Les Altérations de la personnalité (Binet)/9

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Félix Alcan (p. 126-139).


CHAPITRE V


LA DISTRACTION

Définition de l’attention et de la distraction. — Comparaison entre les effets de la distraction et ceux de l’anesthésie hystérique. — Les hystériques sont faciles à distraire. — Développement du personnage inconscient produit pendant un état de distraction. — Il répond aux questions posées. — Moyens de communiquer avec lui. — Il dit je, il peut accepter un nom. — Rôle de la suggestion dans la construction de cette personnalité. — Existence d’une possibilité psychologique. — Suggestions reçues par le personnage subconscient. — Comment il les exécute. — Son défaut de résistance. — Danger des suggestions qui s’emmagasinent. — Le personnage subconscient est de nature somnambulique. — Preuves.


I


Il est possible d’observer des consciences multiples qui ne résultent point de l’anesthésie, et cette circonstance est fort importante, car elle permet d’étudier la désagrégation mentale chez un très grand nombre de personnes, et elle donne à ces phénomènes une portée qu’ils n’auraient pas s’ils n’existaient que dans une certaine catégorie de malades.

C’est l’état de distraction, qui peut produire le même effet que l’anesthésie ; cet état de distraction est une attitude particulière de l’esprit qui, à première vue, semble ne présenter aucun rapport avec une anesthésie, avec une abolition de sensations visuelles ou tactiles. Mais il n’est pas difficile de prouver, en ce qui concerne particulièrement l’anesthésie hystérique, dont nous avons montré la nature essentiellement psychique, qu’il existe une relation des plus étroites entre l’état de distraction et l’insensibilité.

On sait que l’attention est un effort de l’esprit et de l’organisme entier, qui a pour résultat d’augmenter l’intensité de certains états de conscience ; en se portant sur une perception, par exemple, l’attention la rend plus rapide, plus exacte, plus détaillée ; elle y arrive soit en agissant sur l’accommodation de l’organe sensoriel en exercice, soit en suscitant les images mnémoniques appropriées à la perception de l’objet, soit par d’autres procédés que nous ignorons. Cette adaptation convergente de toutes les forces disponibles de l’organisme sur un seul phénomène, qui peut être une sensation, une image, un sentiment, etc., a pour conséquence de produire un état temporaire de monoidéisme. Lorsque notre attention se porte avec force sur une chose, nous ne pensons pour un moment à rien autre ; et chacun sait que si nous sommes absorbés par une lecture attachante, il peut arriver que d’autres personnes causent autour de nous sans que nous entendions leur voix. De même, lorsque nous attendons avec impatience une personne et que nous la voyons venir de loin, dans la rue, elle se détache pour nous de la foule qui l’environne ; si nous épions son pas, nous pouvons percevoir ce bruit léger du milieu d’une foule d’autres bruits beaucoup plus intenses, que nous cessons parfois d’entendre. L’attention met donc, peut-on dire, nos organes des sens dans un état d’hyperesthésie spéciale, locale, c’est-à-dire systématisée, relative à une certaine sensation, et en revanche, il se produit en même temps, pour tout ce qui n’est pas cette sensation ou pour tout ce qui ne s’y rapporte pas, un état passager de sensibilité moindre, disons même d’anesthésie. L’attention ne va pas sans la distraction ; on ne fait pas attention à certaines choses sans se distraire des autres ; l’attention, c’est le côté de la lumière, et la distraction, c’est le côté de l’ombre.

Or, si l’attention peut indirectement produire une anesthésie psychique, elle peut aussi produire une division de conscience, puisque les deux phénomènes sont, jusqu’à un certain point, équivalents ; notre nouvelle étude se rattache donc à la précédente ; peut-être aussi est-ce la même étude qui va continuer, sous une forme un peu différente.

La distraction est une anesthésie passagère, a-t-on dit, et l’anesthésie (psychique) est une distraction permanente. L’hystérique, dont le bras est insensible, se trouve à peu près dans la même situation d’esprit que si elle ne pensait jamais à son bras, si elle s’en désintéressait, si elle fixait ailleurs toutes les forces de son attention. Eh bien, faisons-en l’expérience, retenons sur un point l’attention de cette hystérique, et examinons les effets spéciaux de la division de conscience par distraction.

