Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/5

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 35-37).

Comment Pantagruel deteſte les debteurs
& emprunteurs.


Chapitre V.


I’entends (reſpondit Pantagruel) & me ſemblez bon topicqueur & affecté à voſtre cauſe. Mais preſchez & patrocinez d’icy à la Pentecoſte[1], en fin vous ſerez eſbahy, comment rien ne me aurez perſuadé, & par voſtre beau parler, ia ne me ferez entrer en debtes. Rien (dict le ſainct Enuoyé[2]) à perſonne en doibuez, fors amour & dilection mutuelle.

Vous me vſez icy de belles graphides & diatypoſes, & me plaiſent treſbien : mais ie vous diz, que ſi figurez vn affronteur efronté, & importun emprunteur entrant de nouueau en vne ville ia aduertie de ſes meurs, vous trouuerez que à ſon entrée plus ſeront les citoyens en effroy & trepidation, que ſi la Peſte y entroit en habillement tel que la trouua le Philoſophe Tyanien[3] dedans Epheſe. Et ſuys d’opinion que ne erroient les Perſes, eſtimans le ſecond vice eſtre mentir : le premier eſtre debuoir. Car debtes & menſonges ſont ordinairement enſemble ralliez. Ie ne veulx pourtant inferer, que iamais ne faille debuoir, iamais ne faille preſter. Il n’eſt ſi riche qui quelques foys ne doibue. Il n’eſt ſi paouure, de qui quelques foys on ne puiſſe emprunter. L’ocaſion ſera telle que la dict Platon en ſes loix[4], quand il ordonne qu’on ne laiſſe chez ſoy les voyſins puiſer eau, ſi premierement ilz n’auoient en leurs propres paſtifz fouſſoyé & beché iusques à trouuer celle eſpece de terre qu’on nomme Ceramite (c’eſt terre à potier) & là n’euſſent rencontré ſource ou degout d’eaux. Car icelle terre par ſa ſubſtance qui eſt graſſe, forte, lize, & denſe, retient l’humidité, & n’en eſt facilement fait eſcours ne exhalation. Ainſi eſt ce grande vergouigne, touiſours, en tous lieux, d’vn chaſcun emprunter, plus touſt que trauailler & guaingner. Lors ſeulement deburoit on (ſelon mon iugement) preſter, quand la perſonne trauaillant n’a peu par ſon labeur faire guain : ou quand elle eſt ſoubdainement tombée en perte inopinée de ſes biens. Pourtant laiſſons ce propos, & dorenauant ne vous atachez à crediteurs : du paſſé ie vous deliure.

Le moins de mon plus (diſt Panurge) en ceſtuy article ſera vous remercier : & ſi les remerciemens doibuent eſtre meſurez par l’affection des biensfaicteurs, ce ſera infiniment, ſempiternellement : car l’amour que de voſtre grace me portez, eſt hors le dez d’eſtimation, il tranſcende tout poix, tout nombre, toute meſure, il eſt infiny, ſempiternel. Mais le meſurant au qualibre des biensfaictz, & contentement des recepuans, ce ſera aſſez laſchement. Vous me faictez des biens beaucoup, & trop plus que m’appartient, plus que n’ay enuers vous deſeruy, plus que ne requeroient mes merites, force eſt que le confeſſe : mais non mie tant que penſez en ceſtuy article. Ce n’eſt là que me deult, ce n’eſt là que me cuiſt & demange. Car dorenauant eſtant quitte quelle contenence auray ie ? Croiez que ie auray mauluaiſe grace pour les premiers moys, veu que ie n’y ſuis ne nourry ne accouſtumé. I’en ay grand paour. D’aduentaige deſormais ne naiſtra ped en tout Salmiguondinoys, qui ne ayt ſon renuoy vers mon nez. Tous les peteurs du monde petans diſent. Voy la pour les quittes. Ma vie finera bien touſt, ie le præuoy. Ie vous recommande mon Epitaphe : Et mourray tout confict en pedz. Si quelque iour pour reſtaurant à faire peter les bonnes femmes, en extreme paſſion de colicque venteuſe, les medicamens ordinaires ne ſatisfont aux medicins, la momie de mon paillard & empeté corps leur fera remede præſent. En prenent tant peu que direz, elles peteront plus qu’ilz n’entendent. C’eſt pourquoy ie vous prirois voluntiers que de debtes me laiſſez quelque centurie : comme le roy Loys vnzieme iectant hors de proces Miles d’Illiers euesque de Chartres[5], feut importuné luy en laiſſer quelque vn pour ſe exercer. I’ayme mieux leur donner toute ma Cacquerolière, enſemble ma Hannetonnière : rien pourtant ne deduiſant du ſort principal. Laiſſons (diſt Pantagruel) ce propos, ie vous l’ay ia dict vne foys.


  1. Preſchez & patrocinez d’icy à la Pentecoſte.

    Preſchez, patrocinez iusqu’à la Pentecoſte,
    Vous ſerez ébahy, quand vous ſerez au bout,
    Que vous ne m’aurez rien perſuadé du tout.

  2. Le ſainct Enuoyé. Voyez saint Paul, Épître aux Romains, 13.
  3. Le Philoſophe Tyanien. Voyez Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyanes, liv. IV, c. 3. Le costume de peste, qu’on ne se représente guère, était un travestissement en usage au XVIIe siècle, comme l’indiquent des vers de P. Corneille adressés à une dame qui le portait. Voyez Poésies diverses, LIV, Stances :

    J’ai vu la peſte en raccourci.

  4. Platon en ſes loix. Voyez liv. VIII.
  5. Miles d’Illiers eueſque de Chartres. La réponse de cet évêque était devenue proverbiale. On la retrouve, avec quelques variantes, chez nos principaux conteurs : « Quand l’eueſque veid que ſes proces s’en alloyent ainſi à neant, il s’en vint au roy, le ſuppliant à iointes mains qu’il ne les luy oſtaſt pas tous, & qu’il luy pleuſt au moins luy en laiſſer vne douzaine des plus beaux & des meilleurs pour s’eſbatre. » (Bonaventure des Periers, Nouvelle 34). « Ce roy le voulant depeſtrer d’vne infinité de proces, il le ſupplia fort affectueuſement de luy en laiſſer au moins vingt cinq ou trente pour ſes menus plaiſirs. » (Henri Eſtienne, Apologie pour Hérodote, c. 17, t. I, p. 362)