Les épis (LeMay)/35

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 172-182).

Nos trois cloches

I


Dans les brumes d’antan les jours de mon enfance
Ont sombré, mais parfois je m’arrête, et je pense
Au calme bienfaisant qui les enveloppait.
Je ne connaissais rien et rien ne m’occupait,
Hormis les chants d’un bois, les sables d’une grève,
Les parfums d’une fleur. Si quelquefois un rêve
Essayait d’ouvrir l’aile et de m’emporter loin,
Ému, je regardais, dans les frissons du foin,
Au ruisseau qui les baigne, au bois qui les abrite,
Les boutons d’or, l’iris, le thym, la marguerite,
Et je disais au rêve ailé :
Et je disais au rêve ailé— Je suis aussi
Une humble fleur des champs, laisse-moi vivre ici.

En ces jours reculés, dans nos paroisses riches,
Au milieu des sillons, du pacage et des friches,

Au-dessus des forêts même, déjà montaient
Bien des clochers bénis où nos espoirs tintaient,
La cloche, en sa lanterne, était fort solitaire.
Elle aimait à chanter. Rien ne la faisait taire,
Ni les neiges de mars, ni les ardeurs de juin.
Parfois ses longs sanglots nous disaient un chagrin,
Elle sonnait, parfois, des couplets de jeunesse.
Nous aimions à l’entendre. Il faut que l’on connaisse,
Quand monte vers le ciel un sonore tinton,
Si la joie ou le deuil entrent dans le canton ;
Si quelque nouveau-né reçoit l’eau du baptême,
Ou si l’un d’entre nous a dit l’adieu suprême.
Elle prenait aussi, dans les jours pluvieux,
Le timbre nasillard d’une chanson de vieux ;
C’était lorsqu’en hiver la pluie, après le givre,
Gelait comme des pleurs sur ses lèvres de cuivre.

Depuis un an peut-être une rumeur volait,
Mourant et renaissant comme un cri de tolet
Quand la rame déchire, en son rythme sévère,
Le sein des flots. Chez nous, un bruit qui persévère
Prend toujours la couleur de quelque vérité.
Or, plusieurs affirmaient avec autorité
Que le curé lui-même, une âme un peu lyrique,
Verrait avec plaisir notre vieille fabrique

Donner l’exemple, agir, piquer de l’aiguillon,
Et monter au clocher le premier carillon.
On parlait de cela tout bas, tout haut, ensemble…
Un carillon, c’est beau sans doute, mais il semble
Que Dieu goûterait mieux l’accord de nos esprits ;
Ce serait chose rare, et d’un bien plus grand prix.
Le plaisir agitait l’âme douce et mystique
Qui voit dans chaque temple un céleste portique,
Mais un amer dépit troublait le sermonneur
Qui prétend qu’on perd tout quand on donne au Seigneur.

Le voile fut levé tout à fait. Un dimanche,
Avec un geste altier qui déploya la manche
De son large surplis éclatant de blancheur ;
De la chaire où sa voix avertit le pécheur,
Stigmatise le tiède et console le juste,
Le curé déclara que Dieu, le Maître Auguste,
Pouvait être loué par les sons de l’airain,
Comme il l’est par la voix du peuple souverain ;
Qu’il fallait aujourd’hui, sans craindre les reproches,
Dans le clocher vaillant, monter trois belles cloches
Qui diraient nos douleurs, nos plaisirs, notre amour,
Et pleureraient sur nous à notre dernier jour.

Il se fit tout à coup, sous la voûte, un murmure
Pareil au bruit du vent dans l’épaisse ramure,

Et l’auditoire entier s’agita dans les bancs.
Plus de doute, les mots tombaient très clairs, très francs.
Un nouveau marguillier, notre voisin Tancrède,
Un dissident par goût, toussa fort, prit l’air raide
Qu’il prenait au conseil dans nos fréquents débats ;
Et saint Louis, dit-on, — je ne l’affirme pas —
Le bon roi saint Louis, patron de la paroisse,
Dans son cadre doré laissa voir de l’angoisse.