Les premières expériences ont été faites par M. Pierre Janet, sur des malades hystériques. C’est à ses recherches que nous devons une étude très détaillée de la distraction dans ses rapports avec les phénomènes inconscients.

La production de l’inconscience par distraction repose sur des données psychologiques connues ; cependant j’avoue avoir longtemps hésité à m’engager dans cette voie, faute de preuves objectives suffisantes, car l’état de distraction ne peut pas se constater avec autant de précision qu’une anesthésie. M. Pierre Janet a eu raison de ne pas se laisser arrêter par des scrupules que je reconnais moi-même un peu exagérés.

Les expériences qu’il a faites sont plus faciles à répéter et à contrôler qu’on ne le croirait de prime abord. On pourrait s’imaginer que si complète que soit l’attention, la distraction qu’elle amène ne vaut point une anesthésie véritable. Ceci serait vrai pour une personne normale. Essayons de la distraire, d’occuper ailleurs son attention, nous n’y réussirons qu’avec peine. Pendant qu’on l’engage dans une conversation avec une tierce personne ou qu’on lui fait lire un ouvrage intéressant, elle garde une arrière-pensée qui l’empêche de se livrer entièrement à ces occupations ; et malgré elle, de temps en temps, son attention oscille, et se porte précisément sur les points qu’on veut lui dérober.

Il en est tout autrement chez les hystériques. On ne saurait croire avec quelle facilité l’attention de ces malades se laisse distraire ; dès qu’elles causent avec une autre personne, elles vous oublient et ne savent plus qu’on est dans la chambre ; ces malades ont, comme dit M. Janet, un rétrécissement du champ de la conscience. Profitant de l’état de distraction produit, on n’a qu’à s’approcher par derrière et prononcer quelques mots à voix basse pour se mettre en relation avec le personnage inconscient. La phrase n’est point entendue par la personnalité principale, dont l’esprit est ailleurs ; mais le personnage inconscient l’écoute et en fait son profit.

Au moyen d’artifices très simples, que la moindre habitude suggère à chacun, on commence par s’assurer que la communication s’est établie ; on donne à l’inconscient de menus ordres, on lui dit de mettre la main sur la table, ou de remuer la tête, etc. Si l’ordre est exécuté, et si d’autre part la personne principale semble ne pas l’entendre et continue son occupation, lecture ou conversation, il est vraisemblable que la division de conscience s’est déjà opérée, et on n’aura plus qu’à continuer l’usage des mêmes procédés pour que cette division s’accuse davantage.

Il est en effet bien curieux de voir avec quelle rapidité l’inconscient se développe dans les expériences de ce genre. L’effet est plus saisissant, quoique peut-être moins sûr, que dans les expériences pratiquées sous le couvert de l’anesthésie. Ce que nous avons étudié jusqu’ici, dans les chapitres sur l’anesthésie hystérique, se réduit en somme à peu de chose : quelques petits mouvements de la main ou du corps, mouvements isolés, qu’il a fallu suivre de près pour y trouver de l’intelligence ; et ce n’est que par un hasard exceptionnel que l’inconscient prononce quelques mots. Par cette méthode, on arrive à se convaincre que cet inconscient existe, on donne même une démonstration excellente de son existence, mais on ne sait pas au juste ce qu’il pense ni ce qu’il est. Si l’on cherche à causer avec lui par l’intermédiaire de l’écriture, si on lui pose une question ou si on lui donne un ordre, on n’obtient pas la réponse désirée et l’ordre n’est pas exécuté ; fait-on écrire à la main : « levez-vous », le sujet le plus souvent ne se lève pas. Sa main insensible se contente de répéter l’ordre donné en l’écrivant spontanément une seconde fois[1].

Le procédé de la distraction, employé sur les mêmes personnes, donne des résultats bien meilleurs, car la question posée reçoit une réponse intelligente, et l’ordre donné est exécuté dans son sens véritable. Il y a donc une grande différence entre les effets des deux méthodes ; ce n’est, bien entendu, qu’une différence de degré, qui tient au développement qu’a pris le personnage inconscient ; en outre, on trouve des malades qui font la transition, et chez lesquels l’ordre transmis, de quelque façon que ce soit, est exécuté ponctuellement. Néanmoins il est utile de signaler une différence qui présente un grand intérêt psychologique.

