Les Écoles d’Orient/01

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Les Écoles d’Orient
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 755-794).
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LES ÉCOLES D’ORIENT

ÉCOLES CHRÉTIENNES ET ISRAÉLITES


I

Généralement, quand nos politiciens dissertent sur les écoles orientales, on croirait, à les entendre, que l’enseignement tout entier est à créer dans les régions soumises à l’Islam. Ils en parlent comme de pays nègres, où il est urgent d’expédier des cohortes de missionnaires laïques, pour combattre à la fois l’obscurantisme musulman et l’obscurantisme catholique qui s’y disputent les cerveaux débiles d’une humanité inférieure. Ils oublient trop, — ou ils ignorent, — que dans tout l’Empire ottoman, comme en Egypte, fonctionne un service complet d’instruction publique, plus ou moins calqué sur le nôtre. Sans doute, ce service vaut ce qu’il vaut, et, en ce qui concerne la Turquie, il arrive souvent que les écoles mentionnées ou annoncées dans les rapports officiels n’existent guère que sur le papier. Mais, en dépit de toutes les lacunes, le collège turc n’est pas un mythe, pas plus que le collège égyptien. Il suffit de se promener dans Stamboul ou dans Péra, pour y rencontrer une population scolaire qui ne différera pas sensiblement, du moins à l’extérieur, de celle de nos lycées et de nos gymnases européens.

Un voyageur non averti pourrait s’imaginer, à première vue, que les choses s’y passent absolument comme chez nous. Au lycée impérial de Galata-Séraï, l’uniforme des élèves était à peu près semblable, sauf la coiffure, à celui de nos collégiens. Lorsque ces jeunes gens défilaient dans la rue, en rangs, sous la conduite d’un maître d’études, j’avais un instant l’illusion de me retrouver dans une de nos villes françaises. Cette illusion est bien plus déconcertante dans les quartiers musulmans de Constantinople. Brusquement, en quittant le Grand Bazar, où se perpétue en partie le décor oriental traditionnel, on tombe sur une sortie de classes, toute moderne d’aspect. Des enfans et des adolescens vêtus à l’européenne se précipitent au dehors, avec des bousculades et des cris. Ils tiennent des serviettes sous le bras, d’autres balancent un petit paquet de livres attachés par une courroie de cuir. Il en est qui enfourchent des bicyclettes déposées dans le vestibule de l’établissement. Quelques-uns ont leur coupé qui stationne à la porte : c’est une sortie de Janson-de-Sailly, ou d’un lycée parisien des quartiers riches.

En Egypte, — au Caire ou ailleurs, — la similitude se poursuit plus exacte et plus saisissante. Vienne seulement l’époque des examens, une sorte de fièvre pédagogique s’empare de la jeunesse cairote ou alexandrine. On se croirait au quartier Latin, lorsque la saison des licences et des baccalauréats bat son plein. Comme sous les marronniers du Luxembourg, on ne croise, sous les ombrages de l’Esbékieh, que des adolescens au teint pâle qui repassent fébrilement leurs manuels ou leurs cahiers de cours. Les murs du ministère de l’Instruction publique sont tout bariolés d’affiches et de placards : ouvertures de sessions, listes d’admis ou d’admissibles, programmes d’écrit et d’oral. L’antique Sorbonne ne nous offrait pas, en juillet, un plus édifiant spectacle. Et l’agitation des maîtres ne le cède point à celle des élèves. D’un bout à l’autre de l’Egypte, on mobilise des jurys-Ce professeur, qui vous salue en coup de vent, n’a pas le temps de vous écouter : il part, le soir même, pour Minieh, faire passer le certificat d’études primaires. Son collègue, que vous essayez vainement de retenir, se dérobe avec la même hâte trépidante : il part pour Alexandrie, où il va fabriquer des bacheliers.

Ce beau zèle de l’enseignement officiel serait, à coup sûr, moins fervent, s’il n’était stimulé par la concurrence de l’enseignement libre. Or celui-ci rayonne et se diffuse à travers tout l’Orient. Sans parler des écoles grecques qui sont innombrables, les écoles religieuses fondées par les Occidentaux se sont extraordinairement multipliées en Orient, depuis un demi-siècle. Au lieu de gémir sur l’absence des lumières en ces heureux pays, il faudrait plutôt se plaindre qu’il y en eût trop, au moins en certains centres. Quoi qu’il en soit, ces écoles ont formé des milliers d’élèves ; elles ont travaillé plus ou moins à transformer l’esprit et les mœurs des Orientaux. Y ont-elles réussi ? Que sont-elles et que valent-elles au juste ? Qu’est-il permis d’en attendre pour l’avenir ? Je ne me flatte pas, après tant d’autres[1], de répondre péremptoirement à ces questions. Je voudrais seulement montrer qu’il les faut envisager non pas du point de vue des grands principes, mais du simple bon sens, et qu’on ne peut se flatter de les résoudre, sans y mettre beaucoup de tolérance, d’équité et de sympathie.

Je commencerai par les écoles religieuses, — catholiques, protestantes, israélites : elles sont, en général, les plus anciennes ; elles ont servi de modèle à l’enseignement public ; elles sont enfin les plus nombreuses, et, pour l’instant, les plus puissantes et les plus capables d’agir sur la mentalité orientale.


II

Évidemment, je n’ai pas l’intention de donner, dans cet article, une nomenclature détaillée de toutes ces écoles : il ne s’agit point d’un rapport encyclopédique sur l’enseignement libre en Orient. La vie d’un homme suffirait à peine à une tâche pareille. On ne peut pas avoir tout vu, et même si on le pouvait, on ne jugerait encore que d’après une inspection forcément sommaire. Il n’est d’ailleurs pas commode de voir, — qu’il s’agisse des Musulmans ou des Congréganistes catholiques, des Protestans ou des Juifs. La porte de leurs maisons vous est tout juste entre-bâillée. Et je m’émerveille, à ce propos, de l’intrépidité de certains enquêteurs français, qui, sans préparation aucune (sinon purement livresque), sans s’être familiarisés par un long séjour avec les âmes et les intelligences de là-bas, — après avoir traversé en personnages encombrans une demi-douzaine de classes, — se permettent de formuler un verdict définitif et sans appel sur une cause qu’ils ont si mal entendue !

Pour moi, je me bornerai à raconter les quelques visites qu’il m’a été accordé de faire dans les plus hospitaliers de ces établissemens libres. Je n’essaierai pas de dissimuler l’intérêt toujours très vif ou très amusé que j’y ai pris ; et, puisqu’il faut bien conclure, je m’appuierai moins, dans mes conclusions, sur ce que j’aurai entrevu ou entr’écouté, au cours de ces visites, que sur les observations quotidiennes que j’ai accumulées, en conversant avec les jeunes gens ou les hommes mûrs élevés dans ces écoles. En somme, ce n’est pas précisément au collège ou dans les examens qu’une éducation fait ses preuves, c’est plus tard, dans la pratique de la vie.

Très nombreuses, — nous l’avons dit, — les écoles libres d’Orient se répartissent en une foule de catégories et s’abritent sous les pavillons les plus divers. Il en est de riches et de pauvres, de très vivantes et d’à moitié mortes, de très médiocres et de fort bonnes. Comment se reconnaître au milieu de cette multitude ? Comment les classer ? On ne peut même pas, comme chez nous, les diviser en primaires, secondaires et supérieures, — attendu que beaucoup d’établissemens, par exemple celui des Jésuites de Beyrouth, comprennent les trois degrés d’enseignement. Tel collège des Frères donne à la fois l’enseignement primaire, primaire supérieur, secondaire moderne et secondaire classique. Cependant, cette réserve admise et pour la commodité du langage, j’adopterai notre classification traditionnelle ; je suivrai l’ordre ascendant des trois étages pédagogiques, et, afin de ne pas noyer le lecteur dans l’infini détail des notations, je m’en tiendrai à celles de ces écoles qui m’ont paru, en leur genre, vraiment typiques et représentatives.

Dans l’ordre primaire donc, il sied de consacrer une mention toute spéciale au collège des Frères de la Doctrine chrétienne du Caire. J’eus l’honneur d’être reçu dans leur établissement de la rue Khoronfiche, où toute la gamme de l’enseignement primaire est représentée : on y prépare même, paraît-il, au baccalauréat moderne et classique. Les Frères sont de hardis et entreprenans pédagogues : outre cette maison et leur collège de Faggala, ils possèdent encore, en ville, des écoles élémentaires. Nul groupement plus actif et plus prospère que celui-là ! — Je fus accueilli au parloir, par le directeur, dont l’esprit très large et très tolérant m’eut bientôt frappé. Nous débutâmes par les politesses d’usage : cigarettes offertes, rafraîchissemens apportés tout de suite sur un plateau. J’avoue que, les premiers complimens échangés, je ne songeai même pas à solliciter la faveur d’assister à quelques classes : il est probable d’ailleurs que ma demande eût été courtoisement éludée. Je m’en serais, au surplus, consolé sans peine. J’ai subi assez d’inspections, lorsque j’étais dans l’Université, pour savoir quelle formalité vaine et trompeuse est l’enquête d’un inspecteur. En conséquence, je préférai de beaucoup interroger le Frère directeur et causer avec lui.

Spontanément et de très bonne grâce, il me renseigna sur le nombre et la nationalité des élèves de la maison. Le gros du contingent se compose de Grecs, de Maltais, d’Italiens. Il y a aussi des Autrichiens et quelques Français. Les Musulmans et les Juifs sont une minorité assez restreinte. Comme je m’en étonnais, au moins pour les Musulmans, le Frère me déclara :

— Oui ! c’est ainsi ! nous avons beau éviter même l’apparence du prosélytisme religieux, le préjugé des Musulmans et des Juifs à notre égard est invincible. Encore une fois, je proteste contre la légende calomnieuse, qui veut que nous forcions nos élèves mahométans à suivre les offices catholiques. C’est le contraire qui est la vérité. Ceux d’entre eux qui fréquentent nos cours le savent bien. Ils sont relativement peu nombreux, je vous l’ai dit, mais nous ne cherchons pas à en attirer davantage…

— Pourquoi donc ? fis-je, un peu surpris.

— Mon Dieu ! me confessa le Frère, avec une certaine hésitation… pour des raisons de moralité ! Comprenez-moi bien ! Je n’accuse pas les jeunes Israélites ou les jeunes Musulmans d’être des enfans ou des adolescens corrompus. Il n’en est pas moins certain qu’à âge égal ils sont beaucoup plus précoces, beaucoup plus développés, physiquement, que nos Européens. Alors, il y a danger, — vous le devinez, n’est-ce pas, — à les laisser ensemble.

Qu’on ne voie pas là un trait de noirceur cléricale ! Si je reproduis cette appréciation, c’est que je l’ai entendu formuler maintes fois, non seulement par des prêtres chrétiens, mais par des éducateurs laïques. Sans aller jusqu’en Orient, il n’est que d’interroger à ce sujet nos proviseurs et nos censeurs algériens, ils répondront exactement comme ce religieux du Caire. D’ailleurs, il n’insista pas. Il se hâta de m’entretenir, ce qui est trop naturel, des succès de ses élèves.