Le trouble ne dura qu’un moment. Par degré
Descendit de nouveau le silence sacré.
Peut-être que chacun se faisait la promesse
De dire sa pensée, au sortir de la messe.
Mais le curé, toujours charitable et plaisant,
Ajouta quelques mots, et ce fut suffisant.
Comme sur une source, au champ, l’on voit les bêtes
Pencher leurs fronts, ainsi s’inclinèrent les têtes
Un peu dures, parfois, de ses bons paroissiens,
Il avait dit ceci :
Il avait dit ceci : Jésus aima les siens,
Et c’est sa charité qu’en vos âmes je sème.
Le beau, comme le bien, mène au Dieu qui vous aime.
Embellissez le temple et Dieu vous bénira ;
Faites chanter le bronze… et le curé paiera.

II


Voici l’automne. Il est comme un vieillard agile
Qui descend à grands pas de nos coteaux d’argile,
Avec sur son épaule une gerbe de blé.
Il est comme un ruisseau qui va, souvent troublé
Par le rameau qui tombe ou l’agneau qui s’abreuve,
Se jeter triomphant dans le sein du grand fleuve.
C’est le temps des labours, c’est le temps des guérets,
L’éteule a voilé d’or plus d’un clos, les forêts
Ont dénoué déjà leurs discrètes ceintures.
Dans les champs moissonnés que nos longues clôtures
Enlacent, semble-t-il, comme un traître réseau,
Le travailleur se hâte et l’on voit fuir l’oiseau.
Devant mainte fenêtre un rouet tourne et gronde.

Tancrède labourait. Une lumière blonde
Noyait l’herbe. On eut dit des reflets printaniers.
La terre allait remplir de nouveau les greniers,
Et la paix descendrait dans toutes les demeures.
Tancrède aurait voulu que le jour eut plus d’heures.
Il savait dès longtemps tenir un mancheron.
Cependant quelquefois il lâchait un juron,

Et l’éclair de son âme allumait sa paupière ;
C’était lorsque le soc effleurait une pierre,
Et faisait quelque peu dévier le sillon.
Il était un artiste en labour, ce brouillon.

Jeannette le suivait à sa besogne rude.
L’école, pensait-il, en ferait une prude…
Puis, elle avait dix ans, savait lire et compter.
Et les enfants, au reste, il faut bien les dompter,
Si l’on veut que plus tard, en face de l’ouvrage,
En face de l’épreuve, ils aient quelque courage.
Tancrède était compris. La pauvrette croyait
Qu’elle devait souffrir pendant que l’on choyait
Sa sœur plus belle. Aussi, jamais une réplique.

Donc Jeannette « touchait », ce jour-là. Je m’explique.
Mais vous savez encor, fiers enfants de nos bourgs,
Ce que c’est que « toucher » dans le temps des labours.
Tête au vent et pieds nus, elle tenait les guides
Et fouettait de sa hart le dos des bœufs placides ;
Elle allongeait le pas, trottinait de bon cœur,
Pour suivre la charrue et le vieux laboureur.
La poussière souillait ses petites mains blanches.
Elle comptait toujours, rendue au bout des planches,

Dans la vaste prairie un sillon noir de plus,
Un rayon vert de moins. Mais soucis superflus,
La tâche d’aujourd’hui ne peut être achevée
Si l’on ne fait bien longue, hélas ! la relevée.

Tancrède sentait bien que son front se mouillait.
Il se dressait souvent, et son regard fouillait
Les grêles peupliers qui cachaient mal l’église,
Et ses clochers plus hauts que leur ramure grise.
Ce jour-là, bien des gens, endimanchés, ravis,
Étaient venus s’asseoir dans l’ombre du parvis.
Or, dès la matinée, à la lueur des cierges,
Sous leurs manteaux fleuris, dans leurs robes de vierges,
Les cloches, toutes trois, pareilles à trois sœurs,
Avaient eu le baptême. À Dieu, dans les hauteurs,
Elles pouvaient parler car leur voix étaient pure.
Marraines et parrains, très fiers, avec mesure
Avaient mis leurs écus dans le plateau d’argent.

Tancrède, marguillier ému, se rengorgeant,
Avait été s’asseoir, avec d’autres illustres,
Sur un siège du chœur, tout auprès des balustres,
Mais il avait ensuite enlevé le gilet,
Endossé la bougrine et repris le boulet.

Il disait maintenant à son enfant docile :
Les cloches sonnent tard… C’est donc bien difficile
De les pendre là-haut à leur solide essieu…
Tiens ! j’entends quelque chose enfin ! Écoute un peu,
Écoute, ma Jeannette, oui, voilà que ça sonne !…
Tu ris, petite, et moi, c’est drôle, je frissonne.

