Les épis (LeMay)/17

La bibliothèque libre.
Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 63-67).

Épître à mon ami Sulte


Je dépose la plume et je me mets en grève,
Les ans que j’appelais ont emporté mon rêve ;
C’est le réveil. Je vois le monde tel qu’il est :
Égoïste d’abord, puis, ensuite, assez laid.
Il m’attriste, le monde, et pourtant il m’amuse.
Quel grouillement étrange autour de moi ! Ma muse
Y trouverait peut-être un fort joli sujet,
Et mon esprit frondeur, peut-être un nouveau jet.
Mais pourquoi ? L’on se tait quand personne n’écoute.
L’argent sonne plus fort que la lyre.
L’argent sonne plus fort que la lyre.Il m’en coûte
De ne plus me bercer de mon rêve divin.
Les sommets bleus sont beaux, mais l’ombre du ravin
Est douce au voyageur fatigué de la route.
L’approche de l’hiver met ma verve en déroute ;
Il neige sur ma tête, et je sens de l’effroi.


Devant le beau, devant le grand il reste froid
L’hôte que l’on convie au festin littéraire ;
Mais je m’occupe peu d’un succès temporaire,
Et si ma vieille plume écrit avec émoi,
C’est pour les autres, Ben, tout autant que pour moi.

Plus l’écrivain est nul, plus il fait de tapage ;
Pour lui l’idée est vaine, il ne voit que la page ;
Il bat la grosse caisse avec un bras lourdaud,
Et capte la faveur du pleutre et du badaud

La foule est ignorante ; elle aime la fadaise,
Un bouffe, un arlequin la fait trépigner d’aise.
Toute étude l’ennuie, et le livre nouveau
Va souvent, ironie ! envelopper le veau.

Un jour ou l’autre, Sulte, il faut plier bagage.
Si c’était aujourd’hui ?… Tu vas rire, je gage,
Et dire que demain j’écrirai tout autant.
Oui, si mes créanciers, pour de l’argent comptant,
Veulent prendre, demain, et mes vers et ma prose,
Afin que je m’achète une vieillesse rose.
Ils ne le feront pas. Ils diront, pour raison,
Que l’esprit sous nos cieux ne peut tenir maison.


Pour comble de malheur, le bien que j’ai pu faire,
Un Tartufe peut-être, habile à contrefaire,
Et tirant de son sac un nouvel argument,
Viendra me le souffler au jour du jugement,
Et, si Dieu n’intervient, je perdrai la partie,
Il sera le grand prêtre, et je serai l’hostie
Pendant l’éternité… Le mal, n’en parlons pas.
Tout de même, il nous semble avoir bien des appâts.
On s’adresse au Seigneur pour qu’il nous en délivre,
Mais on craint qu’il entende. Il est si doux de suivre
Le flot qui nous balance et le sentier fleuri,
De baiser une lèvre où l’amour a souri…
Halte-là !… Mes cheveux se couronnent de givre,
Il faut être prudent.
Il faut être prudent.Ferai-je encore un livre,
Pour courtiser la gloire ou braver le mépris ?
Le livre est un parfum qui trouble les esprits.
Qu’un mot vous fasse rire, ou verser une larme,
C’est assez, le cœur bat et la raison désarme.
Mon champ ne berce plus que de maigres épis,
Et mon épaule est faible… Ou tant mieux, ou tant pis.

Le travail a chez nous de fidèles disciples,
Et l’on sait applaudir à tes œuvres multiples.

À ce coup d’encensoir de ton vieux compagnon,
Rougis, si tu le veux, derrière ton lorgnon ;
Je fus enfant de chœur, et sais comme on encense.
On n’y met pas toujours une telle innocence,
Et souvent les parfums sont hélas ! profanés,
Ou l’encensoir, au vol, casse un illustre nez.

Mais si je n’écris plus, je regarde, je pense…
Est-il vrai que tout mal ou tout bien se compense ?
Je n’en crois rien. Et nul ne me montre, parfaits,
La peine de la faute ou le prix des bienfaits.
Je souffre… pas assez pour que l’orgueil se rende ;
Je jouis… pas beaucoup pour une ardeur si grande.
Il me faut autre chose, il me faut autre lieu ;
Où donc est l’équilibre ? où le juste milieu ?
J’effleure à peine l’onde où la foule se baigne.
Je ris et j’ai des pleurs, je chante et mon cœur saigne…
La douleur est trop vraie et le bonheur, trop faux.
À commencer par moi tout est plein de défauts.

Je partirai sans bruit, comme un roseau que brise
Le pied d’une alouette ou l’aile d’une brise.
Tous partiront de même, et chacun à son tour.
Départ mystérieux, étrange, sans retour…

Nous nous rencontrerons dans les sphères célestes.
Nos corps seront au vent, nos esprits seront lestes ;
Nous ne jugerons plus les choses de travers :
Nous boirons la lumière et chanterons des vers.