Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/26

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 146-149).


XXVI

CES DAMES.


— Tu dois bien penser que si tous les hommes qui viennent ici étaient comme ceux que je t’ai indiqués, les femmes ne feraient pas leurs affaires ; mais à côté de toutes ces fausses espèces, il y en a de vraies. Voici par exemple un faux prince arménien qui sourit à la baronne de Bois-Baudran ; mais, à côté de lui, voici le marquis de Saporta, un vrai grand d’Espagne, dix fois millionnaire.

Voici un furet de la pire espèce qu’on appelle du Clocher, qui se faufile partout et que je soupçonne d’être une mouche ministérielle, mais voici un vrai diplomate étranger, le baron Van-Klem-Putt. À droite, à gauche, passent en ce moment un gros financier, un grand industriel, un Suédois, deux Russes, un Anglais, tous richissimes, que des poignées de louis n’arrêtent pas quand il s’agit de leurs plaisirs ; il n’y a que les femmes ici qui soient toutes de fausse qualité, excepté bien entendu la maîtresse de la maison.

— Alors il n’y a pas d’héritières ?

— Oh ! pas une ; mais il y a des quenottes terribles.

— Regarde donc cette blonde avec son front grec et son nez légèrement courbé, comme elle est jolie, quel rayonnement !

C’est Raffaella, une jeune fille à marier, pas un sou de dot, avec un bébé en nourrice qui ne lui a rien ôté de son air virginal ; sa mère est cette grosse femme à côté qui ressemble à un crapaud sur une pierre.

— Ah ! je n’avais pas vu cette brune dont la bouche forme un relief si charmant, avec ses joues pleines et d’un blanc mat, avec ses yeux d’un noir velouté ; qu’elle est belle !

— C’est Juliette Sénéchal, encore une fille à marier, à moins qu’elle ne prenne un amant, ainsi que son père le lui conseille.

— Oh ! vois donc l’étrange fille avec ses cheveux couleur d’acajou.

— Cette fille est une femme, c’est la baronne de Bois-Baudran trois fois mariée, en Angleterre, à New-York, à Genève, avec trois maris vivants et bien portants. Elle est à côté d’une Espagnole que je ne voudrais pas rencontrer au coin d’un bois.

— Comment cela ?

— Elle tient sous la terreur ce grand et beau jeune homme à barbe blonde que tu vois debout contre la croisée. Ce malheureux garçon, passant à Burgos, s’avisa de faire la cour à la fille de son hôtesse, et il eut assez de son bonheur au bout d’un mois. Voulant éviter des explications et des larmes, il partit furtivement un beau matin pour Paris, en abandonnant son Ariane ; mais, un beau soir, en rentrant chez lui, il reçoit un coup de pistolet dans son paletot. C’était la belle Espagnole qui avait retrouvé son fugitif et se rappelait ainsi à son souvenir. Blessure grave, attentat flagrant, procès en cour d’assises, acquittement de la belle par des jurés galants.

— Et elle a reconquis son amant ?

— Parfaitement, et il vit depuis ce moment avec elle sous menace de mort en cas de désertion.

— Et cette dame à sa gauche ?

— Enfant, ne la regarde pas : si tu venais à l’aimer, tu serais perdu.

— Pourquoi cela ?

— On est heureux avec elle, mais on en meurt, et j’en sais qui en mourront sachant qu’ils en mourront.

— Quelle femme ! la comtesse ne vous tue que lorsqu’elle a intérêt à se débarrasser de vous ou bien qu’elle vous aime.

— Alors je ne vois pas comment on peut échapper ; et parmi les femmes d’un certain âge, quelle est cette matrone imposante qui parle à Raffaella ?

— Ah ! si Raffaella l’avait connue un an plus tôt, elle n’aurait pas eu son enfant.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mme de Valmont, c’est son nom…

— Comme dans les liaisons dangereuses ?

— Elle rend les liaisons sans danger, sage-femme du plus haut renom elle n’accouche jamais personne ; elle affranchit l’amour de ses fruits et ne lui laisse que la fleur.

Comme tu le vois, il y a des femmes problématiques comme des hommes problématiques. Regarde cette vieille dame qui ressemble à une idole indoue, derrière Mme de Valmont ; elle n’a pas de fortune, pas de mari, pas de fille à marier ; je la retrouve dans presque toutes les soirées du même genre. Que fait-elle ? Quel est son talisman pour faire accepter partout sa figure de pain d’épice ? On dit qu’elle porte bonheur dans les maisons, comme les cigognes, et qu’elle fait revenir les seins aux femmes maigres. Cette dame, qu’Alfred Leroy salue, est propriétaire du rob Boyveau-Laffecteur. Derrière le fameux médium Hume, vois Camillis, qui n’est ni homme ni femme, et dont le sexe est un problème.

— Oh ! quelle est cette belle et opulente personne avec une chevelure à la victime dont les îlots roulent sur son front et sur son cou, dit Georges en l’interrompant.

— C’est Rose Dancla, encore une jeune fille à marier, si le cœur t’en dit.

— Merci, je les connais tes jeunes filles.

— Et maintenant l’audience est finie, lui dit Hector qui commençait à se dégriser, nous sommes ici dans l’observatoire de la vicomtesse qui peut venir d’un moment à l’autre. De chenille je t’ai fait papillon ; tu n’étais qu’une proie, te voilà chasseur ; va, tu portes le contre-poison de l’Indien qui marche sans crainte à travers les reptiles et les fleurs.