Les Altérations de la personnalité (Binet)/4

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Félix Alcan (p. 67-80).


CHAPITRE III


LES SOMNAMBULISMES PROVOQUÉS

Les chances d’erreurs dans les expériences de laboratoire. — Le somnambulisme artificiel ; comment on le produit ; en quoi il consiste. — Rôle de la psychologie dans l’étude de ces questions. — Modifications du caractère dans les somnambulismes. — Modifications de la mémoire. — Survivance d’un état somnambulique pendant la veille. — Expériences de M. Gurney, au moyen de l’écriture automatique. — Dédoublement de conscience ; deux pensées qui coexistent et qui s’ignorent.

I


Nous quittons ici l’histoire des altérations spontanées de la conscience ; nous allons entrer dans le domaine des faits provoqués artificiellement ; nous allons chercher à étudier le fractionnement de la personnalité tel qu’il apparaît dans des expériences de laboratoire.

L’importance de ces expériences et surtout leur valeur psychologique ont été appréciées de façon bien différente dans ces dernières années. À la première heure, quand les études sur l’hypnotisme et le somnambulisme furent remises en honneur par M. Charcot, il y eut un grand mouvement d’enthousiasme. Depuis cette époque, il faut bien le reconnaître, l’enthousiasme a un peu diminué ; on s’est aperçu que ces études présentent une foule de causes d’erreur, qui en faussent bien souvent les résultats, à l’insu de l’expérimentateur le plus soigneux et le plus prudent, et personne ne peut se vanter de n’avoir jamais failli. Une des principales causes d’erreurs incessantes, on la connaît, c’est la suggestion, c’est-à-dire l’influence que l’opérateur exerce par ses paroles, ses gestes, ses attitudes, ses silences mêmes, sur l’intelligence si subtile et souvent si éveillée de la personne qu’il a mise en somnambulisme.

Il n’y a pas dans la possibilité de ces causes d’erreurs un motif suffisant pour nous faire abandonner une méthode féconde ; tout procédé d’observation, pour peu qu’on l’emploie assez longtemps, se montre défectueux par plusieurs côtés ; c’est ainsi que la méthode graphique, si merveilleuse en certains cas, peut donner lieu à des méprises capitales sur la forme des mouvements ; l’anatomie elle-même, qui de toutes les sciences biologiques paraît le plus solidement assise, peut se tromper et prendre des apparences pour la réalité. C’est à l’observateur de veiller ; il doit se méfier constamment de sa méthode et de ses appareils. La principale précaution à prendre ici consiste, comme nous l’avons dit déjà, à tenir compte seulement des observations qui se répètent et se vérifient entre toutes les mains, et auxquelles on parvient par des chemins tout à fait différents.

Avant d’entrer en matière, il ne sera pas inutile de rappeler en quelques mots ce qu’est le somnambulisme hypnotique, et quels sont les moyens de le provoquer. Pour tous les détails dans lesquels nous ne pouvons pas entrer, on peut de reporter à un de nos ouvrages antérieurs[1] où le somnambulisme provoqué a été étudié en lui-même, en tant qu’état psycho-pathologique. Nous ne considérons ici cet état que dans ses rapports avec la théorie des dédoublements de conscience ; aussi ne prendrons-nous de nos descriptions précédentes que ce qui nous est essentiel[2].

Les moyens efficaces pour provoquer le somnambulisme sont extrêmement nombreux, si nombreux qu’il serait trop long d’en donner la liste complète et hétéroclite. Un des procédés les plus anciennement connus est celui de Braid ; il consiste dans la fixation du regard ; le sujet sur lequel on va expérimenter est assis, on fait silence autour de lui, et l’expérimentateur le prie de regarder fixement un petit objet, brillant ou non, qu’il approche de ses yeux de façon à déterminer une convergence forcée et fatigante de ses globes oculaires ; au bout de quelque temps, la vue se trouble, les paupières battent et frémissent, et le sujet s’endort. On peut encore hypnotiser une personne avec un bruit monotone et prolongé, ou un bruit violent et soudain ; un jet de lumière électrique, la pression légère ou forte sur une partie du corps, comme le vertex chez les hystériques, la constriction des pouces, les passes sont autant de moyens qui réussissent. On a essayé de mettre un peu d’ordre dans ces divers procédés d’hypnotisation, on a même voulu en donner une explication physiologique ; mais leur diversité, la légèreté de l’excitation nécessaire pour produire l’effet (il suffit parfois d’un souffle, d’un geste), et enfin ce fait si caractéristique que chez une personne souvent endormie tout, absolument tout peut réussir à endormir, toutes ces considérations amènent à supposer que les causes psychologiques jouent ici le grand rôle.