Ces succès seraient fort brillans, d’abord dans les examens, puis dans les carrières où ils entrent. Les anciens élèves des Frères sont, paraît-il, très recherchés aussi bien par l’administration anglaise que par l’administration khédivale. On les emploie en qualité d’arpenteurs, de contremaîtres, de comptables, de commis de banques, de rédacteurs de ministères. Partout ils font prime ! Ce n’était point jactance de la part du directeur. Je m’en convainquis quelque temps après. Lord Cromer, ayant bien voulu me recevoir, me parla aussi de ces jeunes gens dans les termes les plus flatteurs. Le meilleur éloge qu’il décernait à l’éducation des Frères de la Doctrine chrétienne, c’est qu’elle fût, avant tout, pratique. Compliment précieux dans la bouche d’un Anglais et d’un grand administrateur ! Plus tard, à Beyrouth, à Smyrne, à Jérusalem, on me tint des propos identiques. Les boutiquiers syriens portaient aux nues les écoles des Frères, me répétaient que c’étaient les seules vraiment utiles pour leurs enfans ; et, à ce propos, ils ne manquaient jamais d’établir une comparaison désobligeante entre ces écoles et les collèges secondaires des Jésuites. Ils n’oubliaient qu’une chose, c’est que les collèges des Jésuites ne s’adressent pas précisément à leur clientèle et que, si tout le monde a droit au latin, nul n’est tenu de l’apprendre, qui ne se destine point aux fonctions libérales. Dans tous les cas, il est vraiment bien curieux de confronter avec l’opinion locale celle de certains touristes universitaires qui reprochent précisément à nos congréganistes le caractère formel et, en quelque sorte, scolastique de leur enseignement. On comprendra qu’en matière de pratique, je préfère le témoignage de lord Cromer et des boutiquiers de Beyrouth à celui de MM. Aulard et Charlot, théoriciens sans doute admirables, mais un peu éblouis par la lumière crue des réalités.

… Nous sommes toujours au parloir de la rue Khoronfiche. Le Frère directeur, après avoir épuisé le chapitre des études et des triomphes scolaires, me parle maintenant de l’éducation physique, qui, certes, est bien loin d’être négligée. Tout à l’heure, il va me montrer la salle de gymnastique, les barres parallèles, les trapèzes et les perches qui garnissent les cours. Enfin, il y a la série variée des divertissemens : le collège possède un orphéon ; il s’y donne des concerts, des représentations théâtrales. La dernière fois, on a joué La Grammaire de Labiche…

— Vous voyez ! me dit le Frère, on ne s’ennuie pas trop chez nous !… Mais venez, que je vous montre la maison !

Je n’en demandais pas tant ! J’avoue même que cela m’ennuyait un peu. Car cette tournée du propriétaire ne pouvait rien m’apprendre : j’en prévoyais avec précision les moindres incidens et les plus infimes détails. J’acceptai néanmoins, par politesse… Et nous voilà déambulante travers les salles d’études, les classes vides. Nous tombons même, par hasard, dans une classe où le professeur fait une leçon de géométrie. Nous rebroussons chemin vers les réfectoires, — très propres, très aérés, exempts de ces odeurs invétérées de mangeailles, qui, au lycée Henri IV, nous poursuivaient jusque dans la cour d’honneur. Et puis, nous montons un étage, deux étages, — et ce sont les chambres des Frères, les dortoirs des élèves, qui ressemblent à tous les dortoirs possibles. Le directeur me fait remarquer les larges baies des fenêtres pour la ventilation, les rideaux et les stores qui protègent contre le soleil :

— Rien n’a été omis pour l’hygiène ! me dit-il, avec insistance.

Cette constatation me laisse à peu près indifférent. Un collège est toujours un collège, quoi qu’on fasse pour en adoucir l’horreur. On aura beau en expulser les miasmes, ces agglomérations d’enfans ne seront jamais bien saines. Je frémis, en songeant à ce que doit être un tel séjour, au Caire, par les chaleurs suffocantes de l’été.

— C’est épouvantable ! me dit le Frère. Aussi ne peut-on trop demander à nos élèves, qui en sont souvent accablés… Nous-mêmes nous souffrons cruellement. Certains de nos professeurs ne peuvent résister au climat : il faut les renvoyer en France !… Mais, nous avons la terrasse !

Sur ces mots prononcés avec une bonhomie naïve, il m’entraîne vers les combles. Nous grimpons une espèce d’échelle, qui aboutit à un trou carré, découpé dans la charpente… Alors, un spectacle merveilleux surgit tout à coup ! un spectacle, devant lequel s’éclipsent instantanément les visions de dortoirs et de réfectoires que je viens de traverser !… Le Caire est là, étalé sous mes pieds, avec ses minarets et ses coupoles de mosquées, avec ses faubourgs aux maisons peintes, éclatantes de carmin, de bleu-turquoise, de jaune d’or. Derrière moi, déferlent les dunes arides du Mokattam et de la vallée des Khalifes ; de l’autre côté, le fleuve fume sous ses brouillards, et plus loin que la ligne frêle des palmiers, dans la désolation des sables et de la chaîne libyque, les profils triangulaires des Pyramides se dessinent faiblement sur le ciel de nacre.

Le Frère, qui jouit de mon émerveillement, me dit, d’un ton que je ne lui soupçonnais pas : — N’est-ce pas ?… C’est la ville d’Orient dans toute sa beauté !

Puis, après un silence :

— N’importe ! Tout cela ne vaut pas la France !… Voilà dix ans que je n’y suis retourné ! Ah ! c’est dur, monsieur !…

Et, par l’échelle si roide, nous redescendons, plus amis, en causant du pays lointain.


… Me voici maintenant dans une autre « Ville d’Orient, » plus orientale peut-être : Damas ! La « perle du désert ! » Comme dans les centres importans de la côte, les écoles y foisonnent : il y en a de protestantes, de catholiques et de juives, sans préjudice des écoles officielles musulmanes. Les Anglais, les Américains, les sœurs de Saint-Vincent, les Lazaristes, les Franciscains et les Jésuites s’y disputent les élèves. Je ne pus guère que constater l’abondance de ces foyers civilisateurs. La plupart des portes me restèrent impitoyablement closes. Et, franchement, je n’ai pas le courage d’en vouloir à ceux de nos religieux qui ne me permirent point de dépasser le seuil de leurs parloirs. S’ils ouvraient trop facilement leurs classes, ce serait un perpétuel va-et-vient d’étrangers et de curieux, un véritable envahissement. Ces visites, qui n’apprennent rien aux visiteurs, ont encore l’inconvénient de désorganiser les cours, de déranger inutilement les maîtres et les écoliers. Et puis enfin, il faut être bien sûr des intentions du passant qui se présente. Etant donné la façon dont nos inspecteurs les jugent d’ordinaire, les congréganistes ont mille fois raison de leur condamner l’entrée de leurs établissemens. Ces messieurs ont la candeur de s’en plaindre. Ils arrivent là comme le loup dans la bergerie, et ils s’étonnent que les brebis ne tressaillent pas d’allégresse à leur arrivée. La plus élémentaire prudence conseille, au contraire, de leur fermer le bercail.

La seule école de Damas, où l’on consentit à me recevoir, fut celle de l’Alliance Israélite. Je m’y rendis en tâtonnant, à travers le dédale des petites rues arabes. Ce fut pour moi le chemin des écoliers, une course vagabonde, fertile en spectacles imprévus et pittoresques. Dans cette vieille ville syrienne, où se réfugièrent maintes familles algériennes, au lendemain de la conquête française, je retrouvai presque le décor et la figuration de nos casbahs africaines : les ateliers des tisserands, les brodeurs accroupis sur le seuil des échoppes et dévidant leurs bobines de soies, les enlumineurs de coffres, les selliers à demi dissimulés derrière l’étalage de leurs cuirs historiés, de leurs laines teintes en couleurs vives et de leurs verroteries. Les ruelles se resserraient en longs couloirs obscurs, tantôt voûtés, tantôt recouverts de toiles ou de légers abris en feuilles de palmiers… Et puis, soudain, au sortir de cette pénombre, la lumière brusque d’un étroit carrefour, où il y a tout juste la place pour un jet d’eau qui fuse vers un pan de ciel bleu. J’étais à cent lieues de la pédagogie française et je finissais par perdre de vue le but austère de ma promenade.

Après bien des détours, on m’indique enfin la maison de l’Alliance. Elle est à peu près aveugle au dehors, comme toutes les bâtisses indigènes. Mais elle cache, à l’intérieur, un patio qui est une merveille, une cour dallée de marbre, avec une vasque au centre, un promenoir à colonnade, un liwan recouvert de faïences et de boiseries compliquées et délicates. Il y fait grand jour et il y fait sombre. Partout des coins d’ombre bleue, et des espaces miroitans où rit le soleil ! Cette maison délicieuse et fraîche est une école déjeunes filles.

La directrice, très aimable, me fait les honneurs de ce lieu d’enchantement. Sans doute, elle est aussi instruite qu’aimable : car elle est ancienne élève d’Auteuil, si j’ai bonne mémoire. En tout cas, elle a étudié en France. Tout de suite, elle gémit sur l’incommodité du local, si mal approprié aux exigences du confort et de l’enseignement modernes. Moi qui étais encore sous le charme de ma première impression, j’eus la lâcheté de ne pas défendre le vieux logis, et, par galanterie, je m’associai aux doléances de l’institutrice… Mais, sans plus tarder, la voici qui m’emmène dans la classe des grandes, — des fillettes de douze à quatorze ans. Et ce fut la séance d’inspection dans tout sou sérieux. Sur l’injonction de la maîtresse, une des fillettes nous lut un morceau de prose française. Elle s’en acquitta avec beaucoup d’intelligence. Cette petite Juive de Damas avait une prononciation et un accent presque irréprochables. Je l’en complimentai chaleureusement.

— Notez, me dit la directrice, que cette enfant n’apprend le français que depuis trois ou quatre ans et que, chez elle, elle ne parle que l’arabe !…

C’était évidemment un fort beau résultat, et qui méritait tous les éloges. Pourtant, on se réservait de m’édifier davantage encore. Une autre élève, priée de faire l’analyse grammaticale du morceau, s’en tira également à son honneur. Une troisième nous commenta le passage. C’était, si je ne m’abuse, un développement sur l’économie domestique et sur le rôle de la femme dans une maison. Après quelques phrases, la directrice intervint :

— Je me permets, dit-elle, de vous signaler l’importance de ce commentaire. Nous sommes ici en Orient, dans un pays où l’incurie des femmes est inimaginable. Vous le voyez : nous essayons de réagir ! Nous tâchons que ces fillettes deviennent plus tard des ménagères économes, ingénieuses et prévoyantes, pratiques surtout !…

Pratiques ! voilà le grand mot lâché ! Ils veulent tous être pratiques, — aussi bien les Frères de la Doctrine chrétienne que les professeurs de l’Alliance israélite ! C’est la marotte du monde oriental, persuadé que, si les Européens sont les maîtres de l’Heure, c’est parce qu’ils s’évertuent à être pratiques avec persévérance… Peut-être bien que l’institutrice, en attirant mon attention sur ce point, entendait caresser en moi une manie très française et très à la mode : elle me prenait pour un universitaire affolé d’enseignement pratique. Mais je sentais bien qu’au fond son œuvre était louable : les petites Juives de Damas ont assurément besoin d’apprendre à tenir un ménage. Et, quoique la pratique leur en fût enseignée par la théorie, cette pensée me consola d’avoir écouté une page d’économie domestique, dans ce harem désaffecté, où j’aurais préféré les beaux contes de Shéhérazade !

Nous terminâmes par une brève apparition dans la classe enfantine. Là, sous la direction d’une adjointe, une quarantaine de bébés balbutient des syllabes françaises :

— Ceux-là ne font encore que d’épeler ! me dit la directrice. Mais, vous verrez ! Dans deux ou trois ans, ils parleront presque aussi correctement que les jeunes filles de la grande classe !

