Les Écrivains/Rêverie (1)

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Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 157-164).


RÊVERIE


On a plaisanté M. Maurice Barrès de son goût pour la politique, et quelques-uns de ses amis, soucieux d’un avenir littéraire qui s’annonce brillant, se sont effrayés de le voir entrer si tôt dans une existence absurde où son délicat esprit ne rencontrera que froissements continuels et désagréables surprises. Le voilà désormais enterré dans « le sein des commissions », disent-ils, et nous le verrons bientôt écrire « agissements » tout comme M. Jules Ferry, qui est un grand politique. Je ne vois pas, en effet, en cette Chambre, issue des ignorances du suffrage universel et des corruptions gouvernementales, la place d’un littérateur exceptionnel comme est M. Maurice Barrès. Et je n’imagine pas ce qu’il pourra faire ni ce qu’il pourra dire. Il est certain que l’auteur charmant de Un homme libre apportera là — s’il apporte autre chose que du dédain, de l’ennui et du quinquina — des habitudes d’élégance intellectuelle, des raffinements d’idées, qui risquent fort de rester incompris, ridiculisés même, pour l’unique raison qu’ils seront originaux et curieux. J’aime mieux croire que M. Maurice Barrès — si bien défendu contre les « agissements » de son moi politique par un dandysme spirituel et par une âme particulière d’artiste — ne s’est engagé dans cette voie nouvelle, ne s’est imposé la fatigue de contacts injurieux, que par l’ironique espoir d’observer l’homme dans le milieu le plus favorable au développement de ses passions, à l’épanouissement de sa bêtise. Le pire qui puisse résulter de cette aventure électorale, c’est, je me plais à l’imaginer, un de ces livres exquis qui font notre joie.

Une chose me trouble cependant, M. Maurice Barrès a été nommé député. C’est donc qu’il a fait ce qu’il faillait faire pour cela ? Ces sortes d’événements n’arrivent point sans qu’on y pense et sans qu’on y pousse ; ils impliquent nécessairement un travail et un consentement. Or, voilà ce qui m’inquiète. M. Maurice Barrès a parlé dans des réunions d’électeurs ; il a, par force, affiché des programmes, colporté ou envoyé par la poste d’affreux petits papiers où étaient consignées des professions de foi, peut-être, ô stupeur des opinions sur le référendum, peut-être même, afin de « déjouer les manœuvres de la dernière heure », a-t-il fait placarder par d’odieux camelots, l’inévitable mensonge ! mensonge !! mensonge !!! par où se reconnaît le candidat qui est un vrai candidat ! Qu’a-t-il écrit ? Qu’a-t-il dit ? Je voudrais le savoir.

Je voudrais le savoir et je tremble de l’apprendre. Et voici pourquoi :

On demandait à un de nos plus grands philosophes, qui a écrit sur la politique des pages admirables, pourquoi il s’était toujours et si soigneusement tenu à l’écart de toute politique active et militante.

« C’est, répondit le philosophe, que la politique active exige des aptitudes spéciales au mensonge et à la sottise que je n’ai pas. Pour être nommé à quoi que ce soit, il est nécessaire d’être aussi bête que le suffrage universel, ou de le flatter en débitant et en faisant siennes les incommensurables inepties qu’il aime. Je ne m’en sens pas le courage. Je réfléchis, j’observe, je m’instruis, et ce que j’ai à dire, je le dis dans mes livres. Il y a toujours quelqu’un — quelque part — un esprit frère du mien à qui cela fait plaisir. Mais que voulez-vous que je dise à des électeurs qu’ils comprennent ? Que voulez-vous que je dise à des députés qui ne les fasse sourire de pitié ? Dans l’état actuel de nos mœurs, de notre éducation, la politique active n’est permise qu’à des oisifs qui s’imaginent être quelque chose en étant députés, et que la seule vanité pousse à solliciter un mandat législatif, comme d’autres à monter un équipage de chasse et une écurie de courses ; elle est permise aux ratés qui, n’ayant réussi en rien, sont toujours assez bons pour faire partie d’un groupe et pour voter avec ce groupe des choses généralement absurdes, qu’ils ne comprennent pas, eux qui les votent, ni le groupe qui les fait voter, ni le chef de groupe qui les a élaborées. Enfin, je défie à un savant, à un littérateur, à un artiste, de se présenter à des électeurs dans l’intégrité des opinions et de sa conscience, et de leur dire : « Prenez-moi tel que je suis. » Non, non… la foule a l’épouvante de la vérité et l’horreur de la beauté. Elle choisit seulement les hommes qui sont faits à son image.

Je me rappelais ces paroles en lisant, l’autre jour, dans un journal la phrase que voici : « La politique est un art d’expérience et d’observation, appliqué à créer, pour les hommes, la plus grande source de bonheur possible ».