Seulement, il est bien clair que cette explication ne va pas loin, et que ceux qui affirment que la suggestion est la seule cause productrice de l’hypnose ne nous renseignent guère sur le mécanisme de l’opération. La plupart des sujets s’endorment parce qu’ils savent qu’on veut les endormir : cela est évident, incontestable ; mais comment cette idée amène-t-elle le somnambulisme ? Il est bien curieux qu’une personne qui n’a jamais été endormie et à qui on impose cette idée de sommeil entre dans cet état particulier qui n’est point le sommeil normal et dont elle n’a pas encore l’expérience. Expliquer cela par la suggestion, c’est se contenter d’un mot. Avouons-le, nous savons bien peu de chose de tous ces phénomènes ; pour provoquer le somnambulisme hypnotique, nous possédons quelques recettes utiles, voilà tout.

Le somnambulisme a été provoqué, par suggestion ou autrement. En quoi consiste cet état nouveau ? En quoi diffère-t-il de l’état de veille ? quelle transformation a-t-on fait subir au sujet en lui commandant de dormir ? Il serait peut-être aussi difficile de répondre à cette question qu’à la précédente. Ce que l’on connaît le mieux, ce sont les modifications psychologiques présentées par le sujet hypnotisé, c’est-à-dire les altérations qui se produisent dans son intelligence et dans ses sentiments. Il est probable, il est même certain que ces altérations ont pour base des modifications matérielles qui se produisent dans les centres nerveux du somnambule et dans d’autres parties de son organisme ; mais on ignore complètement la nature de ces phénomènes purement physiologiques, et tout ce qu’on a écrit à ce propos me paraît être de la fantaisie. La psychologie de l’hypnose est encore ce que l’on connaît le mieux, c’est le seul flambeau qui pour le moment puisse nous guider dans ces recherches. Sans doute, il serait désirable d’aller plus loin, d’ajouter à l’étude des fonctions psychiques celle des fonctions physiologiques, d’expliquer les altérations de la conscience par des expériences dirigées sur l’état des centres nerveux ; car on ne doit pas se dissimuler que tous ces phénomènes de conscience que nous décrivons sont souvent vagues, incertains, à contours mal dessinés ; et un esprit précis peut ne pas être satisfait par leur description, et déclarer que leur étude n’a point un caractère scientifique ; mais nous sommes obligés de nous contenter de ces notions vagues, parce qu’à tout prendre elles valent mieux que des notions fausses, et nous les préférons résolument à des hypothèses physiologiques, qui paraissent plus précises et sont en réalité beaucoup plus sujettes à caution[3].

Si donc on s’en tient au point de vue psychologique pour caractériser le somnambulisme, on s’aperçoit vite qu’il constitue pour le sujet un mode d’existence nouveau. Les anciens magnétiseurs avaient bien raison, quand ils voyaient dans le somnambulisme l’émergence d’une seconde personnalité.

Deux éléments fondamentaux constituent une personnalité, c’est la mémoire et le caractère. En ce qui concerne ce dernier point, le caractère, peut-être le somnambulisme provoqué ne se distingue-t-il pas toujours nettement de l’état de veille.

Il peut arriver assez souvent que le somnambule n’abandonne pas le caractère qu’il avait avant d’être endormi. Les raisons en sont multiples. D’abord, les expérimentateurs qui placent une personne en somnambulisme ont en général quelque suggestion à lui donner ; on ne s’attarde pas à étudier ce qu’il y a de spontané dans l’état produit. Les modifications du caractère, si elles existent, peuvent bien passer inaperçues. Puis, il faut remarquer qu’une modification du caractère, et en particulier une modification du tonus émotionnel est un phénomène important, qui a le plus souvent une origine interne, dans des sensations inconscientes, et il traduit au dehors une modification importante de l’organisme physique. Nous avons vu se produire de tels phénomènes dans les dédoublements spontanés de la personnalité, et particulièrement dans les cas où l’état second dure pendant des années. Une modification aussi radicale ne se produit pas en général dans les états de somnambulisme provoqué, qui durent peu de temps et sont provoqués par des excitations parfois d’une légèreté extrême.

