Les Altérations de la personnalité (Binet)/15

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Félix Alcan (p. 236-244).


CHAPITRE II


LE RAPPEL DES PERSONNALITÉS ANCIENNES PAR SUGGESTION

Rappel d’une existence psychologique antérieure. — En quoi consiste le rappel. — Moyens de le produire : suggestions, esthésiogènes. — Expériences de MM. Bourru et Burot sur Louis V… et quelques autres sujets. — Caractères de la division de conscience qui se manifeste dans ces expériences. — Le jeu de l’association des idées est suspendu sur certains points.

La suggestion de changement de personnalité peut être faite dans des conditions un peu différentes de celles que nous venons de décrire. Au lieu d’imposer au sujet une personnalité de fantaisie, on évoque dans son esprit le souvenir d’une époque antérieure de son existence et on le force à revivre cette époque. Au lieu de lui affirmer qu’il a changé de sexe, ou qu’il est devenu prêtre ou soldat, on lui suggère qu’il a huit ans, ou quinze ans. Ce n’est point une transformation aussi complète de sa personnalité, mais c’est cependant une modification : car, comme on le sait bien, notre personnalité se modifie avec le temps ; la personnalité n’est point une entité fixe, permanente et immuable ; c’est une synthèse de phénomènes, qui varie avec ses éléments composants, et qui est sans cesse en voie de transformation. Dans le cours d’une existence même normale un grand nombre de personnalités distinctes se succèdent ; c’est par artifice que nous les réunissons en une seule, car à vingt ans de distance nous n’avons plus la même manière de sentir et de juger.

Si l’on vient, par suggestion, à replacer le sujet à une période antérieure de son existence et à faire revivre, pour un moment, une de ses personnalités mortes, il en résulte que le souvenir de son moi actuel disparaît pour un moment, ainsi que toutes les connaissances acquises postérieurement à la date fixée par la suggestion ; il se produit, comme dans les cas où l’on suggère une personnalité de fantaisie, une division de conscience ; toute une synthèse de phénomènes disparaît, est oubliée, pour faire place, temporairement, à une synthèse plus ancienne.

Nous verrons en outre, un peu plus loin, que ces expériences ont une portée plus grande que les précédentes, car la personnalité évoquée est une personnalité vraie et non une personnalité fictive, créée de toutes pièces par l’imagination. Il ne faudrait cependant pas aller jusqu’à croire que c’est la synthèse ancienne qui reparaît ; ce n’en est que le souvenir, l’écho affaibli.

MM. Bourru et Burot se sont les premiers engagés dans cette voie ; ils ont fait leurs premières expériences sur V…, cet hystéro-épileptique mâle dont nous avons relaté plus haut l’histoire accidentée ; ils ont ensuite étendu leurs recherches à d’autres malades. Pour ramener le sujet à une époque antérieure de son existence, ils ont employé deux moyens : l’un des deux est très simple, c’est la suggestion, consistant à affirmer au sujet qu’il a tel âge, ou qu’on est en telle année, etc. La suggestion est dans ce cas facile à imaginer, et nous n’en dirons pas davantage. Le second moyen, plus compliqué, mais aussi plus intéressant et plus instructif, c’est l’évocation directe d’un état psychologique ancien, ayant une date précise ; et cet état, une fois apparu, éveille à son tour par association d’idées la série de phénomènes qui se sont trouvés groupés autour de lui. Supposons, pour fixer les idées, qu’une personne hystérique ait eu vers l’âge de quinze ans le bras droit paralysé ; elle est depuis longtemps guérie, et le bras droit est redevenu sensible et mobile ; si par suggestion on fait renaître la paralysie, il y a des chances pour que les souvenirs reliés à celui de la paralysie réapparaissent et donnent au sujet l’illusion qu’il a quinze ans. Il y a là toute une chaîne d’idées ; si on tire sur un anneau, la traction passe d’un anneau à l’autre et parcourt toute la chaîne[1].

