Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/28

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 161-166).


XXVIII

RAFFAELLA.


« Dans une demi-heure, rue d’Isly, n° 15. » — Cette phrase avait retenti dans l’oreille de Georges Raymond, comme le Cantique des Cantiques. Il la répétait mentalement, comme pour se prouver à lui-même qu’il l’avait bien entendue.

Comment cette femme si belle, si dédaigneuse, si enviée qui venait de faire une entrée triomphale dans le salon de la vicomtesse, avait-elle pu lui donner un rendez-vous, à lui pauvre diable, au bout de quelques minutes d’entretien ? Il allait s’abandonner à un mouvement d’ivresse et d’orgueil, lorsqu’il vit les regards se diriger de son côté dans l’entourage de la vicomtesse, et le marquis le lorgner d’une façon si impertinente qu’il se mordit les lèvres pour ne pas perdre contenance.

— Tu viens de débuter ici comme le duc de Fronsac à la cour du grand roi, lui dit Hector, qui prenait plaisir à ce manège, soutiens ton succès, morbleu ! et te voilà lancé !

— Oh ! mon cher ami, qu’elle est belle ! lui répondit Georges à l’oreille, et il allait lui conter sa bonne fortune ; mais il s’abstint dans la crainte d’escompter prématurément son bonheur.

— Eh bien ! vicomtesse, que pensez-vous de ce débutant qui valse du premier coup avec la comtesse de Tolna ?

— Si j’ai été plus heureux que je ne le méritais, madame, je le dois à votre bienveillant accueil, dit Georges qui voyait Raffaella tourner vers lui ses yeux de saphir.

Pendant que Mme de Saint-Morris répondait par un sourire à ce propos gracieux, deux personnages placés à quelque distance paraissaient s’entretenir avec beaucoup d’animation dans une langue étrangère. L’un était le marquis de Saporta, que nous avons vu tout à l’heure avec la comtesse de Tolna, l’autre était l’inévitable du Clocher, que le lecteur se souvient d’avoir rencontré quelques jours auparavant au cercle de la rue Bergère. Du Clocher se confondait, comme toujours, en contorsions aimables, tandis que son interlocuteur, cavalier de la plus belle mine et du plus grand air, l’écoutait en approuvant par des signes de tête.

— Je vous affirme, Excellence, que c’est bien le secrétaire particulier du comte de B***, et très probablement le messager confidentiel de cette correspondance dont je vous parlais tout a l’heure, qui inquiète tant le gouvernement impérial… ajouta du Clocher à l’oreille du noble espagnol, en lui indiquant d’Havrecourt par un geste imperceptible. C’est presque un secret d’État, monsieur le marquis, que j’ai confié à votre haute discrétion…

— Croyez, mon cher du Clocher, que je saurai reconnaître vos bons offices. Mais quel est donc ce nouveau venu à qui la vicomtesse paraît faire tant d’accueil ? Et, en parlant ainsi, le diplomate espagnol indiquait de l’œil un gros monsieur à la mine rogue, au regard inquisiteur, qui saluait en ce moment la vicomtesse. Il était accompagné, ou plutôt suivi d’un second personnage au visage blême et marqué de petite vérole, qui fermait de temps en temps les yeux avec une expression intraduisible de réserve et de dignité.

Du Clocher fit un geste de surprise.

— C’est M. Bonafous, dit-il.

— M. Bonafous ? Qu’est-ce que cela ?

Du Clocher fit un second geste comme pour dire : Vous ne savez rien si vous ne savez pas ce que c’est que M. Bonafous.

— C’est l’homme qui fait tout à la Préfecture de Police, qui sait tout, qui voit tout, comme le Solitaire. J’avais entendu dire qu’il était des amis de la vicomtesse, mais je ne l’avais jamais vu chez elle. Ou je me trompe fort, où il vient ici flairer quelque chose…

— C’est une bonne connaissance à faire, dit le diplomate espagnol.

— Dans tous les cas, ce n’est pas moi qui peux vous présenter, monsieur le marquis, car nous sommes assez mal ensemble, répondit du Clocher en faisant un quart de conversion pour ne pas être aperçu du terrible chef de division. Mais l’œil percent de M. Bonafous l’avait déjà découvert.