Il n’en est pas de même pour le second élément de la personnalité, la mémoire. On a remarqué depuis longtemps que c’est la mémoire qui fournit le principal signe de l’état nouveau et permet de le distinguer de l’état antérieur, c’est-à-dire de l’état normal. Le somnambule présente en effet une curieuse modification dans l’étendue de ses souvenirs, et il peut se produire chez lui les mêmes phénomènes réguliers d’amnésie que pendant les variations spontanées de la personnalité.

Deux propositions résument les principales modifications de la mémoire qui accompagnent le somnambulisme hypnotique provoqué : 1o le sujet, pendant son état de veille, ne se rappelle aucun des événements qui se sont passés pendant le somnambulisme ; 2o au contraire, mis en somnambulisme, il se souvient, non seulement de ses somnambulismes antérieurs, mais encore des événements appartenant à son état de veille.

L’exactitude de la première proposition a pu être vérifiée facilement par tous ceux qui ont fait des expériences ou qui y ont assisté. Le plus souvent, quand on met une personne en somnambulisme, on la laisse dans cet état pendant une heure et plus, et on emploie le temps à faire sur elle une foule d’expériences ; au réveil, le sujet ne se souvient de rien ; il est obligé de regarder l’heure à la pendule pour savoir combien de temps on l’a laissé en somnambulisme ; si on lui a présenté des personnes pendant son état second, il ne les reconnaît pas au réveil, pour les avoir déjà vues ; si même on lui montre une lettre qu’on vient de lui faire écrire en somnambulisme, il peut bien reconnaître son écriture, mais il ne se souvient pas d’avoir écrit, et il ne peut pas dire un mot du contenu de la lettre. Il faut se hâter d’ajouter que rien n’est absolument constant dans des phénomènes aussi délicats ; il y a des souvenirs qui parfois peuvent être retrouvés, surtout chez certains sujets qui ont un somnambulisme léger ; en les aidant un peu, en les mettant sur la voie, en leur répétant par exemple les premiers mots d’une poésie qu’on vient de leur réciter, on favorise le réveil des souvenirs somnambuliques ; à plus forte raison est-ce possible si on dresse les sujets à se souvenir, si on leur donne la suggestion positive de tout se rappeler au réveil, ou si comme l’a ingénieusement imaginé M. Delbœuf, on les réveille brusquement pendant que, plongés dans le somnambulisme, ils accomplissent un acte commandé ; alors, pris sur le fait au moment du réveil, ils peuvent se rappeler l’acte qu’ils étaient en train d’exécuter, ils peuvent se rappeler l’ordre reçu, et de cette façon la continuité psychique de la veille et du somnambulisme se trouve établie.

Mais ce sont là des artifices, qui n’ôtent rien à l’exactitude de la règle posée ; l’oubli reste la vérité dans l’immense majorité des cas, et presque tous les observateurs sont d’accord pour le reconnaître. Le livre de la vie somnambulique se ferme au réveil, et la personne normale ne peut pas le lire.

D’après notre seconde proposition, le sujet retrouve dans un somnambulisme nouveau les souvenirs des premiers somnambulismes, et il se rappelle également son état de veille. C’est donc pendant le somnambulisme que la mémoire atteint son maximum d’extension, puisqu’elle embrasse à la fois les deux existences psychologiques, ce que la mémoire normale ne fait jamais. Nous avons déjà trouvé cette supériorité de la mémoire somnambulique dans les observations de somnambulisme naturel ; Félida, avons-nous vu, quand elle est dans l’état second, se rappelle à la fois cet état et l’état prime. C’est une ressemblance nouvelle à ajouter à tant d’autres. On peut même remarquer que la somnambule, quand il s’agit de se rappeler certaines particularités de l’état normal, a plus de mémoire que la même personne éveillée.

Cet ensemble de faits, dont l’exactitude, nous le répétons, a été vérifiée par un si grand nombre d’auteurs qu’il est inutile de citer des noms, suffit amplement pour conclure que le somnambulisme provoqué présente les mêmes caractères de mémoire que le somnambulisme naturel, et Braid a pu dire avec raison que le somnambulisme artificiel est une division de la conscience.