J’en avais la ferme conviction, et je le lui dis. Cependant, elle continuait à déplorer l’incommodité du local, qui, effectivement, était un peu obscur pour une salle de classe. Je l’examinai, par complaisance, et mes yeux s’arrêtèrent sur des inscriptions en caractères hébraïques qui se déployaient tout le long des murs : c’étaient des sentences pieuses, comme il y en a chez nos congréganistes et chez les protestans. Vivement, la directrice s’empressa de s’excuser :

— Que voulez-vous ! me dit-elle : ici, ils sont très arriérés ! Il faut bien tenir compte, n’est-ce pas…

De nouveau, j’eus le sentiment que ces propos s’adressaient au Français anticlérical, qu’elle me supposait être. J’en fus positivement navré et je me hâtai de lui témoigner combien je trouvais légitime la présence de ces inscriptions bibliques dans une école Israélite… C’est égal ! Cette tendance honteuse, — au moins devant les étrangers, — à cacher prudemment ce que l’on devrait étaler avec orgueil ; cette rage qu’ils ont, en Orient, de réduire l’éducation à son matériel strictement pratique, — tout cela m’induisait en des réflexions chagrines touchant la mentalité future des Orientaux et aussi de nos jeunes Français, qui, davantage encore, sont soumis à ce genre de discipline. Je me disais : Enseigner l’économie domestique est fort bien ! Mais il y a de si belles histoires dans la Bible et dans l’Evangile ! Pourquoi les proscrire, sous prétexte de neutralité de conscience ? Quand on songe à tout ce que l’éducation chrétienne avait mis de délicatesse, de générosité et de poésie dans les âmes de la Vieille France, on ne peut que maudire les tristes pédagogues qui ont tari ces sources vives, et qui, avec leurs manuels grossièrement utilitaires ou inefficacement altruistes, ne propagent que la platitude et ne préparent que la brutalité et la barbarie.

Quoi qu’il en soit de ces réserves, je sortis enchanté de cette école de Damas. Les autres sont, paraît-il, de valeur égale ou supérieure ; et, puisque j’ai cité l’opinion locale en faveur des congréganistes, ce n’est que justice de la citer aussi en faveur des Israélites. Il n’y a qu’une voix à ce sujet : les écoles de l’Alliance sont excellentes. Je regrette seulement de n’avoir pu y pénétrer davantage.

A Jérusalem, je fus plus heureux qu’ailleurs. Grâce à la courtoisie du directeur, j’eus la bonne fortune de visiter l’Ecole professionnelle israélite, qui est peut-être la plus importante, la mieux organisée et la mieux outillée de toutes les écoles de l’Alliance en Orient. Outre l’enseignement professionnel, l’enseignement primaire à tous ses degrés y est distribué à des élèves de toute nationalité et de toute confession. Naturellement, on commença par une promenade à travers les classes, les dortoirs et les réfectoires, qui étaient parfaitement tenus. On me mit en main des copies qui étaient fort honorables, on interrogea devant moi des jeunes gens qui répondirent fort bien. Faut-il répéter que je n’attribue pas une importance extrême à ces formalités ? Qu’un maître fasse une leçon brillante devant un inspecteur, qu’un élève réponde bien ou mal, cela ne prouve pas grand’chose. Je m’en rapporte, sans hésiter, à la bonne réputation dont l’école jouit dans toute la Palestine et à l’agréable souvenir que j’ai gardé de mes conversations avec les professeurs (il en est de chrétiens dans le nombre). Ceux avec qui j’ai causé m’ont paru des esprits très ouverts, très modernes, — trop modernes peut-être.

Mais ce qui me frappa et m’intéressa le plus, ce sont les ateliers où on initie de jeunes Orientaux au travail industriel européen. Les ressources pécuniaires dont l’établissement dispose ont permis de les installer avec un grand luxe. Il y a des salles de tissage, de moulage, de serrurerie. Il y a des cours de dessin et de sculpture ou de peinture décorative. Il y a des ateliers de teinturerie, d’autres où l’on fabrique des résilles de cheveux. J’aperçois des apprentis mécaniciens en bourgerons bleus et cottes de travail. On m’assure que leurs pièces se vendent déjà dans la région et l’on escompte le moment où l’on pourra se passer complètement des fournitures d’Europe. J’examine de plus près les auteurs de ces merveilles. Certains sont roses et blonds, d’un blond pâle d’albinos : ce sont des Juifs du Nord, des immigrans polonais, aussi dissemblables qu’il est possible, comme types et comme allures, de leurs coreligionnaires du Sud, Égyptiens ou Tripolitains. On me signale aussi quelques Chrétiens dans cette foule d’élèves cosmopolites. Mais la majorité est orientale : c’est ce qui rend si intéressant l’effort tenté, dans cette maison, par l’Alliance israélite. Les jeunes Juifs de là-bas, comme d’ailleurs tous leurs compatriotes, n’ont qu’un goût médiocre pour le travail manuel. Parviendra-t-on à le leur inculquer ? La tâche, évidemment, sera longue et difficile. Ce qu’il y a de sûr, c’est que rien ne saurait être plus profitable et plus salutaire à ces jeunes gens qu’un enseignement de ce genre. Cela vaut mieux que de leur seriner nos immortels principes et de les bourrer de notions abstraites qui ne leur serviront à rien.

À cet égard, j’ai beaucoup admiré, — à Jérusalem encore, — l’école professionnelle des Sœurs de Saint-Vincent de Paul. Leur établissement est, sans comparaison, le plus considérable de toute la ville, — et c’est même une petite ville dans la grande. La masse et l’étendue des bâtisses, qui se développent en bordure le long de la route de Jaffa, vous saisissent l’œil dès l’arrivée. Ces constructions immenses sont de date relativement récente. Elles sont, pour ainsi dire, sorties de terre par la volonté d’une religieuse, la sœur Sion, une vaillante fille de nos faubourgs parisiens. Un tel résultat, — et si rapide, — tient presque du prodige : il est héroïque, si l’on songe à toutes les difficultés d’une aussi énorme entreprise. Réunir les fonds n’était rien (Dieu sait pourtant ce qu’une telle installation a coûté ! ) le plus malaisé fut d’obtenir du gouvernement turc l’indispensable autorisation de bâtir. Sœur Sion se révéla, en cette occurrence, un véritable diplomate, elle sut profiter très intelligemment de la faveur dont jouissait son Ordre auprès d’Abdul-Hamid. À Jérusalem, on vous racontera là-dessus maintes anecdotes qui prouvent que sœur Sion avait autant d’esprit que de bonté et d’audace.

La propre sœur de la fondatrice défunte, qui lui a succédé dans les fonctions de supérieure, eut la complaisance de me guider à travers le vaste labyrinthe de la maison. Le premier être humain que nous croisâmes fut un pauvre fou inoffensif, qui vaguait par les corridors, en bredouillant des paroles sans suite et en se livrant à toute une gesticulation effarante. Il nous poursuivit avec obstination :

— Un de nos pensionnaires ! me dit la supérieure. Notre maison est le rendez-vous de toutes les misères, même des pires, de celles qui rebutent la charité ! Outre un hospice pour les vieillards aveugles, nous avons aussi un refuge pour les incurables de tout âge et de tout sexe, hommes, femmes et enfans ! Vous ne pouvez pas vous imaginer les infirmités, les monstruosités que nous abritons ici…

Elle n’ajouta point un détail plus touchant et plus beau, que je savais déjà : c’est qu’à tour de rôle, ses compagnes se dévouent pour aller soigner, dans leurs repaires, les lépreux de Jérusalem. Une telle abnégation concilie aux sœurs de Saint-Vincent de Paul le respect des Musulmans eux-mêmes.

Et, bien entendu, à côté de ces œuvres de bienfaisance, elles soutiennent des œuvres d’éducation et d’instruction. Dans ce grand bercail des abandonnés, des infirmes et des désespérés, il y a place pour des écoles primaires. Mais, comme chez les Israélites, c’étaient les ateliers surtout qui attiraient ma curiosité. Nous vîmes donc des salles entières, où l’on enseigne aux pupilles de l’hospice la cordonnerie, la menuiserie, le tissage.

— Bientôt, expliqua la supérieure, nous nous suffirons à nous-mêmes, grâce aux produits de nos élèves. Ce sont eux qui ont fabriqué les souliers qu’ils ont aux pieds, qui ont tissé les étoffes qui les habillent. Nos meubles, nos portes et nos fenêtres, tout cela est leur œuvre… Mais je vais vous montrer des travaux plus délicats !

Nous entrâmes alors dans un atelier de repassage, où l’on chantait et où l’on bavardait ferme : une vraie blanchisserie française, où d’ailleurs on apprête aussi bien la lingerie indigène que la lingerie européenne ! On s’y évertue, pour les amidonnages, à imiter le « glacé » parisien, et l’on réussit également les tuyautages, le neigeux et le vaporeux des dessous féminins. La sœur n’avait pas besoin de me faire remarquer ces raffinemens de zèle chez ses élèves. J’avais été leur client pendant mon séjour à Jérusalem et je savais à quoi m’en tenir sur les talens de ces jeunes personnes. Je n’ignorais pas non plus qu’elles sont aussi habiles couturières que repasseuses distinguées. Néanmoins, ma surprise fut vive de constater, chez les Sœurs de Saint-Vincent de Paul, un atelier de coupe et de couture, où l’on ne se borne point à la grosse confection courante, mais où l’on entreprend des toilettes, — voire de grandes toilettes à la dernière ou avant-dernière mode de Paris. La cornette blanche de la religieuse, qui préside à ces prouesses, met une note imprévue parmi tant de mondanités. On a confiance, paraît-il, dans la sûreté de son goût. Les dames musulmanes de Jérusalem, femmes de fonctionnaires ou d’officiers, lui commandent leurs robes d’apparat. Les Européennes elles-mêmes recourent à ses élèves pour des travaux moins importans. Lorsque je visitai l’ouvroir, ces demoiselles étaient fort occupées à la bâtisse d’un trousseau destiné à la fille d’un consul, qui allait se marier.

En somme, il n’est guère possible de procurer un meilleur gagne-pain à ces jeunes Palestiniennes : une éducation plus ambitieuse serait au moins inutile, sinon déraisonnable et dangereuse. La supérieure me l’affirme, et elle ajoute :

— Nous avons aussi des Bédouines, — des Bédouines chrétiennes !… Nous les marions le mieux que nous pouvons. Elles s’en retournent dans leurs montagnes de Moab. Mais nous ne les perdons jamais de vue. Quand elles ont des enfans, nous leur envoyons des langes, des berceaux… Quelques-unes nous reviennent de temps en temps. Elles nous disent qu’elles sont heureuses… Que voulez-vous ? Il est certain que ce qu’elles ont appris ici ne leur sert pas beaucoup dans leurs pays perdus. Mais elles essaient de civiliser un peu leurs maris, leur entourage !

Malgré la modestie de la restriction, je pensais : « Vraiment, cela est admirable ! » Et, me rappelant qu’il existe une foule d’autres maisons semblables à Jérusalem et dans la banlieue, — que dis-je ! dans toute la contrée, depuis Nazareth jusqu’à Gaza, je ne doutai plus que la Palestine ne fût à la veille d’une transformation et d’une régénération complètes.

Hélas ! je suis bien forcé d’en rabattre. Il en est à Jérusalem, comme dans le reste de l’Orient, comme aussi dans cette Algérie française, où des méthodes analogues sont appliquées pour le relèvement de nos Arabes. Enseigner une langue, quelques formules d’examen, la pratique de la couture ou du repas sage, cela est, en général, facile. Mais changer le caractère, améliorer ou redresser les mœurs d’un pays, quelle entreprise écrasante et décourageante ! Je ne sais trop ce que deviennent les petites malheureuses éduquées dans les écoles primaires et les orphelinats de Judée. Mais, ce qui m’adonne à réfléchir, — aussi bien à Jérusalem que dans les autres villes circonvoisines, — c’est le pullulement du voyou levantin. Ces enfans adoptifs de la civilisation européenne ne sont même pas toujours respectueux pour leurs maîtres. Il faut entendre de quel ton ils lancent à tout personnage en soutane : « Eh ! bonjour, mon Père ! » et il faut voir de quelles familiarités indiscrètes et de quels quolibets ils les poursuivent. Devenus grands, ils ne font rien, ou si peu que rien : cireurs de bottes, camelots ou pisteurs d’hôtels, voilà pour le plus grand nombre. C’est une tourbe de déclassés. Les meilleurs sont drogmans, domestiques, brocanteurs d’objets pieux. On ne voit pas que, chez eux, le travail prenne un essor bien extraordinaire, comme par exemple en Egypte. Remonter le courant des habitudes acquises est peut-être au-dessus de leurs forces. La paresse ancestrale est mauvaise conseillère. Et puis, la flânerie est si tentante dans un pays où il est si commode d’exploiter les touristes, où d’ailleurs il n’y a ni commerce, ni industrie, rien qui provoque ou qui réveille l’activité !