Rien n’est instructif comme les conversations qu’on peut entretenir avec le personnage inconscient. Il faut d’abord que l’expérimentateur indique à ce personnage comment celui-ci transmettra les réponses ; les moyens sont nombreux ; il y en a un qui consiste dans les gestes de la main ; on conviendra que le sujet répondra oui ou non en agitant l’index ; ceci ne va pas loin ; on peut aussi avoir recours à l’écriture automatique ; on glisse un crayon dans la main du sujet, puis, au lieu de diriger la main, car dans ce cas elle répéterait indéfiniment l’impulsion graphique communiquée, on pose une question à voix basse : « Quel est votre nom ? », etc., et la main écrit la réponse. On pourrait encore convenir avec l’inconscient qu’il doit répondre verbalement. L’échange des idées une fois établi, on arrive à bien connaître l’inconscient et à résoudre de la sorte une foule de problèmes. Nous aurons à indiquer, dans la troisième partie de notre ouvrage, plusieurs applications instructives de ce procédé d’étude.

Pour le moment, nous examinerons quatre points : 1o les perceptions du personnage subconscient ; 2o l’étendue de sa mémoire ; 3o l’idée qu’il se fait de sa personnalité ; 4o sa suggestibilité.

Les perceptions de l’inconscient. — Pour les perceptions, l’observation qu’il est le plus important de faire, c’est que le personnage subconscient perçoit les sensations provoquées sur des régions anesthésiques. Pour lui, l’anesthésie n’existe point ; elle n’existe qu’au regard de la personne principale. Aussi peut-on, en utilisant les divers genres de signaux que nous avons énumérés, mesurer exactement la sensibilité d’une région soi-disant anesthésique ; un esthésiomètre est promené sur la peau, et le personnage subconscient répond par signes s’il sent une pointe ou deux. M. Pierre Janet qui a employé ce procédé a vu que la sensibilité peut être assez fine, aussi fine que celle des régions normales. J’incline à croire qu’elle peut l’être davantage.

On ne sait pas au juste si le personnage subconscient perçoit aussi ce que perçoit la conscience normale ; les auteurs font des réserves sur ce point, qui appelle de nouvelles études.

Mémoire de l’inconscient. — En ce qui concerne la mémoire, on peut s’assurer que le personnage subconscient se rappelle exactement tout ce qu’on lui a fait faire à une époque antérieure, en employant les mêmes procédés : lui a-t-on cité un fait, il y a huit jours, il y a un an, le fait n’est pas oublié ; et à la condition qu’on se mette en relation avec lui par les mêmes moyens, on pourra lui faire répéter ce qu’on lui a dit. — C’est donc le même inconscient qu’on a évoqué à des moments différents, et la mémoire prouve qu’il reste le même dans ses apparitions successives. Seulement, il faut tenir compte d’une circonstance importante qui parfois change les résultats attendus. L’inconscient est électif ; appelé à l’existence, ou développé par une personne, il se rappelle cette personne, il lui obéit de préférence aux autres, avec cette complaisance qui est un des caractères des somnambules, et l’inconscient qui est habitué à communiquer avec tel expérimentateur peut ne pas vouloir répondre à un autre. Il en résulte que la première personne venue n’est souvent pas capable de retrouver chez un sujet les phénomènes subconscients qui ont été étudiés par l’expérimentateur habituel. Nous avons déjà signalé un fait semblable dans l’état d’anesthésie ; il s’agissait alors d’obliger le bras anesthésique soulevé à conserver la pose ; le bras n’obéit pas toujours, disions-nous ; il peut rester en l’air quand une personne le soulève, et retomber quand c’est une autre. C’est un phénomène électif, c’est-à-dire un phénomène très complexe, qui se compose de sensations, de perceptions, de sympathies et d’antipathies ; il n’est pas étonnant de retrouver ces mêmes électivités dans des conditions où l’inconscient est très développé.

