes des seringas.

Et c’est la jeunesse, ô jeunesse,
Qui parcourt le vaste horizon,
C’est elle qui baise et qui presse
Le lac, le jardin, la maison,


C’est elle, immense, humble, petite,
Plus fière que les Pharaons
Qui vient bleuir la clématite
Et dorer le cœur des citrons,

C’est elle qui, dans les calices,
Imitant les pesants frelons,
Volette avec un bruit d’hélices,
D’étincelles et de grêlons,

C’est par elle que sur la tige
Sur la pelouse et le rameau,
Un jet d’arrosage voltige
Charmant danseur aux gestes d’eau !

Jeunesse, ô ma chère jeunesse,
Mon sang, ma respiration,
Ma véhémence, ma paresse,
Ô mon unique passion,

Jeunesse, tempête, cantate,
Calme, sommeil, délassement,
Toi par qui le cœur se dilate
Jusqu’à l’évanouissement,

Ne permets pas que je dépasse
Les jours que tes doigts m’ont comptés,
Mais jetant mon corps dans l’espace
Quand finiront mes beaux étés,


Fais que mes âmes orageuses
Qu’exalte le désir sans fin,
Soient mille cigognes neigeuses
S’étirant sur l’azur divin…