— Savez-vous quel est ce personnage avec qui parle du Clocher ? dit-il à son chef de bureau.

— Un grand d’Espagne, ami de Prim, venu en France pour y intriguer auprès du gouvernement impérial. Du Clocher s’est fait son cornac, répondit Ferminet en fermant hermétiquement ses paupières.

— C’est exact, monsieur Ferminet ; mais comment savez-vous cela ?

— Comment ai-je su les agissements de M. d’Havrecourt et ses rapports avec Doubledent ? répondit Ferminet en rouvrant ses paupières.

— À propos, est-ce que ce Doubledent n’était pas clerc de notaire en 1842 à Colmar, chez Me Janodet, lors d’un incendie qui consuma toutes les minutes de l’étude ? Le parquet me demande ce renseignement.

Ferminet avait refermé ses paupières.

— On pourra s’en enquérir, répondit-il laconiquement. Monsieur le directeur sait-il que l’hôtel où nous sommes touche à cette maison de la rue de Rome où deux jeunes filles ont été séduites à l’aide de certains breuvages ?…

— Je le sais, répondit M. Bonafous assez sèchement ; mais l’affaire n’a nullement l’importance qu’on lui avait donnée.

Pendant que M. Bonafous et Ferminet, son compère, poursuivaient à travers les salons de Mme de Saint-Morris leur conversation policière, Georges Raymond comptait les minutes qui le séparaient de son rendez-vous.

— Je serai peut-être tout simplement mystifié, se disait-il en regardant Raffaella, dont le visage était si charmant, qu’il ne pouvait en détacher ses yeux. La jeune fille aussi le regardait. Il se rapprocha d’elle au moment où l’orchestre préludait à une mazurka. Il allait lui parler, lorsque le marquis, qui l’avait devancé près d’elle, s’approcha en disant : Madame, voulez-vous m’accorder la faveur de cette mazurka ?

— Je vous demande mille pardons, répondit Raffaella en rougissant. Mais monsieur m’avaient invitée… je crois…

— Moi ? fit Georges Raymond, qui vit les beaux yeux de Raffaella tournés vers lui. Ah ! c’est vrai ; je l’avais oublié ; mille pardons, ajouta-t-il, devinant le caprice de la jeune fille et s’emparant d’elle.

— Ah ça, monsieur est donc loué pour toute la soirée ? dit le marquis avec une rare impertinence, en mettant son lorgnon.

À ces mots, Georges quitta pour un instant la main de Raffaella ; et s’approchant du marquis, lui dit tout bas :

— Vous venez de m’insulter gratuitement, vous recevrez demain mes témoins.

— À votre aise, mon cher, fit le marquis en tournant les talons, et il prit le bras de Marius Simon, qui le cherchait, en lui disant à l’oreille :

— Je retrouve un de mes grecs dans la salle de jeu ; allons profiter de cette aubaine.

— Je viens de faire pour vous un gros mensonge, dit à Georges Raymond Raffaella encore toute rougissante, et peut-être sans le vouloir suis-je cause ?…

— Et de quoi, mademoiselle ?

— D’une querelle avec ce monsieur. Oh ! dites-le moi, car si je le savais…

— Venez, mademoiselle, répondit Georges Raymond en passant son bras autour de la taille de la jeune fille, et ils décrivirent le tour du salon en devisant le plus gaiement du monde.

— Ah ! voilà Georges qui danse maintenant avec Raffaella, dit en riant le vicomte d’Havrecourt à Mme de Saint-Morris.

— Il ne déplaît pas à cette petite, fit la vicomtesse.

— Monsieur Georges, vous me reconduirez avec ma mère, dit Raffaella.

— Allons, bon ! se dit Georges ; je vais courir deux lièvres à la fois et les manquer tous les deux.

— Mademoiselle, pardon… mais… je ne peux pas… je… et tout en balbutiant, il s’aperçut que la pendule marquait deux heures moins dix minutes, juste le temps de courir rue d’Isly, pour arriver exactement au rendez-vous.

— Je m’absente pour un quart d’heure, et je reviens, ajouta-t-il sans trop savoir ce qu’il disait, et Georges Raymond disparut après avoir reconduit Raffaella à sa place et avoir reçu son dernier sourire.