Et pourtant, l’œuvre entreprise par les éducateurs occidentaux n’est pas vaine, puisque cet enseignement, si rudimentaire qu’on le suppose, donne, à ceux qui le reçoivent, le désir du changement, d’un autre état de choses que celui qui existe. Ce n’est pas seulement pour des motifs religieux que les Chrétiens et les Juifs d’Orient ont été parmi les plus résolus adversaires du régime hamidien. Supposons même que cet esprit de nouveauté, ils ne l’aient point : le seul fait que l’élève des écoles européennes sort du commun, de la plèbe misérable, qu’il est plus ou moins protégé, qu’une autorité étrangère et puissante a l’œil sur lui, — cela suffit pour lui donner une humble prérogative qui le distingue, une sorte de dignité extérieure. L’indolence musulmane en est alarmée, stimulée par contre-coup. Et ainsi, dans toute la masse orientale, s’insinue cette idée confuse : qu’on se libère par l’instruction.

Quant à compter sur la reconnaissance et l’attachement de cette clientèle scolaire, ce serait une illusion. Chrétiens, Juifs et Musulmans acceptent comme un dû tout ce que nous leur apportons. L’Europe est pour eux une vache à lait, qui ne demande qu’à se laisser traire. Jusqu’ici du moins, elle a tout fait pour leur persuader qu’elle n’avait pas d’autre ambition.


III

La munificence presque toujours désintéressée des nations occidentales a donc répandu à profusion, par tout l’Orient, les écoles primaires. Il va de soi que les écoles secondaires et supérieures créées par elles sont en plus petit nombre, comme répondant à des besoins plus limités. Néanmoins, l’enseignement des humanités a ses collèges dans toutes les grandes villes orientales ; et, quant aux centres moins importans, il est bien rare que cet enseignement ne s’y donne point à côté de l’autre.

Certaines villes comme Beyrouth et Jérusalem sont dotées de facultés de médecine, d’écoles de pharmacie et d’écoles spéciales pour les hautes études d’exégèse, d’archéologie et d’histoire. Et je ne parle point ici de l’Égypte, qui est soumise à un régime particulier.

Dans cette abondance, choisissons encore. Sans prétendre jeter le blâme du silence sur des établissemens de premier ordre, comme le lycée français de Salonique, les collèges des Lazaristes, celui d’Antourah et celui de Constantinople, mais uniquement parce qu’il faut bien se borner et qu’encore une fois je n’ai pu tout voir, — je restreindrai ma description à l’Université Saint-Joseph et au collège américain de Beyrouth, — enfin à l’École biblique dominicaine de Jérusalem.

Beyrouth est, par excellence, la ville universitaire de l’Orient. Plus qu’ailleurs, les écoles y foisonnent : grecques, maronites, israélites, allemandes, anglaises et françaises. Mais tout cède devant les deux collèges rivaux : Saint-Joseph et Les Américains.

Le premier a été construit par les Jésuites au cœur même du quartier chrétien : véritable forteresse catholique dressée en pays d’Islam, lieu de refuge pour la population chrétienne, en cas de massacre. Ce n’est pas seulement l’étendue, la hauteur et l’épaisseur des murs, l’appareil imposant de la bâtisse qui commandent le respect, mais c’est aussi le prestige dont la maison est environnée. Rien qu’à entendre les drogmans et les hommes du peuple prononcer le nom de Yessouïehs (Jésuites), on sent que l’Université Saint-Joseph est le siège et comme le chef-lieu d’une grande puissance : puissance à la fois matérielle, intellectuelle et morale.

Dès le seuil, on en éprouve l’impression très nette : on reconnaît l’endroit le plus vivant et le plus actif peut-être de toute la ville. Les mendians et les solliciteurs assiègent le portail ; les pauvres, les petites gens y affluent, en quête d’un secours ou d’un conseil. Et l’on y rencontre de belles dames syriennes, en toilettes élégantes, qui viennent voir leurs enfans ou requérir l’assistance d’un confesseur. Il y en a tout un groupe, très agité et très volubile de langues, dans le vaste parloir où l’on m’a introduit. En attendant qu’on veuille bien s’occuper de moi, j’examine le local, j’y salue l’habituel mobilier et la coutumière décoration des parloirs ecclésiastiques : les images de piété, les portraits du Saint-Père et des gloires de l’Ordre, les tableaux d’honneur dans leur cadre de bois doré, et aussi, en belle place, la lithographie patriotique bien connue : le Cuirassier mourant ! Un soldat français qui meurt au pied de la croix, enveloppé dans les plis d’un drapeau tricolore… Mais voici mon guide qui s’avance, le vénérable Père Ray (je lui dois trop pour ne pas le nommer). Il ne me cache pas qu’il me sera tout à fait impossible d’assister aux classes de l’établissement : les règlemens s’y opposent. Et d’ailleurs, on est encore trop près d’une récente inspection qui a causé le plus fâcheux esclandre dans Beyrouth et toute la province. Je proteste que cela m’est indifférent, que je désire seulement causer avec lui et les personnes compétentes, de tout ce qui touche à l’instruction et à l’éducation des indigènes.

— Cela ne vous empêchera pas, me dit le Père en riant, de voir notre collège !

Je n’en ai aucune envie ! Enfin ! c’est une politesse qu’il entend me faire et que je dois lui rendre. Je me résigne.

Rapidement, nous traversons la chapelle, qui est le centre et l’âme de cette vaste agglomération, puis des cours, où nous surprenons des séminaristes syriens en train de jouer au foot-ball. Le Père s’arrête avec complaisance et me fait admirer la scène. J’ai peine à garder mon sérieux, à la vue de toutes ces soutanes qui s’envolent comme de grandes ailes noires, ou qui se retroussent sous le coup de pied envoyé à l’énorme ballon… Nous franchissons une clôture : nous voici maintenant dans les gymnases, dans les salles de bains et dans les salles de douches : les appareils, m’assure-t-on, sont ultra-modernes et ont été fournis par les meilleures maisons de Paris. Qui donc soutiendra qu’on ne se lave pas chez les congréganistes ?… Encore une clôture, et c’est le préau, où ont lieu les distributions de prix, les concours littéraires et les représentations théâtrales. De là, une incursion à la Faculté de médecine qui est contiguë au collège. Les étudians sont, en ce moment-là, à l’amphithéâtre. Que ferais-je, moi profane, dans cette docte assemblée ? Je me contente d’aller présenter mes devoirs au chancelier. En sortant, j’avise, près de la porte, l’affiche des conférences. J’y lis l’annonce d’un cours de déontologie médicale. Le Père Ray me dit incontinent :

— J’en suis le professeur !

Et il m’explique que ce vocable rébarbatif de « déontologie » désigne la plus douce et la plus humaine des sciences : celle des devoirs particuliers qui incombent au futur médecin dans l’exercice de sa profession. On lui rappelle que le savoir et l’habileté de main n’y sont pas tout, qu’il y faut encore de la conscience et de la charité ; qu’il y a des pudeurs qu’il ne doit pas inutilement blesser et qu’enfin, dans toute chair souffrante, il ne doit voir que la chair du Christ. J’applaudis à la pensée généreuse et si profondément chrétienne qui inspire cet enseignement, et je déplore avec le Père qu’il n’ait pas son analogue, — même purement laïque, — dans nos Facultés de France.

Comme nous venons de rentrer dans le collège, je le supplie de m’épargner la visite fastidieuse des dortoirs et des réfectoires. Cependant, je ne puis me dispenser de jeter un coup d’œil à la Bibliothèque, qui est une des plus considérables de l’Orient, où je trouve toutes les revues savantes et la plupart des ouvrages spéciaux. Mon guide me confie que l’Université Saint-Joseph possède non seulement cette riche bibliothèque, mais une imprimerie, munie de caractères latins el arabes. Outre un journal, El Bachir, une revue, El-Machriq, des Mélanges de la Faculté orientale, elle édite une multitude de livres de classe et d’érudition. C’est une occasion pour le Père Ray de m’énumérer les différentes écoles et les divers genres d’enseignement que centralise l’Université : d’abord le collège, qui se divise en internat et en externat, et qui comprend tout le cycle des études secondaires ; puis le séminaire, qui forme des prêtres indigènes pour tous les rites orientaux ; la Faculté de Médecine, où les cours sont confiés à des professeurs français, où les examens se passent devant un jury venu de la métropole et qui confère les mêmes grades que nos Facultés de France ; enfin une Faculté de hautes études, pour l’enseignement des spécialités orientales Les maîtres chargés de cet enseignement rédigent une revue, — ces Mélanges, dont il était question tout à l’heure, — où sont exposés les résultats de leurs travaux ; enfin, ils donnent des conférences publiques de vulgarisation… Les Jésuites ont donc créé à Beyrouth une véritable Université moderne, qui peut rivaliser avec celles d’Europe, pour l’intensité et l’ampleur du mouvement intellectuel.

Tandis que le Père m’instruit de tous ces détails, nous traversons de larges terrasses très ventilées, où des religieux lisent ou récitent leur bréviaire, puis d’interminables corridors décorés de photographies qui représentent les monumens et les ruines les plus célèbres de l’antiquité gréco-latine : l’Acropole d’Athènes, le Parthénon, les temples de Baalbek et de Palmyre. Enfin, nous voici dans la cellule de mon compagnon, une pauvre chambre blanchie à la chaux et au mobilier sommaire : un petit lit entouré de rideaux, une table de bois blanc, quelques livres sur des planches, un pot à eau sur un guéridon. Le crucifix pendu au mur répand comme une beauté austère sur ces humbles choses.

Nous allumons des cigarettes, et j’écoute le Père :

— On nous accuse, me dit-il, d’être arriérés, encroûtés dans nos vieilles méthodes et dans nos vieilles habitudes. La simple vue de notre maison et la simple lecture de nos programmes suffiraient, je pense, pour réfuter ces calomnies. On attaque surtout notre enseignement classique, auquel on reproche d’être une superfétation dans un pays comme celui-ci. Mais nous ne saurions trop répéter que cet enseignement n’est réservé qu’à une élite, à ceux de nos jeunes gens qui se destinent à la médecine, ou qui veulent suivre, plus tard, des cours de droit. Nous avons d’ailleurs une section moderne, où on enseigne les langues vivantes : l’arabe, le français, l’anglais et l’allemand. Nos élèves de la section classique y participent avec leurs camarades ! De plus, nous allons fonder une école de commerce, pour satisfaire à des exigences nouvelles… Et puis, quoi ? Ces élèves réussissent, — quelquefois brillamment, — dans leurs examens. Nous fournissons de fonctionnaires tous les emplois publics ; les professions libérales se recrutent, en majorité, parmi les nôtres. La faveur et l’opinion publiques sont pour nous. Notre collège est en pleine prospérité… Quelle meilleure réponse pouvons-nous faire à nos détracteurs ?

J’admis le bien fondé de l’argument, et, pour la dixième fois, je posai mon éternelle question :

— Avez-vous beaucoup d’élèves musulmans ?

— Peu ! me dit le Père : vous en savez la raison !

Et, comme le Frère-directeur de l’école du Caire, il crut devoir protester énergiquement contre l’accusation de prosélytisme, d’attentat à la liberté de conscience :

— D’abord, me dit-il, veuillez considérer que nous sommes ici dans un collège catholique, un établissement qui ne doit recevoir, en principe, que des chrétiens. Notre enseigne est assez éclatante pour qu’on soit averti dès l’entrée. Les Musulmans qui viennent chez nous savent donc à quoi s’en tenir. Mais, du moment qu’ils y sont, nous avons assez de prudence et de bon sens pour n’exercer sur eux aucune pression. N’assistent à nos offices que ceux qui le veulent bien. D’ailleurs la Congrégation de la Propagande nous interdit formellement d’imposer à nos élèves non catholiques la présence aux cérémonies du culte !