Personnalité de l’inconscient. — Passons maintenant à l’étude de la personnalité. Grâce à l’état de distraction il s’est produit une personnalité complète. En effet, comme le remarque M. Pierre Janet, « l’écriture subconsciente emploie à chaque instant le mot « je » ; elle est la manifestation d’une personne, exactement comme la parole normale du sujet… J’eus un jour avec Lucie la conversation suivante, pendant que son moi normal causait avec une autre personne. M’entendez-vous, lui dis-je ? — (Elle répond par écrit.) Non. — Mais pour répondre il faut entendre. — Oui, absolument. — Alors, comment faites-vous ? — Je ne sais. — Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui m’entende ? — Oui. — Qui cela ? — Autre que Lucie. — Ah ! bien, une autre personne. Voulez-vous que nous lui donnions un nom ? — Non ! — Si, ce sera plus commode. — Eh bien, Adrienne. — Alors, Adrienne, m’entendez-vous ? — Oui. »

Il est évident que M. Janet, en baptisant ce personnage inconscient, mieux encore, en affirmant que quelqu’un doit exister pour lui répondre, M. Janet, dis-je, a beaucoup aidé à sa formation ; c’est même lui qui l’a créé par suggestion. Le procédé de la distraction présente cet avantage, ou si l’on veut, cet inconvénient, qu’il permet à la suggestion de s’exercer avec une puissance considérable.

Néanmoins, il faut bien remarquer que si la personnalité d’ « Adrienne » a pu se créer, c’est qu’elle a rencontré une possibilité psychologique ; en d’autres termes, il y avait là des phénomènes désagrégés, vivant séparés de la conscience normale du sujet ; la désagrégation a préparé le personnage inconscient, et pour que celui-ci réunît et cristallisât ces éléments épars, il a fallu bien peu de chose. Du reste, l’expérience ne fait que renouveler ici l’œuvre de la nature ; il n’y a point eu de suggestion spéciale dans l’esprit de Félida, de Louis V… et de tant d’autres, chez lesquels toute une portion séparée de la conscience normale s’est organisée en personnalité secondaire.

Il est à remarquer que le personnage subconscient désigne en général le moi normal à la troisième personne, et l’appelle l’autre. Quand on demande à ce personnage s’il est bien la personne éveillée, le plus souvent il proteste, et prétend qu’il n’a rien de commun avec cette personne. Nous avons vu de même une malade de M. Pitres, qui, mise en somnambulisme, appelle l’autre la personne éveillée.

Suggestibilité de l’inconscient. — Arrivons aux suggestions qu’on peut faire exécuter au personnage inconscient ; la suggestibilité doit être considérée, avons-nous vu, comme un des meilleurs caractères de l’état mental que produit la distraction ; nous entendons ici par suggestion, car il faut toujours définir ce mot vague, une idée qu’une personne met en œuvre en se rendant compte de ce qu’elle fait. C’est de la suggestion intelligente par opposition à la suggestion automatique. Dans la division de conscience qui résulte de l’anesthésie, les suggestions ainsi comprises ne produisent pas souvent d’effet, faute d’une intelligence suffisante pour les comprendre ; les actes et mouvements du sujet résultent d’un automatisme de sensations et d’images ; ici, le personnage inconscient que la distraction a découpé dans la personnalité normale possède assez d’intelligence pour comprendre le sens de l’ordre murmuré à voix basse ; il va donc pouvoir exécuter des mouvements et des actes dont la conscience normale ne connaîtra pas l’origine.

Il se produit alors une situation psychologique que nous avons déjà rencontrée une fois, et sur laquelle le moment est venu d’insister. Voici une hystérique à qui, pendant qu’elle est assise et cause avec une autre personne, on a dit de se lever et de tirer sa montre ; par suite de son état de distraction, elle n’a pas entendu ce qu’on lui disait ; l’inconscient a entendu et va s’exécuter ; jusqu’ici, rien de plus simple, tout se comprend, mais une difficulté se présente maintenant. Il faut que l’hystérique se lève, quitte sa chaise, pour obéir à l’ordre reçu ; il faut que ses mains se portent à son corsage, et tirent la montre, comme on le lui a dit. De quelle façon ces actes pourront-ils s’accomplir ? Le conscient et l’inconscient vont se trouver en présence, en face l’un de l’autre ; vont-ils se voir et se reconnaître ?

À cette question, une réponse unique est impossible. Un grand nombre de variations ont lieu, d’un sujet à l’autre, dans l’exécution des actes provoqués pendant un état de distraction ; tout dépend du sujet et de la nature de la suggestion. En général, d’après le récit de M. Pierre Janet, que nous prenons pour guide dans ces descriptions, la conscience principale du sujet reste éveillée, mais elle ignore l’acte qui s’accomplit. On a dit à voix basse : « Dénouez votre tablier. » Les mains s’avancent tout doucement et le tablier est dénoué ; il tombe sans que le moi normal s’en soit aperçu.