Seulement, ici, la question se complique un peu par suite du mode d’expérience qui a été adopté par MM. Bourru et Burot. Ces auteurs avaient à leur disposition, à l’hôpital de Rochefort, ce V…, qui avait été, à des époques diverses de sa vie, frappé de paralysie dans des parties différentes de son corps ; il n’était pas difficile de réaliser de nouveau chacune de ces paralysies, par suggestion, afin d’évoquer par là même la période d’existence qui s’y rattachait. Les auteurs n’ont pas manqué de faire cette expérience, mais ils en ont aussi fait une autre ; ayant remarqué que V… était extrêmement sensible à l’action des métaux à distance, ils ont cherché à provoquer chez le malade un changement d’état somatique (c’est-à-dire un changement dans la distribution de la sensibilité et de la motilité conscientes) en le soumettant à l’action des esthésiogènes.

Je ne puis pas, bien entendu, garantir l’exactitude de ces expériences ; l’action des esthésiogènes sur le système nerveux des hystériques est encore mise en doute par de très bons esprits, et la question me paraît loin d’être élucidée. On est donc libre d’admettre que les barreaux aimantés, le fer, l’or et les autres métaux dont on s’est servi pour modifier l’état de Louis V…, n’ont agi que par suggestion, ou par un moyen analogue.

Cette interprétation n’enlève pas tout intérêt aux expériences, puisqu’on peut à la rigueur les mettre sur le compte de la suggestion.

Grâce aux esthésiogènes, les auteurs ont pu produire et fixer six états somatiques principaux. Ce sont : 1o une hémiplégie droite avec anesthésie droite ; 2o une hémiplégie gauche, face comprise, avec anesthésie gauche ; 3o une hémiplégie gauche, face non comprise, avec anesthésie gauche ; 4o une paraplégie avec anesthésie des membres paralysés ; 5o une légère parésie avec anesthésie de la jambe gauche ; 6o un état où il n’existe point de paralysie, mais une hyperesthésie de la jambe gauche. En même temps que ces changements physiques, se produisent des transformations constantes de l’état psychique du sujet, notamment de son caractère et de sa mémoire, et les deux choses sont intimement liées l’une à l’autre ; dès qu’on a provoqué un certain état somatique, l’état de conscience correspondant s’éveille, et le sujet se trouve transformé. En voici un exemple : prenons Louis V… au moment où il se trouve paralysé et insensible de tout le côté droit. C’est ainsi qu’il s’est présenté à l’observation, pendant son séjour à l’hôpital militaire de Rochefort. Il a le caractère d’une mobilité excessive, doux mais facilement irritable. Il est violent et arrogant dans ses paroles, sa physionomie et son attitude. Il est bavard, son langage est grossier ; il tutoie tout le monde et donne à chacun un surnom irrévérencieux ; Il fume du matin au soir, et obsède chacun de ses demandes indiscrètes de tabac et d’argent. Sa mémoire est précise pour les choses actuelles ; il récite des colonnes entières de journal[2]. Son souvenir dans le temps est borné à sa présence actuelle à Rochefort, à son séjour à Bicêtre et à la deuxième partie de son séjour à Bonneval. Il ne sait comment il a été transporté à Bonneval ; il croit qu’il y est venu tout enfant. Si on lui dit qu’il a appris le métier de tailleur, quand il était paralysé des deux jambes, il répond qu’on se moque de lui ; il n’a jamais été paralysé des deux jambes, jamais il n’a appris à coudre, et en effet, il ne sait pas tenir une aiguille en main. À Bonneval, on l’a toujours employé aux travaux du jardin ; du reste, il passait son temps à fumer des cigares. Il se rappelle parfaitement avoir volé soixante francs et des effets à un infirmier, s’être évadé et avoir été ramené à l’asile. De Bonneval, il se trouve à Bicêtre sans pouvoir dire ni pourquoi ni comment, ayant oublié toutes les étapes intermédiaires. Il donne des renseignements très complets sur Bicêtre ; il parle souvent des médecins qui le soignaient, de M. J. Voisin et de M. Bourneville. Tout ce qu’il a fait au régiment pendant les deux mois qu’il a été soldat est présent à sa mémoire.