Ces déclarations étaient superflues, du moins pour moi. J’abrégeai le plus possible la défense du Père, et, discrètement, j’essayai de l’interroger sur les méthodes pédagogiques de la Société :

— Oh ! me répondit-il impétueusement, nous ne nous piquons pas de suivre la pédagogie universitaire à travers ses… évolutions. Nous avons la nôtre, qui a fait ses preuves et que nous conservons, quitte à l’adapter de temps en temps aux nécessités du siècle !…

Je sentis qu’il était inutile de pousser davantage mon interlocuteur sur ce point. Peut-être n’avait-il pas toute la compétence requise pour aborder un tel sujet : la prédication et les œuvres sociales l’occupaient beaucoup plus que l’enseignement. Mais enfin, je la connaissais, cette pédagogie des Jésuites, pour y avoir été soumis autrefois… dans l’Université ! Et, quant aux griefs qu’on peut formuler contre elle, je les avais recueillis à Beyrouth même et dans toutes les autres villes d’Orient, où la Compagnie de Jésus a des concurrens et des ennemis. Que ne m’avait-on pas dit que je n’eusse entendu déjà et que je n’eusse pu moi-même formuler d’avance ? « Education toute verbale ! Culte de la vieille rhétorique cicéronienne, avec ses définitions, ses partitions, divisions et subdivisions ! Théorie de la synecdoque, de la métonymie et de l’antonomase !… » Mon Dieu ! je l’accorde : il est des nourritures plus substantielles pour l’esprit que toute cette paille de la rhétorique gréco-latine ! Mais la théorie des figures oratoires, est-ce plus absurde, en somme, que la théorie de la multiplication, dont on nous abrutissait jadis, dès la quatrième ? Il est trop évident d’ailleurs que les Jésuites ne limitent pas leur enseignement des humanités à cette médiocre scolastique. Chez eux, comme chez leurs rivaux, on étudie, on commente et on apprend les textes de nos grands écrivains. — Tout, me dira-t-on, dépend de la manière ! — Je l’accorde encore. Mais cette « manière, » j’en ai pu juger très favorablement. Je n’ai eu pour cela qu’à me souvenir de mes conversations et de mes rapports avec les élèves orientaux des Jésuites. Leur éducation ne les a ni déprimés ni endormis. Ce sont des gens très actifs, très entreprenans, et, en général, d’une belle indépendance d’idées. Si beaucoup sont restés croyans, il y en a d’autres qui sont libres penseurs. Chez les mieux doués, j’ai constaté un sens littéraire, un souci du bien-dire, une élégance d’esprit et, parfois, une curiosité intellectuelle qui ne se rencontre pas déjà si souvent, même en France, chez les anciens élèves de nos lycées. Par-dessus tout, ce sont, d’habitude, des gens bien élevés : ce qui ne les empêche pas de faire parfaitement leurs affaires, et même « des affaires ! »

Leurs femmes, sans avoir leur culture, ne leur sont point inférieures. Presque toutes ont passé par les couvens de nos religieuses. Il en est de fameux, en Orient, comme l’étaient autrefois, dans nos chefs-lieux, tels couvens de l’Assomption ou du Sacré-Cœur. D’y avoir été élevée, cela confère une sorte de lustre à une jeune fille. Par exemple, on reconnaît tout de suite une ancienne élève de Pankaldi, le pensionnat élégant de Constantinople, ou de Ramleh, le grand pensionnat d’Alexandrie, qui est dirigé, comme l’autre, par les Dames de Sion et qui a pour supérieure une Française de la plus haute distinction, la fille de Prévost-Paradol. Évidemment, ces Levantines n’ont pas le brillant de nos Parisiennes, ni leur liberté d’allures ou d’opinions, et il est clair que le bagage de leurs connaissances n’est pas toujours très considérable, ni très varié. Mais, pour l’instant du moins, cette éducation est très exactement adaptée aux mœurs d’un pays où le féminisme est inconnu et où des doctoresses et des propagandistes révolutionnaires feraient scandale. Aux yeux de ces jeunes femmes, comme à ceux de leurs maris, il suffit bien qu’elles soient des mères de famille et des maîtresses de maison irréprochables. J’ai eu l’occasion d’être reçu par quelques-unes d’entre elles, mariées à des Français qui occupaient, en Orient, de hautes situations : ces anciennes couventines de Beyrouth ou d’Alep faisaient très honorable figure parmi les dames européennes qui, dans leur salon, parlaient musique ou littérature. Enfin, leurs ménages étaient exemplaires. N’est-ce point l’essentiel ? Et, si l’on songea ce qui reste, chez nous, d’une instruction complète, — les licences, les baccalauréats, ou les brevets supérieurs une fois obtenus et enterrés ; — si l’on ajoute que l’éducation morale y est presque nulle, tandis qu’elle est, au contraire, très développée dans les écoles congréganistes d’Orient et que les résultats en sont les seuls qui demeurent, — on conviendra qu’il y a des raisons plausibles pour hésiter entre les deux systèmes.

Je ne communiquai point ces réflexions au Père jésuite qui m’entretenait : nous étions trop du même avis. Mais j’eus soin de revenir fréquemment l’interroger, pendant mon séjour à Beyrouth. Il causait volontiers des nombreuses œuvres qu’il dirigeait : confréries d’étudians, cercles catholiques de jeunes gens et d’ouvriers. Il y était très aimé :

— En général, me dit-il, ceux que nous avons élevés, ou secourus, nous restent fidèles ! Ils se souviennent. Nous avons une association d’anciens élèves, éparse à travers tout l’Orient et même le monde entier. Cela forme un bloc de solidarités… Mais nous avons à lutter, ici même, contre de rudes adversaires : les Américains ! Leur collège a été créé et organisé par un homme de haute valeur, M. Bliss. Nous étions au mieux avec lui, comme nous le sommes encore avec ses collaborateurs. Cela n’empêche pas que, quand nous fondions une école quelque part, M. Bliss s’empressait d’en bâtir une autre en face : collège contre collège, chapelle contre chapelle, dispensaire contre dispensaire !… Aujourd’hui, c’est son fils qui est à la tête de l’établissement. Allez le voir ! Cette installation des Américains est admirable !… Ils sont plus riches que nous, hélas !…

Je suivis le conseil du Père : j’allai voir le collège protestant des Américains.

Les Jésuites se sont logés à l’Est de Beyrouth. Les Américains occupent l’extrémité opposée de la ville. Selon la méthode anglo-saxonne, ils ont construit leur université en pleine campagne, sur une éminence, d’où l’on domine la Méditerranée et la chaîne du Liban. Le lieu, très salubre, est rafraîchi, même en été, par la brise de mer. A travers les fanges des faubourgs, je gagne cette oasis de propreté et de confort. Je distingue les murs des premières bâtisses : c’est encore plus imposant que chez les Jésuites ! D’abord, de vastes jardins fermés de clôtures en pierres Je taille ; puis, tout un quartier qui s’est groupé autour du collège et qui en est une véritable dépendance : boutiques de papetiers et de coiffeurs, restaurans et cafés pour les étudians. J’aperçois, plus loin, un hôpital de bébés, toutes fenêtres ouvertes. De petites figures pâlottes se montrent derrière les moustiquaires des couchettes. Des nurses en tabliers à bavettes circulent entre les rangées de lits. Partout, on sent l’iodoforme et les dégagemens chimiques des laboratoires : une bonne odeur de science et de pédagogie environne cette autre cité universitaire.

Un domestique me conduit chez le directeur M. Daniel Bliss, qui habite un élégant cottage, à l’extrémité des jardins, bien en vue de la mer. Je suis reçu dans une sorte de salon-bibliothèque : des rayons chargés de livres font tout le tour de la pièce ; des photographies d’art, des fleurs sont très esthétiquement disposées sur les meubles. On devine, dès le seuil, que le maître de ce studio est un homme de culture et de goût, habitué à la large existence américaine, et l’on reconnaît la présence et les soins d’une maîtresse de maison accomplie à tout ce qu’il y a de net, de poli, d’agréable et de sérieux dans l’arrangement de ce salon : cela me change de la pauvre cellule de mon jésuite. Mais je ne puis m’empêcher de songer que, là-bas, on est sans doute plus près qu’ici de l’esprit de l’Evangile…

M. Bliss commence l’entretien par une très libérale déclaration de principes et par un éloge de Renan. (Décidément, l’auteur de la Vie de Jésus est l’homme des Anglais ! Déjà, lord Cromer me l’avait vanté ! ) Par malheur, mon hôte s’exprime assez difficilement en français, et moi-même je sais trop mal sa langue pour essayer de m’en servir. J’ai donc peur, sinon de trahir, du moins de déformer sa pensée, en m’efforçant de la reproduire. Pourtant, il me semble bien qu’elle se ramenait à ceci, en ce qui concerne la propagande religieuse de la Mission Américaine : « Ne retenir du christianisme que ses préceptes les plus généraux et les plus accessibles à tous, afin que Musulmans, Juifs et Chrétiens orientaux y trouvent une règle morale qui ne contredise pas l’essentiel de leurs croyances antérieures. S’attacher moins à la personne qu’à l’esprit du Christ ; et, ainsi, dégager de sa doctrine une conception d’ensemble qui satisfasse toutes les aspirations vers l’Idéal, sans heurter les principes directeurs de la science moderne. » En d’autres termes, ce serait une religion sans dogmes, et moins une religion proprement dite que le culte du sentiment religieux.

Il est certain qu’une propagande ainsi conçue est fort ingénieuse. Mais je crains qu’elle ne soit aussi bien subtile pour des intelligences orientales. Ce sont là façons de penser européennes, qui ne les choquent pas moins que le catholicisme le plus dogmatique et le plus autoritaire. La preuve en est que les protestans, malgré toutes leurs concessions, ne convertissent pas plus que nos congréganistes avec toute l’intransigeance de leur orthodoxie.

Nous quittâmes vite ce terrain brûlant, où nous marchions d’ailleurs d’un pas mal assuré, et nous abordâmes les questions d’ordre matériel. Je sus bientôt que le collège américain compte environ huit cents élèves, un peu plus que celui des Jésuites. Ces élèves sont, en majorité, des Syriens, des Arméniens, des Grecs, même catholiques. Il faut y ajouter une centaine de Musulmans, Persans, Hindous et surtout Égyptiens ; ces derniers sont attirés en assez grand nombre vers le collège protestant par la facilité qu’ils y ont d’apprendre l’anglais. Quant à l’enseignement, il comprend des études classiques qui conduisent au grade de bachelier, puis des études secondaires modernes, avec une école de commerce. Enfin, une Faculté de médecine et de pharmacie, une école d’archéologie et de philologie biblique couronnent cet édifice universitaire. On le voit : le Collège des Américains, dans sa structure pédagogique, ressemble, à peu de chose près, à celui des Jésuites.

Ces renseignemens épuisés, M. Bliss me propose gracieusement de visiter la maison. Cette fois, j’accepte avec plaisir, puisqu’un établissement de ce genre, c’est l’inconnu pour moi.

D’abord, mon guide, sous prétexte de me faire admirer le paysage, me conduit dans les dortoirs, qui occupent les étages supérieurs et d’où la vue est effectivement très belle. Il m’entr’ouvre, en passant, deux ou trois chambres de maîtres. Décor prévu : photographies, bibelots, tentures orientales. Cela rappelle tout à fait les splendeurs de nos « turnes » d’étudians. Il n’y manque même pas les haltères, qui traînent sur le plancher. Et, encore une fois, je songe à la cellule de mon Jésuite. Quelle différence ! Rien que ces menus détails m’avertiraient tout de suite que l’atmosphère de cet endroit-ci est tout autre, si je n’en avais été prévenu, dès l’entrée, par le spectacle significatif de ces vastes parcs et de tous ces buildings de style oxfordien… Mais voici un local, qui est peut-être le plus anglo-saxon de tout le collège, — l’école de commerce ! En y pénétrant, j’entends tinter de la monnaie qu’on remue, qu’on échange et qu’on aligne en piles égales. Jamais le réalisme de la « leçon de choses » n’a été poussé plus loin. Des cages vitrées ont été aménagées pour les futurs caissiers, des bureaux et des comptoirs pour les futurs commerçans. Rien n’y manque, ni les casiers encombrés de gros livres à des verts, ni les fauteuils de moleskine, ni les coffres-forts. Enfin, l’illusion est complète. Non seulement, les jeunes gens s’y familiarisent avec la théorie de leur profession, mais ils en exécutent déjà tous les gestes. C’est ce que j’ai vu de plus fort comme éducation pratique !