Jeannette souriait. Il ôta son chapeau,
Et, s’essuyant le front, il murmura :
Et, s’essuyant le front, il murmura— C’est beau !


III


À mon tour, ce soir-là, par la sente des chaumes
J’amenais le troupeau. Je crus que dans leurs dômes
Les bois berçaient des chants nouveaux. C’étaient des sons
Mieux cadencés encor que nos airs de chansons.
Le dirai-je ? Jamais, dans nos rustres domaines,
La vieille cloche seule, et jamais voix humaines
N’avaient ainsi chanté l’Angélus. Quel émoi,
Ô mon cœur, vint alors te troubler ! Devant moi
Les génisses, les bœufs, qui marchaient à la file,
N’avaient plus maintenant leur allure tranquille,
Mais semblaient délirer de plaisir. Leurs fronts roux
S’élevaient tour à tour en des mouvements fous
Que scandaient à la fois leurs orgueilleuses cornes.


Une fermière, au loin, près des étables mornes,
Appelait son troupeau. L’appel était pressant,
Un peu rude tantôt et tantôt caressant,
Mais bétail et berger ne voulaient pas entendre,
Car c’était fête au champ.
Car c’était fête au champ.Alors je vis s’étendre
Des vols capricieux sur les grands bois voisins.
Les oiseaux me semblaient grisés par les raisins,
Et le soleil couchant, qui s’échappa des brumes,
Fit jaillir des rayons de leurs mouvantes plumes.

Et le dirais-je aussi ? Je vis, en même temps,
Voltiger sur les prés, comme aux jours du printemps,
Papillons poudrés d’or et fières libellules.
Je vis des grillons noirs qui fuyaient leurs cellules,
Et des criquets gaillards qui chantaient l’oraison,
Comme ils font en été, pendant la fenaison.

Et tout près, dans le champ que labourait Tancrède.
Les bœufs ne marchaient plus. De leur narine tiède
Ils soufflaient doucement une tiède vapeur.
Le front bas sous le joug, les traits ballants, sans peur
De la hart qui tombait sur leur croupe indolente,
Alors qu’ils tiraient mal ou de façon trop lente,

Ils paraissaient dormir ou rêver. Puis, debout
Contre le clos de cèdre, et, regardant partout,
Anxieux, agité, comme un homme qui cherche,
Tancrède ! Le soleil scintilla sur la perche
Où s’appuyait son bras. Et je l’ai vu, le vieux,
Sourire à la féerie en s’essuyant les yeux.

Et pendant ce temps-là, dans le labour, tout proche,
L’enfant s’était couchée, un peu lasse. Une roche
Que la charrue avait effleurée en passant
Lui servait d’oreiller. Un trèfle encor naissant
Se cachait sous ses pieds frileux. Des chicorées
Penchaient leurs fleurs d’azur sur ses boucles dorées.
Sous sa tête mutine et presque belle alors,
Elle avait replié ses bras. Et, sans remords,
Un ange d’un baiser avait clos sa prunelle.
C’était l’oiseau qui dort la tête sous son aile,
Fatigué de voler. Dans cet instant de paix
Elle rêvait, l’enfant, à ses bœufs sous le faix,
À ce sol éventré par de longues blessures,
À ce vieux laboureur tenant, de ses mains sûres,
Et tant qu’il fera jour, les mancherons de bois,
Et tout lui semblait noir, lamentable, sans voix.

Mais alors tout à coup, dans le deuil de la terre,
Elle voit la prairie encore froide, austère,
S’étendre, s’élargir jusques à l’horizon,
Et les sillons obscurs qui coupent le gazon
Deviennent radieux. Ils montent vers les nues.
Et trois anges, chantant des stances inconnues,
Apportent la semence à ce labour divin.
Leur geste est solennel. Tout effort serait vain
Pour dire les accents qui tombent de leur bouche.

Jeannette se réveille, et, de sa rude couche,
Elle crie au vieillard qui s’avance songeur :

— Quel beau rêve j’ai fait !
Quel beau rêve j’ai fait !Puis, fixant la rougeur
Du couchant où flottaient les feux du crépuscule :

— Je les vois, les entends, là sur le monticule !…
Ils chantent en semant pour le ciel !… Ils sont trois !

Nos trois cloches sonnaient pour la première fois.