Les Amitiés littéraires

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LES
AMITIÉS LITTÉRAIRES.

Si les poètes de nos jours, en se plaignant de la critique, n’allaient pas au-delà du reproche d’injustice et d’ignorance, la critique devrait se taire et accepter l’accusation comme inoffensive ; dans tous les temps, les hommes qui produisent des œuvres d’imagination ont eu pour leurs paroles et leurs pensées une admiration persévérante et obstinée ; dans tous les temps, soit à l’aurore, soit au déclin de leur gloire, ils se sont crus méconnus par leur siècle ; cette plainte éternelle et vulgaire ne mérite pas d’être discutée. Car pour un Milton réduit à tenir une école, achevant un poème immortel dans la solitude et la pauvreté, combien de rimeurs sans verve et sans génie, qui alignent des mots et comptent des syllabes, et qui réussissent à monnoyer leur emphase et leur jactance ! Mais les poètes de nos jours vont plus loin dans leurs reproches que les poètes d’autrefois ; à les entendre, ils n’ont pour juges que leurs élèves ; souvent la critique ne saurait où prendre les premiers élémens de la discussion ; sans leurs leçons bienveillantes, les commentateurs seraient muets et réduits à la plus docile des adorations ; aussi, dès que leur mérite est mis en question, dès que le doute ose atteindre un seul de leurs poèmes, ils crient à l’ingratitude. Ce dernier reproche est plus grave que celui d’injustice et d’ignorance, et c’est pour le réduire à sa juste valeur que j’essaie aujourd’hui de raconter comment naissent, grandissent et meurent les amitiés littéraires. Dans ce récit sommaire, fondé sur de nombreuses expériences, je m’abstiendrai de tous les traits qui pourraient avoir un caractère satirique ; je resterai dans la région des idées générales, et si les épisodes de ce chapitre s’appliquent, avec une littéralité rigoureuse, à plusieurs physionomies contemporaines, ce sera la faute de la vérité, mais non pas la mienne. Je serai franc dans tout ce que je dirai, je n’inventerai rien, je n’essaierai pas de grossir ce que j’ai vu, d’exagérer les confidences que j’ai reçues ; je ne chercherai pas l’effet aux dépens de la fidélité ; j’accomplirai religieusement les devoirs de l’historien, mais je ne serai jamais personnel. J’espère que cette esquisse, envisagée sérieusement comme un document désintéressé, mettra le public à même d’apprécier ce que signifie l’ingratitude littéraire.