Une dernière remarque sur les changements de personnalité que produisent les somnambulismes artificiels. Bien que l’idée qu’un individu se fait de sa personnalité ne constitue pas cette personnalité, mais n’en soit qu’un élément accessoire, il est intéressant de constater comment certaines personnes placées en somnambulisme se représentent leur état. Malheureusement, l’interrogation des somnambules ne provoque pas toujours une réponse satisfaisante, car bien souvent cette réponse est clairement dictée par des suggestions antérieures. On trouve par exemple des malades qui affirment qu’elles sont en somnambulisme ; elles répètent simplement ce qu’elles ont entendu dire.

Nous retiendrons seulement ce fait curieux que plusieurs personnes, lorsqu’elles entrent pour la première fois dans la vie somnambulique, éprouvent un sentiment d’étonnement ; elles trouvent que tout est changé ; quelques-unes disent qu’elles se sentent « drôles, bizarres » ; d’autres, parlant plus clairement, affirment qu’elles ne sont pas la personne de l’état de veille ; elles parlent de cette personne comme d’une étrangère. Nous en emprunterons un exemple à M. Pitres :

« Une jeune femme que j’ai pu étudier à loisir, Marguerite X…, présentait nettement ce phénomène. Quand elle était endormie, elle ne parlait d’elle qu’à la troisième personne : « Marguerite est souffrante aujourd’hui, disait-elle ; elle n’est pas contente ; elle a été contrariée ; il faut la laisser tranquille. — Mais qui êtes-vous donc, lui demandai-je un jour, pour parler ainsi au nom de Marguerite ? — Je suis son amie. — Et comment vous appelez-vous, s’il vous plaît ? — Je ne sais pas, mais j’aime beaucoup Marguerite, et quand on lui fait de la peine, cela m’attriste. »

« Dans cet état, elle reconnaissait toutes les personnes avec lesquelles elle était en relations quotidiennes ; mais elle ne leur parlait pas avec la même familiarité qu’à l’état de veille. Elle ne tutoyait plus ses parents. Son mari était le mari de son amie Marguerite et non pas son mari à elle. Elle aimait beaucoup les liqueurs et s’en privait d’ordinaire pour ne pas contrarier sa mère. « Voulez-vous un verre d’anisette ? lui dis-je après l’avoir hypnotisée. — Oh ! oui, répondit-elle, cela me fera grand plaisir. Marguerite n’en boit pas parce qu’on le lui a défendu ; mais moi je suis libre. Donnez-moi vite un verre. »

Nous verrons à plusieurs reprises, dans des conditions différentes, une conscience se distinguer de la même façon, par le langage, des autres personnalités qui habitent le même individu ; il y a même là quelques questions psychologiques très intéressantes, sur lesquelles nous reviendrons quand nous aurons décrit un plus grand nombre de faits.


II


L’expérimentation, qui est à tant de titres inférieure à l’observation des faits spontanés, présente cependant un grand avantage ; multipliant et variant à l’infini les conditions de l’observation, elle permet de considérer un fait sous un grand nombre de faces, et elle fait parfois surgir des phénomènes nouveaux qu’une observation passive aurait vainement attendus. C’est un peu ce qui s’est passé ici. En mettant la main sur les états somnambuliques, les expérimentateurs sont arrivés à découvrir quelques phénomènes extrêmement instructifs, dont on n’a aucune idée en lisant par exemple l’observation des somnambules naturels, et qui cependant doivent exister chez les malades de cet ordre.

Nous avons vu la séparation des deux existences psychologiques qui constituent, l’une la vie normale, l’autre le somnambulisme ; nous avons vu également que lorsque la vie normale se développe, tous les souvenirs du somnambulisme sont pour un moment effacés. Que devient donc cette existence surajoutée pendant cette éclipse temporaire ? Elle avait ses souvenirs, son caractère, ses émotions, ses préoccupations. Est-ce que toute cette activité somnambulique disparaît quand la vie régulière reprend son cours ? L’observation simple ne nous dit rien ; l’expérimentation, fouillant plus profondément, va nous montrer qu’un reste de la vie somnambulique peut subsister à l’état de veille, sans que le sujet normal en ait le moindre soupçon.

