Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/04

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 15-22).


IV

LA PENSION DU PÈRE LAMOUREUX.


Nous avons quitté Georges Raymond au moment où, après avoir traversé le Petit-Pont de la Cité, il s’engageait dans la rue de la Harpe.

Il la remonta jusqu’à la hauteur de la rue Saint-Jacques, entra dans une vieille maison d’assez misérable apparence, qui porte encore aujourd’hui le numéro 45, monta un escalier noir, boueux, crasseux, dont les rampes étaient humides, arriva au deuxième étage, poussa une porte qui n’était pas fermée et s’engagea dans un corridor au fond duquel on entendait des éclats de voix et des bruits d’assiettes, pendant qu’une odeur écœurante de plats desservis s’échappait de la salle à manger entr’ouverte dans l’obscur couloir.

Georges venait de franchir le seuil de la célèbre table d’hôte du père Lamoureux, un amphitryon à quarante sous par tête, faisant crédit, dans certains cas, et soignant ses habitués au point de vue de la qualité et de la quantité, suivant le degré d’affection qu’il leur portait, car le père Lamoureux avait des préférences parmi ses clients, et il ne se gênait pas pour les faire sentir.

« Servez monsieur ! » était la formule employée par lui vis-à-vis des indifférents ou des mal notés.

« Un bon morceau de bœuf à M. un tel ! » indiquait un commencement de faveur.

« Un excellent morceau de bœuf à ce cher M. un tel ! » indiquait qu’on était du dernier bien.

Cette table d’hôte, véritable pandémonium de bohêmes de tout genre, réunissait une collection de types extrêmement curieux. Il venait là des étudiants en droit, des étudiants en médecine, deux ou trois avocats du dernier numéro ;

Un acteur de l’Odéon, du nom de Belgaric ;

Le peintre Marius Simon, le terrible gouailleur si redoutable pour ses sarcasmes ;

Un jeune compositeur d’une intéressante figure nommé Karl Elmerich, très lié avec Georges Raymond ;

Un auteur dramatique non joué du nom de Léon Gaupin ;

Un ancien avoué destitué, Lecardonnel ;

Un prêtre interdit qui mettait quelquefois sa soutane, nommé Ecoiffier ;

Un épicier retiré et enthousiaste des étudiants, surnommé, on ne sait pourquoi, Berg-op-Zom ;

Un médecin sans clientèle, Gédéon Mathieu ;

Un jeune Breton, fils de famille ruiné, sans profession, mais de très bonne souche, qu’on appelait le marquis ou le Chat-Botté, à cause de sa petite taille.

D’autres encore ; mais nous avons désigné les types les plus saillants.

Le père Lamoureux servait deux dîners, l’un à six heures, l’autre à sept heures, dans deux salles différentes. Le premier était destiné aux hommes d’un certain âge, aux avocats, aux employés de ministères, aux étudiants sérieux, à tous ceux enfin qui voulaient dîner vite pour aller à leurs plaisirs ou à leurs affaires.

Le second réunissait surtout les étudiants des écoles, les artistes, les petits journalistes, ceux qui prenaient leur café et leur petit verre dans l’établissement, prolongeaient indéfiniment le dîner, fumaient, buvaient, discutaient et faisaient du crédit.

Mais, comme cela devait naturellement arriver, la seconde table minait la première, qui commençait à être désertée, et l’on pouvait prévoir le moment où il n’y aurait plus qu’une seule et unique table composée de la plus fine fleur artistique, littéraire et démocratique. Le père Lamoureux d’ailleurs n’aimait réellement au fond que ses habitués du numéro 2, qu’il appelait ses lapins ; il appelait les habitués de la table numéro 1 : ses messieurs.

La table numéro 2 était partagée en deux bandes parfaitement distinctes, entre lesquelles il y avait eu même une scission complète pendant quelque temps.

Le premier groupe reconnaissait pour chef un nommé Soulès, fils de famille, fort riche, jouissant déjà d’une grande partie de sa fortune depuis la mort de son père, ancien confiseur à Évreux. Soulès s’était fait recevoir avocat à Paris ; mais, soit qu’il n’eût pas réussi dans cette profession ou qu’il y eût éprouvé quelqu’humiliation cruelle, il avait les avocats en horreur et les maltraitait fort dans ses propos.