Et, — je n’ai pas besoin d’y insister, — les exercices physiques, voire athlétiques, ne sont pas moins en honneur au collège que l’enseignement réel ! Je vous fais grâce des gymnases, des pistes de tennis et de croquet, dont les cours sont généreusement pourvues. Le foot-ball y triomphe comme chez les Jésuites. Seulement, ici, ce ne sont pas des séminaristes en soutanes qui lancent le ballon, mais de jeunes Musulmans, coiffés du tarbouch écarlate.

Tout cela n’est rien : la partie maîtresse, et, comme qui dirait, le joyau du collège, c’est la Faculté de médecine. Avec une légitime fierté. M. Bliss m’y entraîne. Je me recule pour mieux contempler cet édifice fastueux. Puis nous nous approchons : au fond du vestibule, sur un piédestal, trône une statue de marbre blanc, qui représente un pasteur, revêtu de sa toge. Mon compagnon se découvre respectueusement :

— Monsieur mon père ! me dit-il, d’un ton bas et pénétré.

Je salue, moi aussi, cet illustre mort ; et, me souvenant des paroles louangeuses du Père Ray, à propos du fondateur de la maison, je songe en moi-même : « Décidément, c’est plus que la gloire, c’est l’apothéose ! » Un sentiment de vénération se mêle à mes éblouissemens, tandis que je parcours l’enfilade des salles de conférences, des laboratoires et des musées.

Enumérerai-je les richesses des collections qui défilent sous mes yeux ? Il y en a d’archéologie, de géologie, de paléontologie, d’histoire naturelle et de botanique. Je m’extasie devant des raretés végétales venues de tous les pays du monde, devant des échantillons incomparables de la flore indigène. Je crois bien que toutes les espèces de cèdres du Liban sont ici, identifiées et cataloguées… Nous nous hâtons, — il faudrait des journées pour examiner chaque chose en détail ! Dans une des salles que nous traversons, le directeur, d’un geste discret, me désigne un portrait sobrement encadré :

— Monsieur mon père ! me dit-il encore.

Il soulève son chapeau. Je me découvre, à son exemple, — et nous sortons. Mon compagnon, qui a tiré sa montre, me confie :

— Maintenant, c’est l’heure de la prière ! Si vous voulez y assister, vous verrez, c’est très impressionnant !…

Nous nous acheminons vers la chapelle. Devant une des portes latérales, j’aperçois un petit homme aux gestes vifs, à la physionomie spirituelle, qui cause avec un vieillard pâle, long et maigre, en tenue de clergyman. Le directeur me présente, et, se tournant vers le petit homme :

— Monsieur mon père ! me dit-il, avec un accent plein de déférence.

Stupéfait, je fus à deux doigts de lâcher : « Comment ! il n’est donc pas mort ? » C’était presque une désillusion pour moi. Mais je fus bien heureux, tout de même, après l’avoir contemplé en marbre et en peinture, de voir, en chair et en os, le célèbre M. Bliss !

Ensemble, nous prenons place sur l’estrade qui s’élève au fond de la chapelle. Des rangées de chaises y sont disposées pour les professeurs. Au milieu, le vieillard maigre, la toge aux épaules, se tient debout devant un pupitre où une gigantesque bible est ouverte… Un piétinement nombreux, une rumeur d’écoliers lâchés : ce sont les élèves qui arrivent. Ils s’installent au petit bonheur, sans ordre apparent, et, dès que le silence s’est établi, toute l’assemblée entonne un cantique, que l’orgue accompagne. Puis, le pasteur prononce une brève exhortation. L’exhortation finie, nouveau silence ! on se recueille et on médite pendant quelques minutes. Je regarde ces jeunes gens : quelques-uns, la tête entre les mains, ont pris l’altitude de l’oraison. La plupart se bornent à observer une contenance correcte. Sitôt que la décence le permet, des groupes entiers quittent leurs bancs, d’autres les suivent, et c’est, en moins de rien, une débandade générale vers les cours de récréation. Sermon compris, la prière n’a pas duré un quart d’heure.

Je suis un peu déconcerté par ce sauve-qui-peut si rapide. Mais le directeur m’explique, qu’afin de développer chez ces jeunes Orientaux le sens de la responsabilité morale et du self-government, on ne leur donne, à la chapelle, aucun signal qui les puisse contraindre. Ils sont libres de s’en aller quand ils le jugent à propos.

— Tous vos élèves, lui demandai-je, assistent-ils au service ?

— C’est une obligation stricte, me dit-il. Notre collège n’aurait plus sa raison d’être, s’il n’était chrétien. Matin et soir, nous avons des prières tous les jours de la semaine, et le dimanche explication de la Bible ; enfin, chaque dimanche, culte et sermon. Nos étudians, sans exception, doivent participer au moins à l’un ou l’autre de ces exercices !

Je ne sais trop comment les Musulmans, en particulier, s’accommodent de ce pieux régime. Toujours est-il qu’ils manifestent moins de défiance à l’égard du Collège américain qu’à l’égard de l’Université Saint-Joseph, bien que cependant, chez les Jésuites, l’assistance aux offices soit facultative.

Grâce au caractère pratique de son enseignement, et, — il faut bien le dire aussi, — grâce à l’énorme budget dont elle dispose, l’Université protestante est, comme l’autre, en pleine prospérité. Ses gradués sont répandus un peu partout, soit dans l’armée et l’administration ottomane, ou égyptienne, soit dans le commerce et les professions libérales. Ces doux établissemens se complètent plutôt qu’ils ne se nuisent. Chacun a sa clientèle : les jésuites ont les catholiques, les protestans ont les orthodoxes ; et, ainsi, tout est pour le mieux.


Mais ces différentes écoles, si largement ouvertes qu’elles soient à l’enseignement supérieur, sont avant tout professionnelles et non spéculatives. Il n’existe, dans tout l’Orient, qu’une seule maison exclusivement consacrée à la science pure, — à la fois séminaire intellectuel et laboratoire de découvertes : c’est l’Ecole biblique de Jérusalem, actuellement dirigée par des Dominicains français.

Edifié sur le lieu traditionnel du martyre de saint Etienne, leur établissement est un des plus considérables et des plus beaux de cette Palestine, où, pourtant, toutes les nations occidentales rivalisent de magnificence dans leurs bâtimens. Ici encore, il faut admirer le génie constructeur de l’Eglise, vraiment romaine en cela. Il n’y a guère plus de vingt-cinq ans, on ne voyait en cet endroit, voisin de la Porte de Damas, que des terrains vagues et un abattoir. Aujourd’hui, on y voit une superbe basilique de style romano-byzantin, un cloître entouré de vastes jardins et de multiples dépendances, enfin un collège qui comprend des salles de cours et des chambres pour les étudians étrangers à l’ordre des Dominicains.

Grâce à l’affectueuse obligeance du Père Séjourné, alors prieur du couvent, j’obtins la faveur d’être logé dans une de ces chambres, pendant toute la durée de mon séjour à Jérusalem. J’en ai gardé le plus délicieux souvenir. L’exquise retraite que cette cellule, ouverte sur une cour intérieure ombreuse et fraîche, — et combien propice à la méditation, combien exaltante pour quiconque y apporte une autre disposition d’âme que la vaine curiosité du touriste ! De ma fenêtre, j’apercevais presque toute la Ville Sainte : le dôme surbaissé du Saint-Sépulcre, la flèche aérienne des Franciscains, la grosse tour trapue de l’église protestante du Rédempteur, puis des minarets de mosquées émergeant parmi les blancheurs laiteuses des maisons, les lilas et les mauves des lointains. Au coucher du soleil, le spectacle avait une grandeur religieuse. Je montais, à cette minute-là, sur la terrasse : les créneaux des remparts, dorés par le crépuscule, dévalaient avec une lourdeur puissante vers le creux sombre de la vallée de Josaphat et la grande face blême du mont de l’Agonie. Derrière un bois d’oliviers, le soleil couchant enflammait de rougeurs sanglantes la coupole monstrueuse de la cathédrale russe. Mais, vers le Nord, rayonnait une suavité divine. Le ciel livide se fondait dans des transparences cristallines, les brindilles fuselées des oliviers tout proches se découpaient sur ce fond mélancolique, comme des nervures de plomb sur le fond splendide et doux d’un vitrail.

Dans ce cadre composé par la plus pure des lumières et par la plus émouvante et la plus grandiose des histoires, se déroulait sous mon regard toute la calme beauté de la vie monastique. Cette paisible existence, partagée entre le travail, la prière et les chants, — c’est déjà le rêve paradisiaque…

Et cependant, nulle part ailleurs, je n’ai trouvé un milieu plus moderne, plus chaud, plus vibrant d’enthousiasme, plus épris de science et de libre discussion. Lorsque j’entrais dans la bibliothèque, je pouvais me croire de retour à l’Ecole normale d’autrefois, parmi mes anciens condisciples. Le scapulaire et la robe de laine blanche n’ôtaient rien de leur gaîté, de leur franchise et de leur vivacité d’allures aux jeunes Dominicains qui venaient là pour vérifier une référence, consulter un texte, ou lire les derniers articles des journaux et des grandes revues européennes. À la fusée brusque des rires, au bourdonnement perpétuel des conversations, à la ferveur studieuse des isolemens, on sentait tout de suite, que, dans cette Thélème orthodoxe, on fuit sa joie de la science et de l’intrépide examen de tout ce qui touche à la science.

Bien que l’Ordre des Frères prêcheurs ait des devoirs stricts qui passent avant le reste, leur maison de Jérusalem est, dans sa destination première, une maison savante.

En ce moment, elle compte une quarantaine d’étudians, venus à peu près de tous les pays occidentaux. Son but, très nettement défini, est de « former des professeurs d’Écriture sainte, des conférenciers et des écrivains qui soient au courant de l’état actuel des controverses bibliques[2]. » Pour se convaincre que ces généreuses ambitions se sont, autant que possible, réalisées, il n’est que de consulter la liste des cours professés à l’École Saint-Étienne. En voici un aperçu, dont j’emprunte l’essentiel au programme des études pour l’année scolaire 1907-1908 : outre les obligatoires leçons de théologie, conférences sur Les Évangiles synoptiques, sur Le deuxième livre de Samuel ; conférences de géographie sur Le Sinaï et le pays à l’Est du Jourdain, sur La topographie de Jérusalem dans l’Ancien Testament ; conférence d’archéologie sur La Mosaïque de Maddba ; conférence d’histoire sur Les usages et les mœurs des Bédouins et des Fellahs ; leçons d’épigraphie sabéenne, de langue hébraïque, arabe, araméenne, assyrienne et copie. En plus de ces cours, des promenades archéologiques ont lieu toute la semaine, et, une fois par mois, des excursions qui durent la journée entière. Enfin, chaque année, l’École entreprend des explorations d’étude, sous la conduite de ses maîtres les plus autorisés.

Parmi ces maîtres, il en est d’éminens, dont la compétence est appréciée par tous les corps savans d’Europe. Si désireux que je sois de ménager leur modestie, je ne puis me dispenser, du moins, d’apporter ici mon hommage au R. P. Lagrange, actuel prieur du couvent de Saint-Étienne et membre correspondant de l’Institut de France. À mon grand regret, je suis trop peu versé dans les doctes matières où il excelle, pour oser parler de ses nombreux ouvrages et mémoires spéciaux. Mais j’ai lu, comme beaucoup d’autres, un livre de lui dont l’accès est moins difficile et dont la réputation est mondiale : La méthode historique. Si des esprits timorés craignent de perdre, avec la foi, l’indépendance de leur pensée, qu’ils méditent cette vigoureuse démonstration de la thèse contraire : ils verront tomber toutes les objections accumulées par la critique rationaliste contre une apologétique trop naïve ou trop imprudente, mais rendues vaines contre une exégèse plus circonspecte et plus pénétrante, dans son accord fondamental avec l’enseignement de l’Eglise.