Pour n’omettre aucun des points de ce sujet difficile, je prends le poète à son début. Il est seul, ignoré ; il n’a pas encore eu le temps ou la force de se révéler ; il rêve la gloire et ne sait pas s’il l’atteindra. Il cherche dans le champ de la poésie une montagne ou une vallée qui n’ait pas été défrichée ; il parcourt toutes les voies tentées par l’imagination humaine, afin de découvrir quel chemin il doit se frayer, vers quel but il doit diriger ses efforts. Il se promène autour des traditions consacrées comme un soldat autour des murailles d’une place ennemie pour surprendre une pierre ébranlée, un pan de rempart chancelant, et arrêter dans sa pensée par où il fera brèche et pénétrera dans la place. Car il aspire au titre de novateur. Plus tard, peut-être, il comprendra que la nouveauté n’est pas la garantie la plus sûre de la durée ; plus tard il mesurera la distance qui sépare l’invention de la singularité ; mais aujourd’hui le loisir et la réflexion lui manquent pour discerner la beauté de la nouveauté ; il veut appeler sur son nom l’attention publique, et le moyen le plus rapide pour atteindre ce but lui semble naturellement le meilleur moyen. Plein de confiance dans sa jeunesse, dans la sève exubérante de ses pensées, il construit à la hâte une poétique hardie qui contredit formellement les idées de la foule, mais qu’il espère défendre glorieusement en multipliant ses ouvrages comme autant de sorties contre l’ennemi. Quel que soit son courage, quel que soit son génie, qu’il ait projeté à priori la ruine des traditions qui l’embarrassent, ou qu’il ait été amené, par la pente insensible de sa rêverie, à désirer le renversement des préceptes qui obstruent sa route, il ne réussit pas du premier coup à conquérir la sympathie ou même seulement la curiosité. Bien que la solitude enivre comme le vin, bien que le dialogue assidu de l’homme avec sa pensée exalte parfois jusqu’à la folie l’intelligence imprévoyante, cependant le poète qui débute est forcé de se heurter contre la réalité. Il a beau dans sa fierté complaisante se bâtir un palais, et du haut de son trône imaginaire contempler ses vassaux futurs, il lui arrive souvent de se réveiller en sursaut, et de suivre d’un œil désolé ses illusions qui se dispersent comme les nuages sous le vent. Souvent il est saisi d’un désespoir profond ; il doute de lui-même et de l’avenir, il se demande si le vœu qu’il a formé n’est pas un vœu insensé, s’il n’a pas tenté l’impossible, s’il ne ferait pas mieux de rentrer dans les voies battues et frayées depuis long-temps. Il est pris de compassion en voyant l’intervalle qui le sépare de la foule ; il mesure d’un regard découragé le désert où il s’est enfermé, et malgré son admiration pour l’œuvre ignorée de son génie, il sent au dedans de lui-même un vague désir de popularité, un besoin de louange et d’applaudissement ; il commence à comprendre qu’il lui faut un auditoire, et que si personne ne vient à son secours, il est condamné à une éternelle obscurité. Dans ces heures douloureuses de défaillance, le poète ne songe pas à faire de l’égoïsme une arche inviolable et sacrée ; il est bien loin de croire que le monde lui appartienne, et que le doute, même bienveillant et poli, soit une impardonnable injure. Par un instinct de conservation qu’il oubliera plus tard, ou du moins qu’il ne voudra plus entendre, il descend des hauteurs solitaires de sa rêverie, et consent à discuter avec ses amis la valeur et la probabilité de ses opinions. Il dépouille l’orgueil impérieux qui l’avait emporté si loin de la réalité, il se fait simple et indulgent pour les objections, il accepte comme des conseils les argumens les plus vifs et même les plus hostiles, et il trouve dans cet échange familier de sentimens et d’idées la plus douce et la plus vraie des consolations. Peu à peu son âme se rassérène et s’apaise ; il respire plus librement, son regard s’assure et s’éclaircit ; il voit plus nettement, il apprécie avec une impartialité plus mûre tous les côtés de la question poétique. Il analyse une à une toutes les difficultés qu’il avait d’abord méconnues, et découvre au fond du préjugé populaire des parcelles de bon sens et de raison qu’il n’avait pas soupçonnées. Il s’explique la résistance qu’il a rencontrée sur sa route, et à mesure qu’il juge mieux ses adversaires, il sent faiblir sa colère et grandir son espérance. Il arrive enfin à estimer la foule qu’il combat, à prévoir la durée de la guerre ; il trace avec une lenteur persévérante ses lignes de circonvallation ; il se retranche dans son camp en attendant l’ouverture de la campagne. Il n’a plus l’enivrement de la solitude ; il est tout à la fois résolu et clairvoyant, hardi et réservé, ambitieux et prudent. Mais à qui doit-il ce progrès inattendu ? À qui, si ce n’est à l’amitié ? N’est-ce pas dans la discussion franche et complète de ses idées qu’il a puisé le courage de les soutenir jusqu’au bout ? N’est-ce pas dans la discussion qu’il a entrevu pour la première fois la nécessité d’étudier l’armée ennemie avant de l’attaquer ?

L’heure dont je parle est à coup sûr l’heure la plus heureuse de la vie du poète. Il n’est plus seul, il est compris. À mesure qu’il accomplit sa pensée, il entend résonner à son oreille des paroles d’encouragement et de bienveillance. Dans l’émotion qu’il lit sur un visage ami, il entrevoit l’enthousiasme populaire ; le présent, si modeste qu’il soit, est riche d’un avenir immense, indéfini. Forcé de s’expliquer à celui qui reçoit les premières confidences de son génie, amené sans effort et sans contrainte à dérouler devant lui tous les mystères de sa volonté, il arrive à se mieux comprendre lui-même. Dans l’intimité de ses épanchemens qui ne connaissent ni la honte ni l’embarras, n’ayant rien à cacher, rien à taire, ne rougissant pas de livrer sa pensée inachevée, il s’aperçoit, au moment même où il parle, de la faute où il allait tomber, il se corrige en se révélant, et souvent ne veut déjà plus ce qu’il annonce vouloir. Ce perpétuel contrôle qu’il exerce sur lui-même, cet enseignement familier auquel il se livre chaque jour à propos de son œuvre, donne à toutes ses idées une clarté singulière. Le mouvement de la conversation entraîne son intelligence au milieu de régions imprévues, et pose devant lui des problèmes sans cesse renaissans, que la création, réduite à l’emploi solitaire des facultés, n’aurait pu ni deviner ni résoudre. Il se fait alors en lui deux parts bien distinctes, l’une spontanée, active, impétueuse, l’autre calme, réfléchie, prévoyante. En même temps qu’il invente, il sait pourquoi il invente ; il ne va plus se jeter tête baissée dans les abîmes sans fond ; il mesure le danger avant de l’affronter, et s’il échoue dans une hardie tentative, du moins il n’a pas à se repentir de sa présomption ou de son ignorance ; il ne reçoit que les blessures au devant desquelles il a marché ; et certes dans la douleur même, si cuisante qu’elle soit, c’est une consolation puissante de se souvenir que la douleur était prévue. Or, je crois être dans la vérité en affirmant que le poète livré à lui-même, sans ami et sans interlocuteur, n’ayant pour s’éprouver chaque jour que sa seule conscience, ne recueillerait pas une si riche moisson de clairvoyance et de sagacité, qu’il ferait souvent fausse route, et qu’après avoir trébuché, il n’aurait pas toujours le courage de se remettre en marche. Sans l’amitié il serait peut-être aussi fort, mais il ne serait pas aussi persévérant.

