Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/46

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 169-172).

Comment Grandgousier traicta humainement Toucquedillon prisonnier.

Chapitre XLVI.



Toucquedillon fut presenté à Grandgousier et interrogé par icelluy sus l’entreprinze et affaires de Picrochole, quelle fin il pretendoit par ce tumultuaire vacarme. À quoy respondit que sa fin et sa destinée estoit de conquester tout le pays, s’il povoit, pour l’injure faicte à ses fouaciers.

«  C’est (dist Grandgousier) trop entreprint : qui trop embrasse peu estrainct. Le temps n’est plus d’ainsi conquester les royaulmes avecques dommaige de son prochain frere christian. Ceste imitation des anciens Hercules, Alexandres, Hannibalz, Scipions, Cesars et aultres telz, est contraire à la profession de l’Evangile, par lequel nous est commandé guarder, saulver, regir et administrer chascun ses pays et terres, non hostilement envahir les aultres, et, ce que les Sarazins et Barbares jadis appelloient prouesses, maintenant nous appellons briguanderies et mechansetez. Mieulx eust il faict soy contenir en sa maison, royallement la gouvernant, que insulter en la mienne, hostillement la pillant ; car par bien la gouverner l’eust augmentée, par me piller sera destruict.

«  Allez vous en au nom de Dieu, suyvez bonne entreprise ; remonstrez à vostre roy les erreurs que congnoistrez, et jamais ne le conseillez ayant esgard à vostre profit particulier, car avecques le commun est aussy le propre perdu. Quand est de vostre ranczon, je vous la donne entierement, et veulx que vous soient rendues armes et cheval.

«  Ainsi faut il faire entre voisins et anciens amys, veu que ceste nostre difference n’est poinct guerre proprement, comme Platon, li. v. de Rep i, vouloit estre non guerre nommée, ains sedition, quand les Grecz meuvoient armes les ungs contre les aultres, ce que, si par male fortunes advenoit, il commande qu’on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n’est que superficiaire, elle n’entre poinct au profond cabinet de noz cueurs : car nul de nous n’est oultragé en son honneur, et n’est question, en somme totale, que de rabiller quelque faulte commises par nos gens, j’entends et vostres et nostres, laquelle, encores que congneussiez, vous doibviez laisser couler oultre, car les personnages querelans estoient plus à contempner que à ramentevoir, mesmement leurs satisfaisant selon le grief, comme je me suis offert. Dieu sera juste estimateur de nostre different, lequel je supplye plus tost par mort me tollir de ceste vie et mes biens deperir davant mes yeux, que par moy ny les miens en rien soit offensé. »

Ces paroles achevées, appella le moyne et davant tous luy demanda :

«  Frere Jean, mon bon amy, estez vous qui avez prins le capitaines Toucquedillon icy present ?

Syre (dist le moyne), il est pressent ; il a eage et discretion ; j’ayme mieulx que le sachez par sa confession que par ma parolle. »

Adoncques dist Toucquedillon :

«  Seigneur, c’est luy veritablement qui m’a prins, est je me rends son prisonnier franchement.

— L’avez vous (dist Grandgousier au moynes) mis à rançon ?

— Non (dist le moyne). De cela je ne me soucie.

— Combien (dist Grandgousier) vouldriez vous de sa prinse ?

— Rien, rien (dist le moyne) ; cela ne me mène pas. »

Lors commenda Grandgousier que, present Toucquedillon, feussent contez au moyne soixante et deux mille saluz pour celles prinse, ce que feut faict ce pendent qu’on feist la collation au dict Toucquedillon, auquel demanda Grandgousier s’il vouloit demourer avecques luy, ou si mieulx aymoit retourner à son roy.

Toucquedillon respondit qu’il tiendroit le party lequel il luy conseilleroit.

«  Doncques (dist Grandgousier) retournez à vostre roy, et Dieu soit avecques vous. »

Puis luy donna une belle espée de Vienne, avecques le fourreau d’or faict à belles vignettes d’orfeveries, et un collier d’or pesant sept cens deux mille marcz, garny de fines pierreries à l’estimation de cent soixante mille ducatz, et dix mille escuz par present honorable. Après ces propos monta Toucquedillon sus son cheval. Gargantua, pour sa seureté, luy bailla trente hommes d’armes et six vingt archiers soubz la conduite de Gymnaste, pour le mener jusques es portes de La Roche Clermaud, si besoing estoit.

Icelluy departy, le moyne rendit à Grandgousier les soixante et deux mille salutz qu’il avoit repceu, disant :

«  Syre, ce n’est ores que vous doibvez faire telz dons. Attendez la fin de ceste guerre, car l’on ne sçait quelz affaires pourroient survenir, et guerre faicte sans bonne provision d’argent n’a q’un souspirail de vigueur. Les nerfz des batailles sont les pecunes.

— Doncques (dist Grandgousier) à la fin je vous contenteray par honneste recompense, et tous ceulx qui me auront bien servy. »