Je n’ai pas seulement lu, j’ai eu l’occasion d’entendre le Père Lagrange. Pendant le semestre d’hiver, des conférences de vulgarisation ont lieu, plusieurs fois par semaine, dans la grande salle de l’Ecole. J’ai pu constater qu’elles attiraient une nombreuse assistance. Ce jour-là, le conférencier nous entretint des récentes fouilles de Crète. Il le fit, non en pédant qui disserte d’après des livres, mais en voyageur qui raconte bonnement ce qui est tombé sous ses yeux et ce qui l’a frappé. Des photographies, qu’il faisait circuler dans l’auditoire, précisaient le sens de certaines explications un peu techniques. C’était un charme de l’écouter. Mon attention allait constamment de sa chaire aux figures des auditeurs, et j’étais surpris vraiment qu’à Jérusalem on pût réunir un public aussi complaisant, autour d’un religieux dominicain qui décrit le palais du roi Minos ou les toilettes et les bijoux de Pasiphaé, fille du Soleil. Il y avait là des Musulmans et des Israélites, — professeurs ou fonctionnaires, — des congréganistes appartenant aux autres ordres, des médecins étrangers, des directeurs d’écoles protestantes, le receveur de la Poste française, le fondé de pouvoirs du Crédit lyonnais, et enfin le personnel et les dames des consulats, qui, à Jérusalem, représentent le monde sélect des ambassades. Les conditions, les religions et les races les plus diverses se rencontraient ainsi, momentanément réconciliées, au pied de cette chaire, où un prêtre catholique leur exposait les dernières découvertes de la science moderne.


IV

A quelque confession qu’elles appartiennent, il est incontestable que toutes ces écoles contribuent à maintenir, en Orient, le bon renom de la culture occidentale, sans parler des autres services plus immédiats et plus positifs qu’elles y rendent. Mais la grande objection qu’on formule contre elles, — et spécialement contre celles de nos congréganistes, — c’est qu’elles ne réussissent guère à se faire une clientèle parmi les Musulmans.

Les adversaires de ces écoles en tirent un argument décisif. Il n’en serait pas ainsi, prétendent-ils, si ces établissemens, au lieu d’être confessionnels, étaient purement laïques. Qu’on m’entende bien : je ne prétends point, à mon tour, condamner l’enseignement laïque, en Orient. Il est certain qu’il y doit avoir sa place, partout où il lui est possible de recruter un nombre suffisant d’élèves. L’erreur est de vouloir supprimer les écoles catholiques, au bénéfice des autres. Les deux enseignemens peuvent très bien coexister dans les mêmes villes. Quand il y aurait concurrence entre eux, où serait le mal ? Actuellement, en France, l’Université voit tomber le niveau de ses études au-dessous du médiocre, parce qu’elle n’a plus de concurrens. Mais je soutiens que le caractère religieux des collèges et des écoles congréganistes n’est point la vraie raison qui en écarte la grande majorité des Musulmans. Sans doute, quelques-uns répugnent à y entrer pour ce motif. En réalité, les vrais motifs, ceux qui agissent sur la masse, sont tout différens : ils sont d’ordre national.

Qu’on y réfléchisse un instant ! Si les Chrétiens orientaux entrent si facilement dans les écoles européennes, quelles qu’elles soient, c’est qu’ils vivent, si l’on peut dire, en marge de la nationalité ottomane. (La révolution récente ne changera pas de sitôt cet état de choses ! ) On conçoit au contraire que les Turcs et les Égyptiens musulmans, qui se considèrent comme les vrais et seuls fils de leurs patries, se montrent beaucoup plus réservés. C’est toujours une aventure bien périlleuse que de livrer l’instruction et l’éducation d’un peuple à des étrangers : les Musulmans n’ont pas besoin d’être avertis par nous, pour s’en rendre compte. Ils le sentent avec une extrême susceptibilité. En vain, nos écoles congréganistes sont-elles étiquetées confessionnelles et non nationales, il n’en reste pas moins que l’enseignement y est donné par des Français, et que ceux-ci, quand ils le voudraient, ne peuvent faire abstraction de leur nationalité : aux yeux des patriotes ardens, le danger est là. Leurs suspicions seraient bien autrement légitimes, s’il s’agissait de confier leurs enfans, non plus à des religieux qu’aucun lien de dépendance ne rattache à un gouvernement étranger, mais à des fonctionnaires entièrement payés, inspirés et conduits par ce gouvernement. Ni les Turcs, ni les Egyptiens ne sauraient admettre une intrusion semblable. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de nous emprunter momentanément des professeurs pour leurs collèges, jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de se passer d’eux, et encore à condition de garder la haute main dans cette catégorie d’établissemens mixtes.

Donc, pour cette raison capitale : parce que la masse musulmane est hostile en principe à l’éducation par les étrangers, il est au moins inutile de réclamer à cor et à cri l’inauguration de tout un système d’écoles laïques en Orient : c’est se tromper grossièrement sur la clientèle possible de ces écoles. On risque d’en éloigner les Chrétiens qui forment le gros du contingent scolaire, et de n’y attirer qu’une infime minorité de Musulmans, des brebis galeuses, ou les enfans d’une élite assez sûre de son prestige pour rompre en visière avec le préjugé.

Mais l’entreprise est sujette à bien d’autres difficultés. Du moment que nous ne sommes pas en pays conquis, ni dans une colonie française, nous sommes obligés de nous soumettre à la législation ottomane ou égyptienne. Or, à ce sujet, le texte des Capitulations est formel : les étrangers à l’Empire n’y peuvent ouvrir que des écoles religieuses et non des écoles d’Etat. En fait, il est possible de tourner la loi. Néanmoins, l’échec des écoles laïques italiennes de Smyrne est là pour prouver que, même en tournant la loi, on s’expose à de graves mécomptes. Un iradé impérial défendit aux sujets ottomans de fréquenter ces écoles. Dès lors, il fallut les rétrocéder à une société catholique et placer à la tête de chacune d’elles des Pères salésiens. Aujourd’hui, il est vrai, le gouvernement Jeune-Turc semble annoncer des dispositions plus libérales. Mais combien de temps ces bonnes dispositions dureront-elles ? Ce serait donc un énorme aléa que de se lancer dans la voie des laïcisations à outrance. Si l’on veut « faire grand, » où s’arrêtera-t-on ? Que de millions ne faudra-t-il pas pour mettre debout des collèges comme celui des Lazaristes à Antourah, ou ceux des Jésuites à Alexandrie, au Caire, à Beyrouth !… Je passe : l’objection a été cent fois présentée.

Si, au contraire, on procède petitement, alors qu’arrivera-t-il ? Les écoles françaises laïques ne payant pas de mine et d’ailleurs ne jouissant que par exception de la faveur publique, ce sont les Franciscains italiens, les Américains surtout, qui recueilleront notre clientèle, une fois que nos congréganistes auront fermé leurs portes. C’est pure folie ! A quoi bon remplacer, pour un bénéfice problématique, des écoles qui fonctionnent depuis longtemps, qui enseignent très bien notre langue, qui propagent notre influence, et qui ne nous coûtent, pour ainsi dire, rien ? Quelques centaines de francs y suffisent. Que veut-on que devienne un laïque avec de si faibles subsides, surtout dans un pays où la vie européenne est hors de prix ? La plus forte allocation est celle qui est attribuée à la Faculté de médecine catholique de Beyrouth ; elle s’élève à 100 ou 200 000 francs. Mais, comme me le disait un des professeurs, presque tout cet argent revient en France sous forme d’achats : livres d’études, instrumens de chirurgie, médicamens de marque française. Outre ces avantages matériels, n’avons-nous pas intérêt à soutenir, devant l’étranger, nos congréganistes, bien loin de leur déclarer une guerre absurde ? En réalité, il est d’une politique détestable de jeter ainsi la suspicion sur toute une classe de nos compatriotes, de les désigner à la méfiance et à la haine des Orientaux, qui, souvent, n’y comprennent rien. Ceux des nôtres qui vivent en pays d’Islam auraient honte de s’associer à de pareils procédés : ils sentent trop bien que ce serait faire œuvre de mauvais Français.

En dépit de toutes ces raisons, il y a pourtant des sectaires que rien ne touche. Pour eux, c’est une question de principes qui est en jeu. En vain, leur répète-t-on : « Il y a un fait : le français est parlé dans tout l’Orient, c’est à nos congréganistes que nous en sommes redevables ! On y aime la France, et, si les congrégations n’ont pas tout fait pour cela, il est certain qu’elles ont contribué et contribuent à répandre cet amour de notre pays. Que voulez-vous de plus ? » Les sectaires ergotent, posent des distinguo. A les en croire, il y a français et français, science et science, patriotisme et patriotisme. Celui qui porte soutane ne vaut rien du tout. Au fond, c’est l’éternel débat entre la foi et la libre pensée ! Ne nous perdons pas dans ces nuages, et, puisque les adversaires de l’enseignement congréganiste oriental essaient de préciser leurs griefs, suivons-les pas à pas.

Que lui reprochent-ils donc, à cet enseignement ? Nous le savons déjà : « abus de la mémoire, verbalisme, altération systématique de la vérité, et, pour tout dire, méthodes défectueuses et surannées ! » Pour ce qui est de l’utilisation de la mémoire par les pédagogues orientaux, nous nous sommes déjà expliqué à ce sujet. Nos universitaires ne se décident pas à comprendre qu’une pédagogie, sans doute excellente à Paris, a des chances pour être mauvaise à Constantinople ou à Damas. Ici et là, on ne peut pas apprendre le français de la même façon. Le pur psittacisme est encore le meilleur moyen de l’enseigner à de jeunes Arabes qui en ignorent le premier mot. Et, lorsque, dans l’Université elle-même, on en vient au système Berlitz pour l’enseignement des langues, il est bien étrange, en vérité, d’entendre ses représentans critiquer ce même système, dès qu’il est employé par des congréganistes.

Mais ces critiques sont spécieuses : elles cachent une accusation plus grave dans l’esprit de ceux qui les font. Par la mnémotechnie, disent-ils, on tue le raisonnement. Le grand crime des Jésuites et des Frères de la Doctrine chrétienne, c’est de détourner leurs élèves de raisonner, c’est de ne point développer en eux l’habitude du libre examen !… La bonne plaisanterie ! D’abord, il conviendrait de savoir si ce n’est pas la plus pernicieuse des duperies que de persuader à des enfans ou à des hommes mûrs qu’ils sont aptes à raisonner par eux-mêmes ; ensuite, je me demande si c’est bien le sens critique qu’il convient de stimuler, chez des écoliers, plutôt que la volonté, le sens et le goût de l’action ! Mais il est trop facile de renvoyer des à des les accusateurs et leurs victimes. Si, chez les premiers, il est permis de penser librement, c’est à condition que l’on pense d’une certaine manière, — bien entendu ! — sinon la permission vous est retirée. Ils vous autorisent sans doute à professer que la Révolution française fut un bienfait pour le genre humain, mais ils se fâchent si l’on est d’avis qu’elle fut une calamité pour la France… Sujet brûlant ! dira-t-on. Soit ! Voici un exemple purement littéraire. Il y a quelque douze ans, j’eus la naïveté de soutenir, devant un jury de Sorbonne, que le classicisme archéologique de David conduisait tout droit au romantisme historique. Je croyais que toutes les opinions sont libres. On me le fit bien voir. Feu Larroumet me signifia qu’une idée aussi contraire aux saines doctrines ne méritait même pas la discussion. Ma proposition fut condamnée sans examen, attendu que lui, Larroumet, et vingt autres professeurs, dans leurs cours ou dans leurs manuels, avaient établi la thèse contraire. La mienne fut donc tenue pour hérétique, et elle le sera jusqu’à refonte complète desdits manuels ou renouvellement des cadres sorboniques.

