Les Écoliers de Vannes, 1815

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LES
ÉCOLIERS DE VANNES.[1]
1815

I.

Leurs livres à la main, sous le bras leurs cahiers,
De Vannes, chaque jour sortaient les écoliers ;
Comme si, dans ce mois de sève et d’allégresse,
Ils voulaient au soleil déployer leur jeunesse,
Dans les prés lire Ovide, et, sous les buissons verts,
Aux appels des oiseaux répondre par des vers.

Mais les buissons cachaient des armes, les vallées
Par le seul manîment du fer étaient troublées ;
Là, s’exerçant dans l’ombre à de prochains combats,
Les hardis écoliers devenaient des soldats ;
Car déjà Bonaparte, ou le démon des guerres,
De son île arrivait pour désoler les mères.
Or, cette fois, les fils crièrent : « C’est assez !
« Nos parens, nos amis pour lui sont trépassés ;
« Leurs os semés partout feraient une montagne ;
« Nous, puisqu’il faut mourir, nous mourrons en Bretagne ! »


Un soir (nulle clarté sur terre, nulle au ciel),
Dans une humble maison fut construit un autel,
Et, par de longs détours marchant vers cette église,
Tous vinrent se liguer pour leur grande entreprise.
Kellec au rendez-vous arriva le premier,
Vert comme un jeune pin et franc comme l’acier ;
Puis les deux Nicolas, frères mélancoliques,
Qui semblaient entrevoir leurs tombeaux héroïques ;
Flohic, aujourd’hui prêtre ; Er-’Hor, le joyeux gars ;
Et l’éloquent Riô, l’enfant de l’île d’Arz.
Oh ! ce fut un moment religieux, mais triste,
Quand, revêtu de noir, grave séminariste,
Le Ben-vel s’écria : « Mes amis, à genoux !
Et prions pour les morts qui prîront Dieu pour nous. »
La prière fut dite, et, l’ame plus tranquille,
Tous posèrent la main sur le saint Évangile ;
Puis chacun prononça l’engagement fatal.
Lorsqu’après Colomban[2], vint le tour de Can-dal[3],
Les cœurs furent saisis d’une tristesse amère :
« Oh ! Can-dal est trop jeune ! oh ! rendons-lui sa mère ! »,
Seul, Tiec le chanteur retint le noble enfant :
« Si chacun d’entre vous, comme moi, le défend,
« Sans crainte il peut rester ; s’il meurt, chacun le venge.
« De grace, mes amis, ne laissons pas notre ange ! »

Et le barde entonna son chant naïf et fort,
Ce chant qui fut bientôt étouffé par la mort.


À présent, jeunes clercs, et vous, soldats, aux armes !
Hélas ! de toutes parts et du sang et des larmes !
L’Armorique pleurant ses fils qui ne sont plus ;
La France, ses héros d’Arcole et de Fleurus !…

II.

Ah ! j’aperçois les Blancs ! La légion entière,
Marins et laboureurs, combat sur la rivière ;
Au milieu de leurs rangs s’agite Cadou-dall ;
L’œil sinistre et hagard, souvent le général
Se tourne vers le bourg, et regarde et demande
Si Gam-berr, le meunier, arrive avec sa bande ?
Les chemins sont déserts, et déserts les sentiers.
Là-bas, sur un coteau tiennent les écoliers ;
Mais leur poudre s’épuise, et, bravant la décharge,
Les Bleus, l’arme en avant, montent au pas de charge.
Au premier coup de feu tombe un des Nicolas :
Pleure, toi, son jumeau, qui dois le suivre, hélas !
Mais, leurs robes de chanvre à la hâte nouées,
Quel ange les conduit, ces femmes dévouées,
Hors d’haleine, apportant les balles que leur main
Fondait, durant la nuit, de leurs cuillers d’étain ?
Courage, ô jeunes gens ! sur ces hautes pelouses
Voici, derrière vous, vos futures épouses !
Vos mères, les voici debout à vos côtés !
Le pied sur votre sol, enfin, vous combattez !


Ô reine des Bretons, Liberté douce et fière,
As-tu donc sous le ciel une double bannière ?
En ces temps orageux j’aurais suivi tes pas
Où Cambronne mourait et ne se rendait pas.