Une des expériences qui le montre le mieux est celle-ci, que nous devons à Gurney, psychologue anglais de beaucoup de talent[4]. On a dit un nom, cité un chiffre, raconté un fait, récité une poésie devant une personne qui est en somnambulisme artificiel ; et on ne lui a donné aucune suggestion particulière, relativement aux paroles qu’on a prononcées ; on réveille la personne ; elle ne se souvient de rien, comme c’est la règle ; ce n’est pas un oubli de complaisance, c’est un oubli sincère, et si profond, que malgré la promesse d’un souverain — moyen employé par Gurney comme critérium de sincérité — le sujet ne peut retrouver un mot de ce qu’on a dit devant lui quelques instants auparavant. Alors, on prend sa main, on place un crayon entre ses doigts, ou bien, ce qui revient au même, on lui fait poser la main à plat sur une planchette spéciale, munie d’un crayon, et on lui cache sa main et l’instrument au moyen d’un grand écran interposé. En moins d’une minute la main s’agite, elle écrit, et ce qu’elle écrit, ce sont précisément les mots qu’on vient de prononcer devant le sujet en somnambulisme, et que son moi normal de l’état de veille ne connaît pas.

Le résultat de cette expérience est déjà bien curieux ; les conditions spéciales dans lesquelles on la produit le sont encore davantage. La main du sujet écrit, et lui-même ne sait pas ce que sa main écrit ; alors même que sa main et son bras ne sont pas insensibles, et peuvent percevoir pressions et piqûres, le sujet ne perçoit rien ; parfois, il arrive, avec un peu d’exercice, à sentir le mouvement et à en deviner la nature ; mais c’est là une modification du phénomène qui résulte de ce que le sujet y applique son attention ; dès les premières expériences, il ne perçoit rien, et il y a des personnes qui, quoi qu’elles fassent, n’ont jamais rien perçu. En revanche, le sujet éprouve une sensation subjective assez bizarre ; il lui semble, dit-il, que c’est l’instrument, la planchette qui est animée d’un mouvement spontané et entraîne sa main ; le mouvement est parfois accompagné de sensations tactiles douloureuses qui rendent l’expérience fort peu attrayante.

Ajoutons encore quelques détails pour compléter la physionomie du phénomène. Dans la forme où l’expérience a été faite par Gurney, le sujet qu’on vient d’éveiller ne cherche point à mettre la main sur la planchette ou à prendre un crayon, comme il le ferait certainement s’il obéissait à une suggestion précise, si par exemple on lui avait dit : « À votre réveil, vous ferez ceci ou cela. » Il ne fait preuve d’aucune spontanéité ; c’est passivement, sans savoir ce qu’on lui veut, qu’il se laisse mettre la main sur l’instrument, et pendant que l’écriture se trace, son moi normal s’en désintéresse complètement ; il ne prête ni attention, ni bonne volonté à la petite opération qui s’accomplit. C’est dire qu’à ce moment il est dans un état de dédoublement ; en lui sont deux personnes, l’une qui est la personne normale, qui cause avec les assistants, et l’autre qui écrit ; la première ne s’occupe pas de ce que fait la seconde.

C’est un état de dédoublement, disons-nous ; la division de conscience, en effet, se rapproche beaucoup de celle que nous avons étudiée dans les précédents chapitres ; tous les cas ont ceci de commun qu’un ensemble de phénomènes psychologiques bien coordonnés entre eux et se suffisant, font bande à part et vivent en dehors de la conscience normale ; ces consciences secondaires, chez les somnambules naturels, n’arrivent au premier plan que lorsque la conscience principale s’efface ; la condition seconde succède à la condition prime : il y a alternance ; ici, il y a coexistence ; en un même moment, les deux consciences vivent côte à côte.

Gurney s’est d’abord attaché à montrer que c’est bien la vie somnambulique qui survit au sein de la vie normale rétablie, et pour cela il a observé que si on remet le sujet en somnambulisme après l’expérience de l’écriture, il se rappelle non seulement les mots qu’il a écrits, mais encore il peut dire qu’il s’est servi de la planchette et qu’il a effectivement écrit ces mots-là. La mémoire relie donc les deux états et en démontre l’unité psychologique.

Un autre soin de Gurney, en relatant ces curieuses expériences, a été de reconnaître que le phénomène de mémoire attesté par l’écriture automatique n’a point le caractère d’une répétition machinale et inintelligente. En général, il est vrai, l’écriture automatique répète fidèlement la phrase dite au sujet pendant le somnambulisme, et même si on l’a interpellé par son nom, en lui disant la phrase, le nom est reproduit comme le reste ; mais l’emploi de certains artifices d’expérimentation montre la part de l’intelligence dans ces phénomènes d’écriture.