« Un jour, dit M. Janet[2], Léonie tout affairée causait avec des personnes présentes et m’avait complètement oublié ; je lui commandai tout bas de faire des bouquets de fleurs pour les offrir aux personnes qui l’entouraient. Rien n’était curieux comme de voir sa main droite ramasser une à une des fleurs imaginaires, les déposer dans la main gauche, les lier avec une ficelle aussi réelle et les offrir gravement, le tout sans que Léonie s’en fût doutée ou ait interrompu sa conversation. »

Il y a beaucoup de malades hystériques qu’on ne peut pas suggestionner à l’état de veille, ou plus exactement, car tout est relatif, qui peuvent résister aux suggestions de tel et tel expérimentateur ; elles discuteront l’ordre, et s’il ne leur plaît pas, elles ne l’exécuteront pas. La suggestion par distraction permet de les surprendre, et les oblige à obéir, car leur personnalité principale n’entend pas la suggestion, et par conséquent ne peut pas s’y opposer, et l’acte ordonné s’exécute à l’insu des malades.

Ce qui est un procédé commode de suggestion peut devenir d’autre part l’occasion de grossières erreurs dans les expérimentations.

Il est prudent que les expérimentateurs pensent souvent à cet inconscient qui existe chez les hystériques, même à l’état de veille ; il faut apprendre à s’en méfier, et bien savoir qu’alors que l’hystérique consciente ne voit pas et n’entend pas, l’inconscient peut voir et entendre, et par conséquent recevoir des suggestions. Tout se passe, en somme, quand on étudie une hystérique, comme si on expérimentait sur le plus rusé des fourbes.

Le danger est d’autant plus grand qu’il est permanent ; il subsiste dans tous les états naturels ou artificiels, si nombreux et si variés, par lesquels peut passer une hystérique.


II


Nous avons terminé la description des procédés qui permettent de découvrir des consciences et des personnalités secondaires chez l’hystérique éveillé. Les conclusions auxquelles nous sommes parvenus sont trop complexes pour tenir dans une formule simple ; le fait le plus important qui s’en dégage, c’est la division de conscience, c’est-à-dire la juxtaposition de plusieurs existences psychologiques qui ne se confondent pas. Cette conclusion, nous l’avons déjà trouvée dans des recherches un peu différentes, quand nous avons examiné la survivance partielle d’un état somnambulique pendant la veille ; on se rappelle dans quelles circonstances cette survivance peut être mise en lumière, d’après M. Gurney ; l’écriture automatique provoquée pendant la veille garde le souvenir de ce qui s’est passé pendant l’état somnambulique, et on peut en conclure que le moi somnambulique subsiste à quelque degré pendant la veille.

Il reste à montrer, pour achever la démonstration, que le moi secondaire formé à la faveur de l’anesthésie ou de la distraction ne fait qu’un avec le moi somnambulique. C’est le moi somnambulique lui-même, qui se montre ici et là dans des conditions un peu différentes. M. Pierre Janet l’a établi par des expériences qui ne laissent aucun doute.

L’état de la mémoire a servi à cette démonstration ; c’est par la mémoire que l’on parvient à distinguer et à délimiter des personnalités coexistantes ; c’est aussi par la mémoire qu’on est parvenu à s’assurer que des états psychologiques qui apparaissaient à des moments différents et dans des occasions différentes sont les mêmes. Si l’on donne au personnage subconscient de la veille un ordre ou une idée, en lui murmurant quelques paroles à l’oreille, la conscience normale ne sait rien et n’entend rien ; il faut placer le sujet en somnambulisme, et pour cela se servir des procédés connus et décrits plus haut (chapitre III) ; puis on l’interroge, et on constate que le plus souvent il a gardé le souvenir de la parole prononcée et peut la répéter. S’il s’en souvient, c’est qu’il se trouve dans la même condition psychologique que le personnage subconscient de l’état de veille, c’est que c’est bien lui qui a entendu ; la mémoire sert à réunir ces divers états et nous en montre l’identité.