Un état tout différent du précédent est produit par l’application de l’aimant sur la nuque. La respiration s’accélère, le sujet reste immobile, les yeux fixes ; on constate un léger tremblement des lèvres, puis un certain mouvement de mâchonnement et de déglutition, enfin bâillement et réveil. La paralysie des deux jambes est complète avec contracture en extension. La perte de sensibilité est étendue sur toute la partie inférieure du corps. Toute la partie supérieure jouit de la sensibilité et du mouvement. La physionomie est triste, les yeux sont baissés, il n’ose regarder autour de lui, il est poli et même timide. La prononciation est nette, mais enfantine. On lui présente un livre, il épelle les lettres et les syllabes comme s’il commençait à apprendre à lire. Il se croit à Bonneval : il vient de voir M. Camuset et d’autres personnes de cet asile. Son occupation ordinaire est le travail à l’atelier des tailleurs ; il coud en homme du métier et fait un sac avec adresse. Son intelligence est très obtuse, ses connaissances générales sont nulles. Il ne connaît que deux endroits : Bonneval où il se trouve et Saint-Urbain d’où il vient ; il se rappelle avoir vu à Saint-Urbain une vipère qui lui a fait peur, qui l’a rendu malade. Sa mémoire correspond à la période assez limitée de son existence pendant laquelle il a été paralysé des deux jambes.

Il serait trop long de décrire les uns après les autres les états par lesquels peut passer Louis V… Pour ne point revenir encore sur l’histoire de ce malade, que nous avons longuement racontée dans la première partie de ce livre, nous emprunterons à MM. Bourru et Burot l’histoire d’un autre sujet, Jeanne R…, sur laquelle ils ont pu refaire des expériences analogues.

« Jeanne R…, âgée de vingt-quatre ans, est une jeune fille très nerveuse, et profondément anémique. Elle est sujette à des crises de pleurs et de sanglots ; pas de crises convulsives, mais de fréquents évanouissements ; elle est facilement hypnotisable ; elle dort d’un sommeil profond et à son réveil elle a de l’amnésie.

« On lui dit de se réveiller à l’âge de six ans. Elle se trouve chez ses parents ; on est au moment de la veillée, on pèle des châtaignes. Elle a envie de dormir et demande à se coucher ; elle appelle son frère André pour qu’il l’aide à finir sa besogne ; mais André s’amuse à faire des petites maisons avec des châtaignes au lieu de travailler : « Il est bien fainéant, il s’amuse à en peler dix, et moi il faut que je pèle le reste. »

« Dans cet état, elle parle le patois limousin, ne sait pas lire, connaît à peine l’A B C. Elle ne sait pas parler un mot de français. Sa petite sœur Louise ne veut pas dormir : « Il faut toujours, dit-elle, dandiner ma sœur qui a neuf mois. » Elle a une attitude d’enfant.

« Après lui avoir mis la main sur le front, on lui dit que dans deux minutes elle se retrouvera à l’âge de dix ans. Sa physionomie est toute différente ; son attitude n’est plus la même. Elle se trouve aux Fraiss, au château de la famille des Moustiers, près duquel elle habitait. Elle voit des tableaux et elle les admire. Elle demande où sont les sœurs qui l’ont accompagnée, elle va voir si elles viennent sur la route. Elle parle comme un enfant qui apprend à parler ; elle va, dit-elle, en classe chez les sœurs depuis deux ans, mais elle est restée bien longtemps sans y aller ; sa mère étant souvent malade, on l’obligeait à garder ses frères et ses sœurs. Elle commence à écrire depuis six mois, elle se rappelle une dictée qu’elle a donnée mercredi et elle écrit une page entière très couramment et par cœur ; c’est la dictée qu’elle a faite à l’âge de dix ans.

« Elle dit ne pas être très avancée : « Marie Coutureau aura moins de fautes que moi ; moi, je suis toujours après Marie Puybaudet et Marie Coutureau, mais Louise Rolland est après moi. Je crois que Jeanne Baulieu est celle qui fait le plus de fautes. »

« De la même manière, on lui commande de se retrouver à l’âge de quinze ans. Elle sert à Mortemart chez Mlle Brunerie : « Demain, nous allons aller à une fête, à un mariage. — Au mariage de Baptiste Colombeau, le maréchal. C’est Léon qui sera mon cavalier. Oh ! nous allons bien nous amuser ! Oh ! je n’irai pas au bal, Mlle Brunerie ne veut pas ; j’y vais bien un quart d’heure, mais elle ne le sait pas. » Sa conversation est plus suivie que tout à l’heure. Elle sait lire et écrire. Elle écrit le Petit Savoyard.