Cette définition m’a paru admirable. Elle m’a paru admirable par elle-même aussi et surtout par ce fait aggravant que ce n’est ni Vincent de Paul, ni Léon Tolstoï, ni un rêveur, ni un poète, ni un fou, ni un mystificateur, ni un ironique qui nous la donnent, mais un opportuniste à l’esprit rassis, au cœur pondéré. Je ne m’attendais pas à voir un opportuniste se livrer, même dans le platonisme d’une définition, à un si imprévu accès d’axiomatique générosité. Notez que cet opportuniste n’est point un opportuniste inconscient et quelconque comme il y en a beaucoup. Celui-là est un convaincu. Il connaît la doctrine, il la pratique. C’est ainsi qu’il est toujours pour le banquier contre l’épargne, pour les compagnies de chemins de fer contre les voyageurs, même les voyageurs écrasés ; pour les Sociétés de mines contre les mineurs, même les mineurs ensevelis ; pour la maladie contre le malade, pour la misère en général, contre les misérables en particulier.

C’est ce que, dans le monde bourgeois, si fier de ses conquêtes morales, on appelle un sage. En sa qualité de sage, ce sage des sages est encore pour beaucoup d’autres vérités aussi belles et courageuses. Je ne puis les énumérer ici, car elles sont innumérables, et je craindrais qu’elles parussent, à la longue, bien monotones, car elles s’appliquent à tout et à tous, se ressemblent toutes et varient seulement en enthousiasme, selon le plus ou moins de férocité qu’ont les choses, le plus ou moins d’importance sociale ou financière qu’ont les personnes. Aucun ne sait, comme lui, couvrir de grâces légères, de bavardages sentimentaux et fleuris, l’âpre et sombre struggle-for-life embusqué au cœur de tout bon modéré ; aucun ne dissimule mieux, sous les plus engageants sourires, les crocs qui s’aiguisent dans une mâchoire impatiente de fouiller la viande humaine. J’ai donc été surpris et véritablement charmé d’apprendre, de la propre bouche d’un opportuniste, que la politique était un art, lequel était une source, laquelle était le bonheur, lequel était à nous. Et longtemps, j’ai rêvé devant cette suite de mystérieux enchaînements.

Ainsi M. Emmanuel Arène, M. Joseph Reinach, M. Terreil-Mermeix, M. Paul de Cassagnac, M. Constans, M. Léon Say travaillaient à mon bonheur. Ils creusaient le roc dur des préjugés, des routines, des injustices, ils piochaient, foraient, taraudaient, minaient sans relâche, pour faire jaillir du sol une source, une grande source, une source miraculeuse et cordiale, où je puisse me baigner. Ils expérimentaient des joies nouvelles, observaient des félicités inconnues, afin de m’en nourrir, de m’en gaver. Ne pensant pas à eux, résignés et paternels, chaque matin, ils se demandaient : « Voyons, quel bonheur vais-je inventer pour lui, aujourd’hui ? » La nuit, penchés sur mon sommeil, ils me couvraient de leurs ailes, comme font les anges gardiens, et ils murmuraient : « Es-tu vraiment heureux ?… Te manque-t-il quelque chose à quoi nous n’ayons pas pensé ?… Souhaites-tu un bonheur que nous ne t’ayons pas donné ? »

Et ce n’est pas tout.

Du fond ténébreux de l’Histoire, du fond de ces silencieux espaces où dorment les siècles morts, j’aurais dû entendre des voix, des voix lointaines et attendries qui me disaient :

« Nous sommes les Rois, les Empereurs et les Conquérants, et ce bonheur dont tu jouis, c’est nous qui l’avons conçu, préparé, développé, transmis. Nous avons travaillé pour toi sans trêve ni repos ; c’est pour te conquérir un bonheur que nous nous sommes acharnés à faire, de siècle en siècle, plus grand et plus profond, que nous avons régné. Ne crois pas que le bonheur soit une invention moderne. Il est vieux comme la politique ; et la politique est vieille comme le monde. Elle date du jour où deux hommes s’étant rencontrés, le plus fort s’est mis à dépouiller le plus faible, à lui prendre ses armes, ses vêtements, sa liberté, son intelligence ; c’est-à-dire à le rendre heureux en l’allégeant de tout cela. Nous n’avons pas agi autrement ; nous avons agi plus en grand, voilà tout. Et tes maîtres d’aujourd’hui font ce que nous avons fait. Ils continuent la bonne tradition, car il faut que tu le saches, c’est dans la poussière de nos trônes qu’ils ont ramassé ce bonheur ineffable dont ill nous semble que tu te fais une idée insuffisamment joviale ».

Et je ne me doutais de rien.

Non seulement je ne me doutais de rien, mais je m’irritais contre ces ombres du passé, contre ces charitables personnes du présent, ces âmes dévouées, ces êtres d’abnégation et de sacrifice, que j’accusais de troubler mon repos, ma raison, mes enthousiasmes, mes espérances d’un avenir de justice. J’étais heureux, indubitablement heureux depuis le commencement des siècles, et je ne le savais pas… J’étais heureux, combien de fois et de combien de manières ? Heureux par les ministres, les députés, les sénateurs, les préfets et les maires ; heureux par les royalistes, les bonapartistes, les opportunistes et les radicaux. Et tous ces bonheurs qui m’arrivaient en foules pressées et joyeuses, je les ignorais. Comment ai-je pu vivre si longtemps en une telle aberration ?

— Et vous, monsieur Maurice Barrès, est-ce que vous allez aussi me rendre heureux ?