Il est important d’ajouter que ces continuités de personnalités, dont nous venons de faire une description toute schématique, peuvent se compliquer beaucoup ; il arrive parfois que le souvenir qu’on cherche à retrouver ne se réveille pas pendant un premier somnambulisme ; pour le reproduire, il faut, une fois le sujet en somnambulisme, l’hypnotiser de nouveau comme s’il ne l’était pas déjà ; on fait naître ainsi, chez certaines hystériques, un second somnambulisme, et même un troisième, qui se distinguent des précédents par un état différent de la mémoire. Ces faits ont été observés par MM. Gurney, Pierre et Jules Janet.

Une autre considération, empruntée aussi aux précédents auteurs, permet de rattacher le moi somnambulique au moi subconscient de veille, c’est que les actes subconscients de la veille, en se développant, amènent le somnambulisme.

« J’avais déjà remarqué, a rapporté M. Pierre Janet, que deux sujets surtout, Lucie et Léonie, s’endormaient fréquemment malgré moi au milieu d’expériences sur les actes inconscients à l’état de veille, mais j’avais rapporté ce sommeil à ma seule présence et à leur habitude du somnambulisme. Le fait suivant me fit revenir de mon erreur. M. Binet avait eu l’obligeance de me montrer un des sujets sur lesquels il étudiait les actes subconscients par anesthésie, et je lui avais demandé la permission de reproduire sur ce sujet les suggestions par distraction. Les choses se passèrent tout à fait selon mon attente : le sujet (Hab…) bien éveillé causait avec M. Binet ; placé derrière lui, je lui faisais à son insu remuer la main, répondre à mes questions par signes, etc. Tout d’un coup, Hab… cessa de parler à M. Binet, et se retournant vers moi, les yeux fermés, continua correctement, par la parole consciente, la conversation qu’elle avait commencé avec moi par signes subconscients ; d’autre part, elle ne parlait plus du tout à M. Binet, elle ne l’entendait plus, en un mot elle était tombée en somnambulisme électif. Il fallut réveiller le sujet, qui naturellement avait tout oublié à son réveil. Or, Hab… ne me connaissait en aucune manière ; ce n’était donc pas ma présence qui l’avait endormie ; le sommeil était donc bien ici le résultat du développement des phénomènes subconscients, qui avaient envahi, puis effacé la conscience normale[3]. »

Toutes ces expériences nous conduisent à une même conclusion : la sous-conscience que nous venons de voir à l’œuvre est identique avec la conscience somnambulique ; c’est un fragment de la vie somnambulique qui survit à l’état de veille. Il y a longtemps déjà que M. Richet, devançant le résultat d’expériences précises, et se laissant guider par de simples vues de l’esprit, supposait qu’il existe chez beaucoup de personnes même éveillées un état d’hémi-somnambulisme, permettant à une conscience qui n’est pas la leur d’accomplir des actes intelligents.

« Supposons, dit-il, qu’il y ait chez quelques individus un état d’hémi-somnambulisme tel qu’une partie de l’encéphale perçoive des pensées, reçoive des perceptions, sans que le moi en soit averti. La conscience de cet individu persiste dans son intégrité apparente ; toutefois des opérations très compliquées vont s’accomplir en dehors de la conscience sans que le moi volontaire et conscient paraisse ressentir une modification quelconque. Une autre personne sera en lui qui agira, pensera, voudra, sans que la conscience, c’est-à-dire le moi réfléchi, conscient, en ait la moindre notion[4]. »

M. Richet a raison de donner à cet état le nom d’hémi-somnambulisme ; ce terme indique la parenté de cet état avec le somnambulisme véritable, et ensuite il laisse comprendre que la vie somnambulique qui se manifeste durant la veille est réduite, déprimée, par la conscience normale qui la recouvre. Le personnage somnambulique perd pendant la veille la liberté de ses allures ; son cercle d’existence est tout à fait rétréci, et sans l’étude de la mémoire, qui nous sert de fil conducteur dans nos recherches, on ne se serait jamais douté que ces deux êtres n’en font qu’un.


  1. Renouvelant une ancienne théorie de Maine de Biran, et s’inspirant des idées ingénieuses de M. Fouillée sur les dégradations de la conscience, M. Pierre Janet a essayé de montrer que dans ces expériences et dans d’autres analogues, il se produit une conscience impersonnelle sans idée du moi (op. cit., p. 42).
  2. Op. cit., p. 239.
  3. Op. cit., p. 329.
  4. Rev. phil., 1884, II, p. 650.