Il passait pour disciple et confident de Blanqui, dont il ne parlait cependant jamais, mais qui, dit-on, dirigeait, à l’aide de ce jeune homme, les têtes les plus chaudes du quartier Latin. Soulès était petit, contrefait, la figure rouge et couverte de boutons ; sa santé extrêmement mauvaise contribuait peut-être à le rendre haineux. En tout cas, il professait hautement, ainsi que tous ses amis, l’athéisme et le matérialisme dans un journal littéraire et philosophique, intitulé le Barbare, où il lançait les plus terribles philippiques contre ce qu’il appelait le Papisme.

L’autre clan marchait sous la conduite d’Oudaille, aussi avocat, mais avocat plaidant.

C’était un garçon de vingt-quatre ans, à la figure placide et un peu nigaude, ne s’échauffant pas à tout instant comme Soulès, parlant posément et clairement, mais aspirant néanmoins à déborder Soulès par des opinions plus avancées.

Comme il n’avait aucune fortune et vivait uniquement de sa profession, il se posait comme le défenseur des prolétaires purs. Dans ses mouvements de mauvaise humeur, il traitait d’aristocrates et de bourgeois les sectateurs de Soulès, tandis que lui et les siens n’étaient que des gueux, mais des gueux dévoués jusqu’à la mort à l’extirpation de l’aristocratie nobiliaire et cléricale et à l’établissement de la République sociale, matérialiste et athée. Cependant il se réclamait beaucoup de la science qui était désormais, selon lui, la seule religion possible de l’humanité. Enfin, parmi les hommes de 93, Soulès admirait surtout Marat ; Oudaille admirait surtout Hébert.

Quoiqu’on confondît les deux groupes sous le nom d’Hébertistes, il y avait entre eux, comme on le voit, certaines différences, et chacun des deux groupes cherchait instinctivement à désagréger l’autre à son profit. Il en était résulté des dissentiments et bientôt une rupture ouverte entre les deux chefs qui avaient marché un instant de conserve, et avaient tenu primitivement leurs assises dans une seule et unique brasserie située dans la rue du Sommerard, à côté du musée de Cluny.

Lorsque la scission se produisit entre les deux groupes, Oudaille conduisit sa troupe fidèle à l’estaminet de la Renaissance, rue Saint-Séverin, et les deux groupes ne se réunirent plus qu’à d’assez rares intervalles pour les intérêts de la cause commune et de la démocratie. Le clan Oudaille s’était abstenu, à la même époque, d’aller prendre ses repas chez le père Lamoureux, dont l’établissement avait cessé ainsi d’être le quartier général des deux camps.

Cette situation avait fort affecté M. Lamoureux, qui voyait ainsi une partie de ses lapins lui échapper, et, grâce à des négociations fort habilement conduites par l’abbé Ecoiffier, il avait été entendu, entre les deux chefs, qu’on se réunirait tous les quinze jours chez le père Lamoureux, en signe de concorde. La paix régnait donc complètement entre les deux partis au moment où ce récit commence, et, ce jour-là même, Oudaille et Soulès suivis de leurs partisans, dînaient chez le père Lamoureux au moment où Georges Raymond entra dans la vaste et nauséabonde salle à manger no 2.

Georges Raymond n’était pas à proprement parler un habitué de la maison. Il y venait assez souvent quand sa bourse était au plus bas, et, quoiqu’il connût individuellement tous ces jeunes gens, il n’était pas enrégimenté parmi eux.

Quand il était pressé, il dînait salle no 1 ; quand il n’avait rien à faire, il dînait salle no 2 ; et, comme il arrivait le plus souvent en retard, c’est dans cette dernière salle qu’il prenait son repas, se mettant volontiers à une petite table séparée que le père Lamoureux appelait la table des pénitents. Du reste, Georges était vu avec une sorte de défiance par la majorité des deux groupes, à cause de sa réserve que l’on prenait pour de la hauteur, et du peu d’engouement qu’il témoignait pour les opinions exaltées de ses camarades.

Il n’était lié avec aucun d’eux, si ce n’est avec Karl Elmerich, plus jeune que lui de trois ou quatre ans, et qui lui témoignait la plus tendre amitié. Une analogie de situation et de caractère les avait étroitement rapprochés.