Ainsi, il est possible de dicter au sujet en somnambulisme plusieurs chiffres, en le priant de faire l’addition ; puis, si on le réveille brusquement après, sans lui avoir donné le temps de terminer son calcul, il le termine à l’état de veille quand on lui met la main sur la planchette ; on peut aussi lui faire exécuter des calculs plus compliqués, lui demander par exemple combien il y a de lettres dans telle phrase, et le forcer encore à faire le calcul après son réveil, etc.

Nous avons placé les observations de Gurney dans ce chapitre, où il n’est question que d’hystériques, parce qu’il est facile d’en reconnaître l’exactitude en étudiant les hystériques ; mais il importe d’ajouter que Gurney n’a point étudié spécialement et uniquement ce genre de malades. Les personnes qui se sont prêtées à ses expériences sont, à ce qu’il prétend, des personnes en bonne santé ; c’est une affirmation que les auteurs anglais font souvent ; ils sont très discrets et très réservés quand ils parlent de leurs sujets, et semblent craindre souvent d’appliquer le nom d’hystérie à des personnes qui cependant ont notoirement des crises de nerfs. Il n’importe. Nous ferons remarquer à cette occasion, que les hystériques ne sont pour nous que des sujets d’élection, agrandissant des phénomènes qu’on doit nécessairement retrouver à quelque degré chez une foule d’autres personnes qui ne sont ni atteintes ni même effleurées par la névrose hystérique.

L’importance des résultats obtenus par Gurney est augmentée par ce fait que ce savant auteur est arrivé le premier en Angleterre à reconnaître le dédoublement de la personnalité qui se réalise chez l’hypnotisé, et qu’il a fait ses recherches sans avoir connaissance de celles qui ont eu lieu en France à peu près vers la même époque[5].

Le propre des expériences de Gurney est de consister dans une exploration de la mémoire d’une personne à laquelle on n’a adressé aucune suggestion spéciale. Par le procédé délicat et ingénieux de l’écriture automatique, le psychologue anglais a montré la persistance à l’état de veille des états somnambuliques.

Arrêtons-nous un moment devant cette situation psychologique, car c’est la première fois que nous la rencontrons ; la personne en expérience est revenue à l’état de veille ; elle a retrouvé son moi normal, elle a repris l’orientation ordinaire de ses idées ; en elle survit, sans qu’elle en ait conscience, un reste de la vie somnambulique qu’elle vient de franchir. C’est une collection de phénomènes psychologiques qui restent isolés de sa conscience normale, et qui cependant sont doués de conscience ; ils forment une petite conscience à côté de la grande, un petit point lumineux à côté d’un grand foyer de lumière. Cet exemple doit servir de transition entre les études qui nous ont occupé jusqu’ici, et celles qui vont remplir la deuxième partie de ce livre. Nous connaissons la succession régulière des personnalités, leur alternance dans les somnambulismes naturels et dans les somnambulismes hypnotiques ; nous venons de voir que cette succession peut faire place à une coexistence ; le moi somnambulique, la condition seconde ne s’efface pas toujours complètement, au moment du retour de la veille ; ces états peuvent survivre, coexister avec la pensée normale et donner lieu à des phénomènes complexes de division de conscience.

Nous allons maintenant étudier les personnalités coexistantes. Abandonnant les précédentes recherches sur le somnambulisme, nous allons envisager le sujet à l’état de veille, et décrire les procédés capables de montrer les divisions de conscience qui se font en lui.


  1. Le Magnétisme animal, par Binet et Féré. Bibliothèque scientifique internationale.
  2. Le somnambulisme que nous allons décrire ne diffère point du somnambulisme naturel et du somnambulisme d’attaque par ce fait qu’il est provoqué ; cette différence est fort peu de chose, et du reste on peut provoquer artificiellement le somnambulisme d’attaque et le somnambulisme naturel. Il y a sans doute d’autres différences, encore mal connues ; toutes ces questions sont loin d’être élucidées. Pour ne rien préjuger, nous donnerons au somnambulisme expérimental le nom de somnambulisme hypnotique.
  3. Les lecteurs qui se rappellent mes autres écrits reconnaîtront que sur ce point important j’ai modifié mes opinions anciennes.
  4. Proc. Soc. Psych. Research, 1887, 294.
  5. Myers, The work of Edmund Gurney, Proceedings S. P. R., décembre 1888, p. 369.