Dans ces clercs, cependant, ton image est vivante,
Et chantant leurs combats, Liberté, je te chante !
Ils n’avaient plus qu’un choix, ces fils de paysans :
Ou prêtres ou soldats ; — ils se sont faits chouans ;
Et leur pays les voit tombant sur les bruyères,
Sans grades, tous égaux, tous chrétiens et tous frères…
Hymnes médiateurs, éclatez, nobles chants !
Vanne aussi m’a nourri, mon nom est sur ses bancs ;
J’ai nagé dans son port et chassé dans ses îles,
J’ai vu les vieux débris de ses guerres civiles ;
Puis je connais le cloître où le moine Abeilard
Vers la libre pensée élevait son regard.
Planez sur les deux camps, ô voix médiatrices,
Et fermons aujourd’hui toutes les cicatrices !…


Ces enfans, accablés du poids de leurs fusils,
Ils partirent trois cents, combien reviendront-ils ?
Toujours une fumée entoure la colline,
Voile où la Mort se cache et lâchement butine.
Barde, ô dans la mêlée écho retentissant,
Bouche d’or, te voilà toute pleine de sang !
Maudite soit la main et maudite l’épée
Par qui du cygne blanc la gorge fut coupée !
Mais Gam-berr, mais le chef si long-temps attendu,
Il vient ! comme Grouchy, lui ne s’est point perdu. —
Ici, terreur soudaine ; ici, nouveaux carnages.
Dieu soit en aide aux Bleus ! — Ô chouans ! ô sauvages !
Sur ces pâles fuyards lancés comme des loups,
N’aurez-vous point pitié de chrétiens comme vous ?
Voyez ! pour effacer vos traces meurtrières,
Vos fils vont relevant ceux qu’abattent leurs pères !
Le sang de ce soldat couché dans les sillons,
Le doux Can-dal l’essuie avec ses cheveux blonds !
Ce soir dans Muzillac célébrez vos batailles,
Eux, ils entonneront le chant des funérailles ;
Remplissez au banquet les verres jusqu’aux bords,
Dans la couche éternelle ils étendront les morts ! —

III.

Mais un souffle joyeux court sur les métairies :
Le foin remplit les cours, dans les grasses prairies
Les rires des faneurs partout sont entendus,
Et je vois les fusils aux foyers suspendus.


« Pour un jour de travail comme vous voilà belle !
« Votre galant du bourg, voisine, vous appelle ?
« — Non, railleur ! non, méchant ! à Vannes je m’en vais
« Ouïr une grand’messe en l’honneur de la paix.
« Les prêtres ont dressé l’autel sur la garenne,
« Et mon brave filleul, s’il faut qu’on vous l’apprenne,
« Celui qui s’est battu pour vous durant trois mois,
« De la main de son chef doit recevoir la croix.
« — Oh ! Dieu veille sur lui ! c’est un brave dans l’ame.
« Moi, je vais à mon pré. Gloire à vous, noble femme ! »


Quelle foule ! soldats, ouvriers et marchands,
Les hommes de la mer et les hommes des champs,
Et leurs filles aussi, sous les coiffes de neige,
Brillant comme des fleurs au milieu du cortége,
Fleurs de Loc-Maria, de Lî-mûr, de Ban-gor ;
Tous les prêtres enfin avec leurs chappes d’or.
Mais, silence ! le diacre, à la main son calice,
Vient suivi de l’évêque et prépare l’office. —
Vous, pieux assistans, à genoux ! à genoux !
Et priez pour les morts qui prîront Dieu pour vous.
Surtout, pontifes saints, point d’hymnes de victoire,
Mais dites en pleurant la messe expiatoire
De ces fureurs de sang par qui sont envahis
Les fils d’un même père et d’un même pays.
Puis ces jeunes vainqueurs, purifiés et calmes,
Aux marches de l’autel iront cueillir leurs palmes.

Hélas ! loin de l’étude un moment attirés,
Combien du bruit des camps restèrent enivrés !
Comme les laboureurs au sol qui les fait vivre,
Quelques-uns cependant revinrent à leur livre ;
Paré du ruban rouge, un d’eux, matin et soir,
Sur les bancs studieux fidèle vint s’asseoir ;
Et quand l’enfant passait, souvent sa mère en larmes
A vu de vieux soldats qui lui portaient les armes.

IV.

Ainsi, de l’avenir devançant l’équité,
Quand l’atroce clairon n’est plus seul écouté,
Pour nos fils j’expliquais ta dernière querelle,
Au joug des conquérans race toujours rebelle,
Qui portes dans tes yeux, ton cœur et ton esprit,
Le nom de Liberté par Dieu lui-même écrit.
Et cependant, pleurez, fiers partisans de Vanne !
Celle que nous suivions depuis la duchesse Anne,
Dans le sang se noya ! Les noirs oiseaux du Nord
Volèrent par milliers autour de l’aigle mort :
Les corbeaux insultaient à cette grande proie
Et dépeçaient sa chair avec des cris de joie !


A. Brizeux.
  1. Tous les noms et les faits de cet épisode du poème inédit Les Bretons sont historiques.

    Ben-vel, tête blonde, tête couleur de
    miel.
    Cadou-dall, combattant aveugle.
    Can-dal, front resplendissant.
    Er-’Hor, le nain.
    Flohic, petit écuyer.
    Gam-berr, marche courte.
    Kellec, entier.
    Riô, royal.
    Tiec, chef de la maison.

    Vannes, en breton Gwenned, pays
    découvert ; à la lettre, pays blanc.

  2. Tué à Auray.
  3. Mort de fatigue.