« La différence des deux écritures est très grande. À son réveil, elle est étonnée d’avoir écrit le Petit Savoyard, qu’elle ne sait plus. Quand on lui fait voir la dictée qu’elle a faite à dix ans, elle dit que ce n’est pas elle qui l’a écrite[3]. »

Depuis l’époque où ces expériences ont été publiées, un grand nombre d’auteurs en ont fait d’autres du même genre, et ont obtenu les mêmes effets. M. Pitres et ses élèves ont étudié ces phénomènes sous le nom d’ecmnésie. Nous croyons qu’on ne saurait trop insister sur l’importance de ces suggestions rétrospectives, car cette importance n’a pas encore été bien sentie.

Ce mode de suggestion, qui permet de replacer une personne à des époques antérieures de son existence, recevra certainement un jour, j’en suis convaincu, de nombreuses applications médicales ; car d’une part, il éclairera le diagnostic en permettant de découvrir, dans ses détails, l’origine et le mode de production d’un symptôme hystérique ; et d’autre part, peut-être verra-t-on qu’en reportant le malade, par un artifice mental, au moment même où le symptôme a apparu pour la première fois, on rend ce malade plus docile à une suggestion curative. En tout cas, c’est une expérience à tenter.

Au point de vue purement psychologique, qui seul nous intéresse, les suggestions rétroactives nous apprennent quelque chose de nouveau sur le mécanisme de la division de conscience. Elles nous apprennent d’abord qu’une foule de souvenirs anciens, que nous croyons morts, car nous sommes incapables de les évoquer à volonté, continuent à vivre en nous ; par conséquent les limites de notre mémoire personnelle et consciente ne sont pas plus que celles de notre conscience actuelle des limites absolues ; au delà de ces lignes, il y a des souvenirs, comme il y a des perceptions et des raisonnements, et ce que nous connaissons de nous-même n’est qu’une partie, peut-être une très faible partie, de ce que nous sommes.

Les lois de l’association des idées, dont, à la suite des psychologues anglais, on a tant usé et même abusé pour expliquer une foule de phénomènes de l’esprit, se montrent ici en défaut ; elles sont incapables de nous faire comprendre pourquoi et comment des souvenirs conservés ne revivent pas à l’appel des impressions nouvelles qui leur sont associées. Tel événement d’enfance, qui ne se représente plus à notre esprit, mais qu’une suggestion rétroactive peut y ramener, n’a certainement pas manqué d’occasions, dans le cours de la vie normale, pour remonter à la surface de la conscience ; un grand nombre d’événements similaires ont dû se produire depuis ; si donc il n’a point obéi à cet appel de la similitude, c’est que le jeu des associations d’idées n’était point suffisant pour le provoquer, et ne suffit pas, par conséquent, à expliquer le développement de notre vie mentale ; il y a sans doute autre chose que ces liens légers pour attacher les idées. Des causes plus profondes, et dont nous avons peine à démêler la nature, car elles sont inconscientes, agissent pour répartir nos idées, nos perceptions, nos souvenirs, et tous nos états de conscience, en synthèses autonomes et indépendantes. Lorsque nous sommes dans une de ces synthèses, nous avons peine à réveiller une idée appartenant à une synthèse différente ; en général, une association d’idées ne suffit pas ; mais quand plusieurs éléments de cette seconde synthèse ont été ressuscités pour une raison ou pour une autre, la synthèse entière réapparaît.


  1. J’ai indiqué, depuis longtemps, dans une note faite en collaboration avec M. Féré, le rôle de ces associations d’idées dans les suggestions rétrospectives. (Revue philosophique, 1886.)
  2. Il est regrettable que les auteurs n’insistent pas davantage sur ce point. L’étude de la mémoire présente assez d’importance pour mériter plus de précision.
  3. Op. cit., p. 152.