Ce dogmatisme routinier, cet attachement à l’opinion régnante ou à la lettre des théories consacrées n’empêchent pas les mêmes gens de dénoncer à grands cris le verbalisme des congréganistes. Ceux-ci, s’en vont-ils répétant, ont horreur des réalités ! Nul contact direct avec la vie, la littérature ou l’art ! Ainsi, pour l’étude d’un écrivain, ils se contentent de mémentos, de jugemens tout faits ! Eh quoi ! ne voyez-vous pas que vous instruisez vous-même votre procès ? L’Université, elle aussi, se dispense d’abreuver ses nourrissons aux sources vives ! Elle n’a pas le temps, voilà la vérité ! Elle n’a pas le temps, parce que ses programmes sont trop chargés, et ses programmes sont trop chargés parce qu’il faut bien vendre les éditions de messieurs Tels et Tels qui en encombrent le marché. Il y a aussi d’autres raisons. J’ai connu un professeur de lycée qui, tous les ans, faisait traduire à ses élèves trente vers de Sophocle, trente vers sans plus, et toujours les mêmes ! Il avait remarqué que leur examinateur, professeur d’anglais de son état, ne poussait jamais ses interrogations en dehors du périmètre de ces trente vers. Les candidats, par ses soins, y étaient ferrés à glace. C’était là ce qu’il appelait expliquer Sophocle. Mais, en revanche, il obtenait, chaque année, des succès éclatans au baccalauréat et il était très bien noté. Comment blâmer de tels procédés, quand on réfléchit qu’il est impossible à un fonctionnaire soucieux de son avancement de ne s’y point plier ? J’en appelle à quiconque a préparé des examens universitaires, baccalauréats, licences ou agrégations. Etudier un auteur en lui-même et pour lui-même vous est interdit. Il faut d’abord dévorer l’effroyable charretée de gloses entassées autour de lui par les professeurs et critiques du cru. Quand on arrive enfin à l’œuvre, il est trop tard pour s’en occuper. On n’a que le temps de passer à un autre article du programme et de recommencer le dépouillement des cahiers de cours et des manuels[3].

Le manuel, la leçon écrite, en d’autres termes, le commentaire impersonnel et stérilisant, voilà la plaie de l’enseignement universitaire. On disait autrefois que l’antiquité était le pain des professeurs. Aujourd’hui, il convient de changer la formule : ce n’est plus précisément l’antiquité, c’est le manuel qui est le pain des professeurs, — et qui est quelquefois la dot de leurs filles. La leçon parlée n’est pas plus vivante. D’abord, il y en a trop ! Qu’on parcoure seulement les affiches de l’actuelle Sorbonne, on sera épouvanté par le débordement des matières. Ce n’est plus un laboratoire, c’est une Babel, voire une pétaudière de science. Comme au beau temps de la scolastique, chaque science se divise en sous-sciences et en quarts de sciences, en spécialités abstruses, où des malheureux sont emmurés pour la vie. Les chaires pullulent comme des champignons. Un étudiant qui voudrait suivre non pas tous ces cours, mais seulement deux ou trois, en serait écrasé. N’ai-je pas vu annoncées des conférences de germanistique, qui doivent durer un an et qui n’en sont encore qu’à l’introduction ? Outre que je me perds en conjectures sur ce que peut bien être la germanistique, je frémis à l’idée de son ampleur et de sa masse, puisque deux semestres suffisent tout juste pour en épuiser les prolégomènes.

Ensuite, ces cours sont quelque chose d’accablant pour l’âme et pour l’intelligence. Qui donc a parlé de ces tristes esprits en qui l’univers vient s’éteindre ? J’ai eu la sensation très nette de cette catastrophe dans la salle d’une de nos Facultés. On y discourait du Miles gloriosus, du soldat mercenaire au siècle d’Alexandre : admirable figure, prodigieuse de relief et de couleur ! Comme j’aurais aimé qu’on le fît marcher devant moi, ce soldat fanfaron ! Au lieu de cela, analyse de tous les textes relatifs au personnage, puis timide déduction des « qualités morales » y afférentes : d’après les textes et rien que d’après les textes, voilà ce que fut le Miles gloriosus, — ni plus, ni moins ! C’est ce qui s’appelle proprement changer les écus en feuilles sèches.

Le triomphe du genre, c’est l’érudition à côté, l’érudition à l’allemande. Cela consiste à supprimer un sujet ou un écrivain par l’accumulation des notules : petits faits, discussions de dates ou d’authenticité, catalogues bibliographiques ! Des terrassiers sont tout désignés pour cette besogne. On arrive ainsi à dresser d’énormes machines qui semblent receler des mondes dans leurs flancs et qui n’abritent même pas une pauvre petite idée générale. Ces gros livres universitaires, avec tout leur arsenal de références, ce sont des catapultes pour lancer un caillou. Et l’on n’est même pas sûr de la qualité de leurs références ! Ces livres, dont le seul mérite devrait être l’exactitude, sont bien loin d’être toujours exacts : continuellement, les auteurs se trompent par négligence ou par paresse d’esprit. Ils allèguent pour leur excuse qu’ils se bornent à « préparer des matériaux : » un grand génie viendra qui vivifiera ces ossemens !… Mais, justement, le grand génie, parce qu’il aura du génie, commencera par ignorer vos compilations ; et s’il pense quelque chose sur le sujet de vos travaux, ce sera probablement le contraire de ce que vous en pensez vous-mêmes. Et ainsi il n’y a pas de tâche plus vaine que celle où vous vous consumez !

Comme au moyen âge, le grand mot de science recouvre ce dilettantisme de l’inutilité. Il finit par abuser ceux mêmes qui sont payés pour n’y pas croire. Au nom de la science et de la vérité scientifique, ils accusent d’erreur les congréganistes. Le congréganiste altère la vérité de l’histoire, il la présente dans des livres qui en sont la contrefaçon perpétuelle ! Voilà qui est abominable à coup sûr ! Mais je crains qu’il n’y ait au fond de tout cela qu’une querelle de boutiques. Le seul tort des congréganistes est peut-être de ne pas acheter les manuels universitaires. Si les manuels congréganistes ne valent pas grand’chose, — ce que j’ignore, — ceux de la concurrence ne valent pas mieux, — et cela, je le sais ! Tel petit livre qui circule dans nos classes primaires enseigne aux enfans que les rois de France ne faisaient jamais construire d’écoles, afin de maintenir plus sûrement les petits Français dans l’ignorance. Et il y est enseigné aussi que, le matin du 14 juillet 1789, chaque Parisien entendit une voix qui lui disait : « Va ! et tu prendras la Bastille !… » Dans leur intérêt, je supplie les auteurs de ces « vérités historiques » de laisser en paix les mânes du Père Loriquet.

Quoi ? Pas même le respect des faits ? Alors, de quel front osent-ils attaquer autrui ? Critiquer, après cela, les méthodes congréganistes comme défectueuses et surannées, dénote une belle naïveté. A supposer que les deux enseignemens soient aussi creux l’un que l’autre, celui des Jésuites aurait du moins, sur son rival, l’avantage d’être un jeu exécuté avec grâce. La vieille rhétorique cicéronienne est une école d’élégance et d’ingéniosité. Si ses amplifications oratoires ne conduisent point à la vie pratique, elles ne dépravent pas les intelligences, elles ne poussent pas le moindre bachelier à faire de la littérature. Le pullulement des écrivailleurs vient de l’abus de la critique littéraire sur les bancs du collège, — du culte exclusif qu’on y voue à l’écrivain. Du haut en bas de l’échelle, depuis la Sorbonne jusqu’au dernier collège de jeunes filles, nos professeurs semblent ne s’occuper qu’à fabriquer des gendelettres.

Et puis enfin, il y a la grande affaire de l’éducation. Tout le monde sait que, si l’Université instruit, elle n’élève pas. Or la vieille éducation française, quelles qu’en soient les lacunes, est encore préférable à tout le fatras pédagogique d’aujourd’hui. La civilisation n’est ni une question de science, ni une question d’application scientifique. Le téléphone et les automobiles ne sont point des adjuvans contre la barbarie, et il est certain que la politesse cléricale d’un bon Frère civilise davantage, même les prétendus civilisés, que tout le fourniment de nos manuels d’instruction civique.

Le dernier argument des sectaires, c’est la haine contre la France, qu’ils attribuent à nos religieux d’Orient. Entendez bien qu’il s’agit, dans leur pensée, de la France révolutionnaire et persécutrice ! Cette France-là, les congréganistes peuvent lui pardonner chrétiennement, mais comment l’aimeraient-ils, eux qui en sont les parias et les exilés ? Comment oublieraient-ils pour elle la grande France glorieuse d’autrefois ? D’ailleurs, ces distinctions entre le présent et le passé, familières à nos esprits, sont, la plupart du temps, lettre close pour les Orientaux. Il faut être vraiment de son quartier Latin pour s’imaginer qu’elles ont une importance en dehors de nos frontières. Là-bas, on aime la France, sans phrases, — et il n’y a pas deux façons de l’aimer. Qu’on me permette, à ce propos, un souvenir personnel, celui d’une des émotions les plus profondes de mon voyage.

C’était dans une bourgade du Liban, où les Sœurs de Saint-Vincent de Paul possèdent un orphelinat. Je me présente à la grille de la maison, et je demande à saluer la supérieure. Dans le parloir, où je l’attends, je vois s’avancer une petite vieille ratatinée, à la bouche édentée et molle, qui fait une bouillie des mots. Pourtant, si mal qu’elle articule, il me semble reconnaître, dans ses phrases, l’accent messin :

— Est-ce que vous êtes de Metz, ma sœur ? lui demandai-je.

— Mais oui ! Vous aussi, sans doute ?…

De quel ton elle a dit cela ! Toutes les rides de sa figure se sont illuminées brusquement, à cette évocation du pays. Et voilà sa langue qui se dénoue. Vite, vite, elle fouille dans sa mémoire ; elle jette pêle-mêle les noms et les menus faits locaux. Son Metz à elle, c’est le Metz français, celui d’avant la guerre !…

— Pensez ! me dit-elle : il y a plus de quarante ans que je n’y suis revenue ! Je n’y reviendrai jamais !… Mais vous, monsieur, qui y retournerez sans doute, souvenez-vous de moi quand vous entrerez dans notre vieille cathédrale, et, si vous êtes chrétien, priez pour moi dans la chapelle du Rosaire, où j’avais coutume de prier, quand j’étais jeune fille !

Sa voix cassée se brise tout à fait, des larmes rougissent ses paupières. Elle me prend les mains. Nous sommes sur le seuil de la porte, et elle ne me laisse pas partir. Je sens bien que, pour elle, je suis le dernier passant avec qui elle aura pu, avant de mourir, parler de la terre natale. Je sens que, dans une minute, quand j’aurai franchi cette porte, le dernier lien se sera rompu avec tout ce qu’elle aima. Par pitié, je prolonge notre entretien. Et puis, un attendrissement me gagne devant ces larmes qui ne se contiennent plus, et je m’en vais, pour ne pas la faire éclater en sanglots.


LOUIS BERTRAND.

  1. Voyez, en particulier, le bel article de M. Anatole Leroy-Beaulieu : la Langue française et les révolutions de l’Orient, paru ici même, dans la Revue du 15 avril 1909.
  2. J’emprunte ces lignes à un article publié dans la Revue de Jérusalem par le P. Rouillon, un des plus brillans élèves de l’École, à qui je ne saurais trop exprimer ma reconnaissance pour tous les services qu’il m’a rendus.
  3. Tout a été dit sur cette question par M. Abel Faure, dans son courageux livre : l’Individu et les diplômes (Stock, éditeur). C’est la critique la plus vigoureuse et la plus pénétrante que je connaisse, de la pédagogie universitaire.