Les écrits érotiques de Stendhal/2

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STENDHAL
ÉROTIQUE
1820 – 1826

Milan, le 12 juillet 1820

Je n’ai pas osé vous écrire durant vos grands ou vos petits troubles de Paris, car je ne sais encore quelle idée m’en faire. Tout ce que j’aurais pu vous mander de ce séjour tranquille vous eût semblé bien insipide.

Tout ce que je puis vous mander de moins innocent, c’est que la reine Caroline d’Angleterre faisait ici l’amour publiquement avec un palefrenier du général Pino, nommé Bergami, qu’elle a créé baron, et avec lequel elle rentrait tous les soirs dans sa chambre à coucher, à dix heures. À Pesaro, elle montrait dans son salon son propre buste et celui de M. le baron ; car c’est ainsi qu’elle et qu’on le nomme. Il a été palefrenier durant la campagne de Russie, et n’y a pris d’autre part que de soigner les chevaux que montait son maître. Mais, depuis, il a pris trois cent mille francs à sa maîtresse, à force de faire faire mauvaise chère aux gens qu’elle invite. Comme elle est folle d’amour, elle n’y prend pas garde. Il dit au marchand de vin : « Il me faut dix sous par bouteille ; » au boulanger : « Il me faut dix pour cent sur votre compte. » Tout le monde crie ; c’est un scandale et un mépris abominable. Donc, si vingt pairs anglais viennent se promener six mois en ce pays, ils s’en retourneront avec l’idée que leur Queen, est la catin la plus ignoble des trois royaumes.

C’est ce qui fait que je l’admire, c’est-à-dire son courage de punir ainsi son mari. Probablement le mépris et la haine qu’on a pour lui font la force de la reine. Tout ce qu’elle dit d’Omptda est vrai. Elle a avec elle un homme courageux, Vassalli, et un brave colonel, Italien aussi, dont j’ai oublié le nom. Elle est généreuse, elle écrit des lettres de quatre ou cinq pages de mauvais français, pleines de feu, d’idées, d’orgueil et de courage ; j’en ai vu.

Son amour n’est que physique et dégoûtant ; on lui présenta Bergami pour un chasseur derrière sa voiture ; elle tomba amoureuse de ses gros favoris noirs à la première vue. Si elle eût pris quelque beau colonel italien, avec deux croix et vingt campagnes, elle eût eu la bonne compagnie pour elle. Le nom de comtesse Oldi, qu’elle porte, est celui de la sœur de Bergami, qui a épousé un comte ; lui est d’assez bonne famille.

Voici les moyens de justification de la Queen : 1o une lettre de son mari, qui dit explicitement : « Je n’abandonnerai jamais pour vous une telle, ma maîtresse ; de votre côté, je vous conseille de vous amuser le plus que vous pourrez. » Cela de la première année du mariage. 2o Elle a fait deux enfants ; devinez avec qui. Allons ? — Avec le vieux roi Georges III, parlant sa personne. Tout ce qu’a fait Georges IV ici, contre elle, est bête au possible.

23 décembre 1826

Il y a beaucoup plus d’impuissants qu’on ne croit. Une femme que vous voyez le lundi a un Olivier. Dans le charmant petit fragment des Mémoires de la Duchesse de Brancas, publiés par le feu duc de Lauraguais, il y a deux impuissants : M. de Maurepas, ministre, et M. le marquis de la Tournelle, le premier mari de la duchesse de Chateauroux. J’ai aussi étudié Swift dans la Biographie des romanciers par sir Walter Scott.

J’ai pris le nom d’Olivier, sans y songer, à cause du défi. J’y tiens parce que ce nom seul fait exposition et exposition non indécente. Si je mettais Edmond ou Paul, beaucoup de gens ne devineraient pas le fait du Babilanisme (mot italien pour les cas de M. Maurepas). Je veux intéresser pour Olivier, peindre Olivier. Le dénouement que vous proposez avec la surprise de lord Seymour etc., vient bien d’une bonne tête dramatique, mais, en fin de compte, mon pauvre Olivier est odieux. Les gens sages diront : « Que diable ! quand on est Babilan, on ne se marie pas. Olivier vient gêner sa femme et lord Seymour, qu’il s’en aille, bon voyage. » Le Babilanisme rend timide, autrement rien de mieux que de faire l’aveu. Ce mari du lundi, Maurepas, Tournelle, l’ont bien fait. M. de la Tournelle est mort désespéré et amoureux fou de sa femme. Olivier, comme tous les Babilans, est très fort sur les moyens auxiliaires qui font la gloire du Président. Une main adroite, une langue officieuse, ont donné des jouissances vives à Armance. Je suis sûr que beaucoup de jeunes filles ne savent pas précisément en quoi consiste le mariage physique.

