Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/49

La bibliothèque libre.
E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 330-335).


XLIX

LE DUEL


En lisant la lettre écrite par Isabeau à Hector d’Havrecourt, Georges sentit ses genoux fléchir puis, réagissant encore une fois avec l’énergie qui lui revenait toujours :

— Je devais le prévoir, se dit-il. Cette lettre écrite par force était un enfantillage. La vipère foulée aux pieds devait se relever pour me faire une dernière morsure. Laissons cela. Et il se mit à espérer que Karl viendrait le rejoindre. Il n’est pas possible que ce malheureux enfant résiste à son cœur malgré les infâmes calomnies dont on a dû l’abreuver. Je reconnais la main de Doubledent !

On lui apporta une lettre, elle était signée Doubledent.

Je pensais au monstre ! le voilà. Il lut.

« Monsieur,

» Après les manœuvres auxquelles vous avez eu recours contre les intérêts les plus sacrés de votre client et les tristes propositions que vous m’avez faites, j’aurais pu me dispenser de vous écrire. Si je le fais, c’est pour que vous n’essayiez plus désormais d’arracher à ma protection le vertueux jeune homme dont j’ai sauvé la fortune et défendu la succession contre des visées spoliatrices dont je ne pouvais pas être le complice.

» Vous avez abusé de votre situation personnelle, non-seulement pour tenter de faire un pacte léonin avec votre client, mais pour essayer d’obtenir la main d’une jeune personne qui ne peut avoir pour vous que du dédain.

» Si la main de Mlle de Nerval peut être briguée par quelqu’un, qui le peut mieux que l’aimable jeune homme à qui vous aviez caché ce trésor ? Cette union, si Dieu permet qu’elle s’accomplisse, rapprochera deux cœurs faits pour s’entendre, sera le salut de deux familles et terminera par la meilleure des transactions le triste procès que vous vouliez poursuivre à tout prix.

» M. Karl Elmerich, rendu à lui-même, me charge de vous dire que désormais il ne vous connaît plus.

» A. Doubledent. »

— Voilà l’explication de tout ce qui s’est passé, dit Georges en mesurant par cette lettre atroce toute la noirceur des machinations de l’agent d’affaires.

Il se mit à rire d’un rire qui était affreux à voir.

— C’est moi qui ai voulu corrompre le vertueux Doubledent ! Karl loué par Doubledent ! Mlle de Nerval louée par lui ! N’est-ce pas le dernier outrage que me réservait la fortune ? Cet homme rapprochant deux cœurs et souriant au-dessus de ce tableau de l’amour conjugal ! d’Havrecourt lui-même jeté à la mer et remplacé par Karl ! Et ce qu’il y a de plus étourdissant, c’est cet homme trouvant, au milieu de sa scélératesse, le seul dénoûment honorable qui semblait s’indiquer aux deux parties.

Je songeais à aller casser la tête à ce forban avec mon pistolet ; mais, pour la pensée qu’il a eue de remplacer Hector par Karl, je lui fais grâce.

Et maintenant je n’ai plus rien à faire ici-bas, et je ne souhaite pas de vivre ; car si je sortais vivant de cette lutte, je ne répondrais pas de ne pas devenir aussi féroce que les hommes parmi lesquels j’ai vécu ; j’étais condamné en venant au monde, mais du moins je mourrai dans mon orgueil.

Le lendemain, il se leva à six heures et dit à la veuve Michel, qui s’étonnait de lui voir faire des préparatifs de si grand matin, qu’il s’absentait pour quelques jours.

— Si vous ne me revoyez pas à dix heures, c’est que je serai parti. Vous prendrez dans le tiroir que voici les trois cents francs qui s’y trouvent ; ils seront pour vous : c’est un petit présent que je vous fais pour vos bons services, ma bonne dame Michel.

— Oh ! monsieur, fit en pleurant la malheureuse femme, qui depuis trois jours ne vivait pas en voyant le trouble affreux dans lequel était son maître, vous ne me dites pas la vérité, non, vous ne me la dites pas. Vous ne pouvez rien raconter, je le comprends bien, à une pauvre domestique comme moi… Mais s’il vous arrivait malheur, monsieur, ce n’est pas votre argent qui me consolerait ; je n’aurais pas le cœur de m’en servir.

