Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/7

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 292-295).

Continuation du marché entre Panurge & Dindenault.

Chapitre VII.


Mon amy (reſpondit le marchant) noſtre voiſin ce n’eſt viande, que pour Roys & Princes. La chair en eſt tant delicate, tant ſauoureuſe, & tant friande que c’eſt baſme. Ie les ameine d’vn pays, on quel les pourceaulx (Dieu ſoit auecques nous) ne mangent que Myrobalans. Les truyes en leur geſine (ſaulue l’honneur de toute la compaignie) ne ſont nourriez que de fleurs d’orangiers. Mais (diſt Panurge) vendez m’en vn, & ie vous le payeray en Roy, foy de pieton. Combien ? Noſtre amy (reſpondit le marchant) mon voiſin, ce ſont moutons extraictz de la propre race de celluy qui porta Phrixus & Hellé, par la mer dicte Helleſponte. Cancre (diſt Panurge) vous eſtez clericus vel adiſcens[1]. Ita, ſont choux (reſpondit le marchant) vere ce ſont pourreaux. Mais rr. rrr. rrrr. Ho Robin rrrrrrrr. Vous n’entendez ce languaige. A propous. Par tous les champs es quelz ilz piſſent, le bled y prouient comme ſi Dieu y euſt piſſé[* 1]. Il n’y fault aultre marne, ne fumier. Plus y a. De leur vrine les Quinteſſentiaux tirent le meilleur Salpetre du monde. De leurs crottes (mais qu’il ne vous deſplaiſe) les medicins de nos pays gueriſſent ſoixante & dixhuict eſpeces de maladie. La moindre des quelles eſt le mal ſainct Eutrope[* 2] de Xaintes, dont Dieu nous ſaulue & guard. Que penſez vous noſtre voiſin, mon amy ? Auſſi me couſtent ilz bon. Couſte & vaille (reſpondit Panurge) Seulement vendez m’en vn le payant bien. Noſtre amy (diſt le marchant) mon voiſin conſiderez vn peu les merueilles de nature conſiſtans en ces animaulx que voyez, voire en vn membre que eſtimeriez inutile. Prenez moy ces cornes là, & les concaſſez vn peu auecques vn pilon de fer, ou auecques vn landier, ce m’eſt tout vn. Puis les enterrez en veue du Soleil la part que vouldrez & ſouuent les arrouzez. En peu de moys vous en voirez naiſtre les meilleurs Aſperges du monde. Ie n’en daignerois excepter ceulx de Rauenne. Allez moy dire que les cornes de vous aultres meſſieurs les coquz ayent vertus telle, & proprieté tant mirifique. Patience (reſpondit Panurge). Ie ne ſçay (diſt le marchant) ſi vous eſtez clerc. I’ay veu prou de clercs, ie diz grands clercs, coquz. Ouy dea. A propous, ſi vous eſtiez clerc, vous ſçauriez que es membres plus inferieurs de ces animaulx diuins, ce ſont les piedz, y a vn os, c’eſt le talon, l’aſtragale, ſi vous voulez, duquel non d’aultre animal du monde, fors de l’aſne Indian, & des Dorcades de Libye, l’on iouoyt antiquement au Royal ieu des tales, auquel l’Empereur Octauian Auguſte vn ſoir guaigna plus de 50000. eſcuz. Vous aultres coquz n’auez guarde d’en guaigner aultant. Patience, reſpondit Panurge. Mais expedions. Et quand (diſt le marchant) vous auray ie, noſtre amy, mon voiſin, dignement loué les membres internes ? L’eſpaule, les eſclanges, les gigotz, le hault couſté, la poictrine, le faye, la ratelle, les trippes, la guogue, la veſſye, dont on ioue à la balle. Les couſtelettes dont on faict en Pygmion les beaulx petitz arcs pour tirer des noyaulx de ceriſe contre les Grues. La teſte dont auecques vn peu de ſoulphre on faict vne mirificque decoction pour faire viander les chiens conſitppez du ventre ?

Bren bren (diſt le patron de la nauf au marchant) c’eſt trop icy barguigné. Vends luy ſi tu veulx. Si tu ne veulx : ne l’amuſe plus. Ie le veulx (reſpondit le marchant) pour l’amour de vous. Mais il en payera trois liures tournois de la piece en choiſiſſant. C’eſt beaucoup, diſt Panurge. En nos pays i’en auroys bien cinq, voire ſix pour telle ſomme de deniers. Aduiſez que ce ne ſoit trop. Vous n’eſtez le premier de ma congnoiſſance, qui trop touſt voulent riche deuenir & paruenir, eſt à l’enuers tombé en paouureté : voire quelque foys s’eſt rompu le coul. Tes fortes fiebures quartaines (diſt le marchant) lourdault ſot que tu es. Par le digne veu de Charrous, le moindre de ces moutons vault quatre foys plus que le meilleur de ceulx que iadis les Coraxiens en Tuditanie contrée d’Heſpaigne vendoient vn talent d’Or la piece. Et que penſe tu O ſot à la grande paye, que valoit vn talent d’or ?

Benoiſt monſieur, diſt Panurge, vous eſchauffez en voſtre harnois, à ce que ie voy & congnois. Bien tenez, voyez là voſtre argent. Panurge ayant payé le marchant choiſit de tout le trouppeau vn beau & grand mouton, & le emportoit cryant & bellant, oyant tous les aultres & enſemblement bellans, & reguardans quelle part on menoit leur compaignon. Ce pendent le marchant diſoit à ſes moutonniers. O qu’il a bien ſceu choiſir le challant. Il ſe y entend le paillard. Vrayement, le bon vrayment, ie le reſeruoys pour le ſeigneur de Cancale, comme bien congnoiſſant ſon naturel. Car de ſa nature il eſt tout ioyeulx & eſbaudy, quand il tient vne eſpaule de mouton en main bien ſeante & aduenente, comme vne raquette gauſchiere, & auecques vn couſteau bien trenchant, Dieu ſçait comment il s’en eſcrime.


  1. Si Dieu y euſt piſſé. c’eſt vne maniere de parler vulgaire en Paris, & par toute France entre les ſimples gens, qui eſtiment tous les lieux auoir eu particuliere benediction, esquelz noſtre ſeigneur auoit faict excretion de vrine, ou autre excrement naturel, comme de la ſaliue eſt eſcript Ioannis 9. Lutum fecit ex ſputo
  2. Le mal ſainct Eutrope. Maniere de parler vulgaire : comme le mal ſainct Iehan, le mal ſainct Main, le mal ſainct Fiacre. Non que iceulx benoiſts ſainctz ayent eu telles maladies : mais pource qu’ilz en gueriſſent
  1. Clericus vel adiſcens. « Clerc ou étudiant. » — « Dindenault, jaloux de montrer sa science, observe Burgaud des Marets, dit que les mots latins ita et vere (oui, vraiment) signifient choux, poireaux. » Il est difficile en effet d’expliquer autrement ce passage ; mais il doit y avoir quelque jeu de mots que nous ne comprenons plus. Vere fait probablement allusion aux poireaux qui sont verts.