Les épis (LeMay)/14

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 52-54).





Épître


À L’HON. HONORÉ MERCIER,
Premier Ministre
Pour lui demander les cent acres de terre promis par son gouvernement aux
pères de douze enfants vivants.


J’ai douze enfants vivants, tous d’amour légitime,
Et, s’il m’en faut encor pour avoir votre estime,
Et pour servir d’exemple à mes petits neveux,
Jusqu’à Sainte-Anne, à pied, j’irai faire des vœux.
Je suis de race forte et de source féconde.
Chez nous, à quatre-vingts, on court encor le monde :
On a bon pied, bon œil, et d’une ferme voix
On dit près des berceaux les chansons d’autrefois.

Nous sommes nés aux champs où l’on boit l’air limpide,
Où la vie est plus calme et la mort, moins avide.
Il fallut fuir, un jour, devant l’adversité ;
Mes parents m’ont suivi dans la vieille cité.

De leurs quatorze enfants, trois sont au cimetière.
Les autres, moins pressés, passent leur vie entière
À lutter pour se faire une place au soleil.

Donc, j’entends bien des cris, le matin, au réveil.
Je vois aussi, malgré la grippe et les névroses,
Rire, sur l’oreiller, bien des figures roses,
Et je demande au ciel, qui sait tous mes soucis,
De combler ma maison, et puis… mes déficits.

Je songe à me tailler, ambitions humaines !
Dans quelque forêt vierge, un de ces beaux domaines
Qu’en vain les créanciers cherchent d’un œil hagard.
Oui, puisque mon pays montre un si grand égard
Pour les foyers bruyants ou le marmot fourmille,
Puisqu’il se joint au ciel, pour bénir la famille
Où l’amour conjugal dédaigne de tricher,
Et qu’il lui donne un coin du sol à défricher,
Oui, je me fais colon…
Oui, je me fais colon…S’il vous plaît, mes cent acres !

Ô bois mystérieux, j’aime vos senteurs âcres !
Vous roulez sous les vents comme une mer qui bout,
Mais la tempête passe et vous restez debout.

Vous êtes pleins de calme aussi… L’aile et la feuille
Glissent sans bruit autour du front qui se recueille.
Vos rameaux sont touffus, mais je vois, à travers,
La lumière tomber comme des cieux ouverts.
Au pied de vos vieux troncs où s’accroche la mousse,
L’insecte vêtu d’or babille et se trémousse ;
Et baignés de soleil, sur vos altiers sommets
Les sauvages oiseaux ne se taisent jamais.

Aurai-je mon ruisseau tapageur ? Son murmure
M’endormirait peut-être, alors que la ramure
Protégerait mon front comme une douce main.
Aurai-je un lac d’azur, où la fleur de carmin
Penchera, comme un cœur qui saigne, son calice ?
Aurai-je une colline où l’œil avec délice,
Embrassera parfois tout mon bonheur d’un coup ?
Aurai-je tout cela ? C’est demander beaucoup ;
Mais c’est là l’idéal où mon âme s’élance,
L’oasis où peut-être, un jour, dans le silence,
Loin du monde insensible à mon dernier adieu,
J’irai mourir en paix, sous le regard de Dieu !