Je suis également sûr de ce second cas beaucoup plus fréquent : l’accomplissement du mariage leur est odieux pendant trois ou quatre ans, surtout quand elles sont grandes, pâles, élancées, douées d’une taille à la mode. Il est vrai que j’ai copié Armance d’après la dame de compagnie de la maîtresse de M. de Stroganoff qui, l’an passé, était toujours aux Bouffes.

J’ai, comme vous, les plus grands scrupules sur la lettre écrite par le Commandeur. Mais il me faut une petite cause pour arrêter l’aveu. Mon expérience m’a appris qu’une fille pudique aime beaucoup mieux mettre ses lettres dans une cachette que les donner à son amant de la main à la main. On n’ose pas même regarder cet amant quand on sait qu’il vient justement de lire la lettre qu’on a écrite.

Malivert est le nom de mon village ; Bonnivet était le nom de l’amiral favori de François Ier. S’il eut faire race Bonnivet serait comme Montmorency à peu près, et mieux que Luynes ou Sully.

Ce roman est trop érudito, trop savant. A-t-il assez de chaleur pour faire veiller une jolie marquise française jusqu’à deux heures du matin ? That is the question. Voilà ma sensation en recevant votre lettre. Mme d’Aumale c’est Mme de Costries que j’ai faite sage. Mais je reviens à la question de chaleur, vous n’en dites rien. Est-ce mauvais signe ? Si le roman n’est pas de nature à faire passer la nuit, à quoi bon le faire ?

Une jeune femme s’intéressera-t-elle à Olivier ?

J’ai fait une scène d’amour ; Armance dira qu’elle aime. Olivier usurperait sur le caractère du cocu s’il se tuait à cause de cet accident ; cela retomberait dans le « Meyenau », de « Misanthropie et repentir ».

Le vrai Babilan doit se tuer pour ne pas avoir l’embarras de faire un aveu. Moi (mais à 43 ans et 11 mois), je ferais un bel aveu ; on me dirait : qu’importe ! Je mènerais ma femme à Rome. Là, un beau paysan, moyennant un sequin lui ferait trois compliments en une nuit.

Mais cette vérité est du nombre de celles que la peinture « par du noir et du blanc », la peinture par l’imagination du spectateur ne peut pas rendre. Que de choses vraies qui sortent des moyens de l’art ! Par exemple, l’amour inspiré par un homme sans bras ni jambes, comme l’infâme caricature qui déshonore votre bureau.

Il me semble que le Babilan ne doit pas être cocu. Le vrai beau cocu est « Émile », qui s’est marié par amour et estime. Avez-vous lu cette suite d’Émile ? Le Dean Swift ne voulait pas se marier pour ne pas faire l’aveu ; il se maria, sollicité par sa maîtresse, mais jamais ne la vit en tête à tête, pas plus après qu’avant.

Dans le salon d’un comte, pair de France, noble en 1 500 et fort riche, j’ai froid près de la fenêtre, quand il y a vent du nord. Votre objection provient de la vérité probable, mon assertion de l’étude de la nature. Votre objection serait parfaite en Angleterre.

J’ai relu votre lettre :

« Quand même Armance, couchant avec Olivier, toutes les nuits, à Marseille, serait étonnée : 1o Elle l’adore, et, avec la main, il lui donne deux ou trois extases chaque nuit. 2o Par timidité, par pudeur féminine, elle n’oserait rien dire.

Mais l’amour seul suffit pour tout expliquer.

Le genre de peinture dont je me sers, le genre noir sur blanc, ne me permet pas de suivre la vérité. En 2826, si la civilisation continue, et que je revienne dans la rue Duphot, je raconterai qu’Olivier a acheté un beau godemiché portugais, en gomme élastique, qu’il s’est proprement attaché à la c… et, qu’avec ledit, après avoir donné une extase complète à sa femme, et une extase presque complète, il a bravement couronné son mariage, rue de Paradis, à Marseille.

Quand on est songe-creux, homme d’esprit, élève de l’École Polytechnique, comme Olivier, voilà ce qu’on fait. Donner des extases avec la main, quelle belle périphrase pour éviter le mot sale : branler ! Donner des extases, etc., a été l’objet des méditations d’Olivier pendant toute sa jeunesse. Il faut que vous sachiez qu’il passait sa jeunesse chez les filles ; et c’est ce que j’ai cherché à indiquer modestement. Armance lui compte cette calomnie que l’on fait sur son compte. Mais, pour Dieu, répondez sur l’article chaleur. Gardez ma lettre, nous en reparlerons peut-être en 2826.