Un jour, Karl avait raconté à Georges son histoire ; cette histoire était plus étrange encore que celle de Georges Raymond.

Il était orphelin aussi et n’avait jamais connu ni son père, ni sa mère ; tous ses parents étaient morts. Né à Valenciennes et élevé par charité dans une maison d’éducation religieuse, lorsqu’il était arrivé à l’âge de raison, on lui avait appris une sorte de légende terrible, qui courait dans le pays, sur les circonstances de sa naissance.

Son père, fils d’un brasseur de Colmar, s’était marié dans cette ville et avait abandonné sa femme le surlendemain de son mariage. On avait trouvé un individu tué dans le jardin de la maison ; son père, accusé par la rumeur publique d’être le meurtrier, avait disparu sans que personne en eût jamais entendu parler depuis cette époque. Sa mère était devenu folle et elle était aller accoucher en fugitive, quelques mois après, dans un hospice de Valenciennes, où son fils avait été recueilli par la charité publique.

La ville de Valenciennes, où il était né, avait fait les frais de son éducation à cause de sa douceur de caractère et des dispositions précoces qu’il montrait pour la musique.

Le charme de sa voix, la facilité extraordinaire avec laquelle il apprenait à jouer de tous les instruments, en avaient fait une sorte d’enfant prodige. À dix ans, il jouait de l’orgue et improvisait de petites compositions musicales qui faisaient l’étonnement de ses professeurs.

Quelques personnes influentes s’étaient intéressées à lui ; on l’avait fait jouer et chanter dans quelques salons, et il est possible que si Karl avait eu la prudence de rester dans sa ville natale et d’y attendre les événements, ceux qui s’étaient intéressés à son sort auraient fait quelque chose pour lui.

Mais, à peine eut-il achevé ses études, que, comme Georges, il se sentit mordu au cœur par la tentation de venir à Paris. L’indépendance un peu sauvage de son caractère, sous des formes d’une douceur infinie ; le désir de se faire un nom, d’étudier la musique près des grands maîtres, l’amour de son art porté jusqu’à la passion, le poussèrent à s’affranchir de ses protecteurs qui voulaient le retenir à Valenciennes.

Comme Georges Raymond, il devait bientôt éprouver que l’on ne peut rien sans appui, et que le meilleur moyen d’arriver n’est pas toujours de courir après la fortune. Il se débattait depuis un an contre la misère en donnant des leçons de musique à deux francs le cachet, lorsqu’un jour il tomba dans la pension du père Lamoureux, en vertu de la loi d’attraction qui groupe à Paris, dans des centres communs, les existences déclassées.

Il se lia intimement avec Georges Raymond et avec Léon Gaupin, jeune homme très remuant, qui travaillait pour le théâtre, mais dont toutes les pièces avaient été refusées jusqu’à ce jour. Karl Elmerich, qui avait depuis deux ans dans la tête des motifs de musique dont il voulait faire un opéra, s’était attaché à Léon Gaupin, qui lui avait promis un livret. De là une collaboration pleine d’enthousiasme de part et d’autre.

Mais Gaupin n’était pas un esprit sérieux et réfléchi comme Karl ; il passait la moitié de son temps à raconter des sujets de pièce qu’il n’écrivait pas, et il faisait en outre de la politique à outrance sous les ordres de Soulès, dont il était un des plus chauds partisans.

Au contact de son ami, Karl Elmerich avait fini par faire de la politique à son tour ; mais ses idées avaient pris le tour de son imagination et de son âme. Il était devenu sectaire par amour de l’humanité, par une croyance sérieuse et sincère dans des doctrines auxquelles il mêlait une sorte d’exaltation religieuse qui prêtait quelquefois aux plaisanteries de ses compagnons. Soulès, qui ne pouvait sentir Georges, avait vainement essayé de le brouiller avec Karl, en exploitant contre le jeune avocat la différence de leurs convictions politiques.

Mais Karl, malgré le regret qu’il éprouvait de voir Georges Raymond aussi froid pour les théories humanitaires, n’avait jamais osé le lui reprocher, et, de son côté, jamais Georges Raymond n’avait froissé les convictions de son jeune ami.