Georges la rassura en lui disant qu’il allait passer quelque temps dans sa famille (il n’en avait pas !), qu’il écrirait, etc.

— Voilà, se dit Georges, le seul être qui m’ait aimé ; c’est le caniche qui suit le corbillard du pauvre ou du suicidé.

À huit heures précises, par un brouillard glacial, deux hommes arrivaient en même temps au bois de Vincennes.

Ces deux hommes étaient le vicomte Hector d’Havrecourt et Georges Raymond. En arrivant en face l’un de l’autre, ils se regardèrent, ils ne se saluèrent pas. Un médecin de banlieue, un pauvre hère qui mourait de faim dans sa mansarde avait été amené là par d’Havrecourt, qui lui avait compté cent francs pour s’assurer de sa discrétion.

Les témoins étaient de simples soldats. D’Havrecourt était assisté de deux cavaliers de son ancien régiment, Georges de deux soldats d’infanterie qu’il avait autrefois défendus devant les conseils de guerre. Ils savaient qu’ils prêtaient leur concours à un combat sans merci et ils n’avaient rien discuté. Personne n’avait encore parlé, la cloche de l’hôpital voisin du lieu où l’on devait se battre sonnait huit heures ; il faisait froid, les soldats étaient impassibles, le petit médecin grelottait.

L’un des soldats qui assistait Hector déposa sur le terrain trois paires de pistolet.

Tout était réglé d’avance. Chaque adversaire avait trois coups à tirer. On devait commencer à une distance de trente pas et, après chaque coup, se rapprocher de cinq pas, de façon à ce qu’au troisième coup les adversaires ne fussent plus qu’à vingt pas l’un de l’autre.

— Vous convient-il de tirer au sort le choix des pistolets ? dit Hector.

Georges Raymond secoua la tête négativement. D’Havrecourt se mit à fumer une cigarette pendant que l’on chargeait les armes et que les soldats marquaient les distances. Georges Raymond se promenait indifféremment de long en large.

On compta les trente pas de distance, et les vingt pas de la dernière limite.

Quand ce fut fait, les deux adversaires prirent position, le pistolet à la main, ayant leur chapeau sur la tête avec les armes de rechange dans la poche de leur paletot. Les témoins se retirèrent à quelques pas avec le médecin.

Le soldat qui avait chargé les armes s’avança. C’était un superbe cuirassier qui fut tué plus tard à Reischoffen. Il leva le bras en guise de signal. Les deux adversaires étaient en face l’un de l’autre et rigoureusement effacés.

Au premier coup, la balle de Georges effleura la joue d’Hector et lui fit une balafre sanglante. Le pistolet d’Hector avait fait long feu ; les deux adversaires se rapprochèrent silencieusement de cinq pas. Le soldat chargé de donner le signal leva le bras une seconde fois.

Au second coup, le chapeau de Georges Raymond fut enlevé ; Hector n’avait pas été touché. Les deux adversaires se rapprochèrent encore, ils n’étaient plus qu’à vingt pas l’un de l’autre.

Au troisième coup, Georges porta la main à sa poitrine en chancelant et, de l’autre main, essaya de diriger son arme contre Hector, immobile et déjà prêt à la riposte ; mais le bras de Georges Raymond s’affaissa, il tomba de toute sa hauteur et roula au pied d’un arbre, devant lequel il était placé.

Hector d’Havrecourt, en le voyant tomber, s’était rapproché de lui. Il regarda ce visage, pâle et convulsé, si froidement que le médecin ne put retenir une exclamation indignée, mais d’Havrecourt sans se préoccuper de l’incident alluma une cigarette et disparut.

Le médecin sondait la blessure de Georges Raymond, qui avait perdu connaissance ; une mousse sanglante apparaissait à ses lèvres, et ses yeux étaient renversés.

On le porta dans la voiture et on le conduisit à l’hôpital.

Le mouvement de la voiture lui fit reprendre ses sens.

— Je ne puis songer à aucun être au monde ; murmura-t-il, et je ne crois pas en Dieu parce que j’ai trop souffert !

Il s’évanouit de nouveau. Une heure après, on allait chercher un prêtre ; l’agonie avait commencé.