De son côté, le confident du poète s’éclaire par les questions même qu’il lui adresse. En le voyant à l’œuvre, en assistant chaque jour aux progrès de la pensée qui est née sous ses yeux, en surveillant avec une attention assidue l’épanouissement et la floraison du germe déposé dans le sol fécond de la réflexion, il acquiert fatalement une subtilité d’interrogation, une précision de curiosité qu’il n’aurait jamais pu atteindre, s’il n’avait pas eu devant lui l’expérience vivante de la poésie, le spectacle intérieur d’une intelligence aux prises avec l’inspiration. L’étude vigilante de l’œuvre qui s’accomplit sous ses yeux développe en lui une finesse de jugement, une délicatesse de perception à laquelle il ne serait jamais arrivé sans le secours de cette stimulation quotidienne. Les impressions de chaque jour éveillent en lui une sensibilité qui ne se serait jamais manifestée, si elle n’eût pas été sollicitée par la présence d’une œuvre inachevée, dont chaque agrandissement est pour lui un problème d’un égal intérêt, d’une égale nouveauté. Certes la lecture attentive des monumens de la poésie antique et moderne peut révéler aux intelligences sérieuses bien des secrets de composition, et développer chez elles une rare pureté de goût. La comparaison de ces monumens entre eux, et des transformations successives à l’aide desquelles ils s’engendrent dans un ordre logique, peut fournir des données précieuses sur la perpétuité de la tradition, sur la valeur de la nouveauté envisagée absolument ; mais toutes ces révélations de la lecture sont lentes, laborieuses, et ne réussissent pas toujours à éclairer d’un jour complet le mystère de l’enfantement poétique. Le poète à l’œuvre, qui se débat sous le dieu et frémit sur le trépied, est par lui-même un enseignement inappréciable, une leçon vivante, et que nulle lecture ne saurait remplacer. Assister au développement progressif, à l’élargissement régulier de la pensée, voir comment les idées s’ordonnent et s’enferment concentriquement l’une dans l’autre, c’est plus qu’apprendre la stratégie, c’est assister à une bataille. Privé du secours de cette leçon vivante, le critique pourrait poser des prémisses très vraies, et déduire de ces prémisses des conclusions irrécusables ; mais il ne porterait pas la lumière de la dialectique dans toutes les parties de la discussion, ou plutôt il ne poserait pas tous les problèmes particuliers compris dans un problème général, parce qu’il ne lui serait pas donné d’entrevoir tous ces problèmes par la seule force de l’induction.

Il est donc vrai que le poète et le critique, en vivant dans une intime familiarité, s’instruisent mutuellement et agrandissent chaque jour le champ de leur pensée. Il est donc vrai que l’inspiration, surveillée par la réflexion, et la réflexion, fécondée par le spectacle permanent de l’inspiration, se doivent une mutuelle reconnaissance. Dans cette involontaire initiation, chacun donne et reçoit dans la même mesure ; celui qui se montre et celui qui regarde, celui qui interroge et celui qui répond, s’enrichissent dans une proportion égale, et n’ont rien à regretter dans leur générosité. Chacun des deux étant pour l’autre l’occasion et la cause d’un enseignement, n’a qu’à se féliciter de ce perpétuel échange de pensées. Il serait impossible de déterminer lequel des deux joue le premier rôle, lequel des deux est l’obligé. Car cette initiation a cela de singulier, que les deux interlocuteurs sont à la fois prêtres et néophytes ; le poète et le critique ont toujours une question à offrir en échange de la question qu’ils viennent de résoudre. Ces deux intelligences, qui s’épient et se guettent, non par ruse, mais par bienveillance, non pour se tromper, mais pour s’éclairer mutuellement, ont droit au même respect, à la même soumission. Le poète qui crée et qui souvent limite sa pensée à l’horizon de son œuvre, ne peut traiter avec dédain l’esprit auquel il confie tous ses projets, et qui, n’ayant enchaîné son activité à aucune idée déterminée, traverse librement l’axe entier de l’imagination humaine. Mais la liberté vagabonde de la réflexion désintéressée doit contempler avec une sollicitude fraternelle l’intelligence du poète penchée sur son œuvre comme l’aigle sur sa proie, et suivre avec dévouement, avec émotion, cette volonté qui s’accomplit.

Cette estimation de la poésie et de la critique pourra sembler singulière aux esprits enthousiastes qui n’admettent pas volontiers la parité de l’inspiration et de la réflexion. Mais ce serait se méprendre singulièrement sur le sens de nos paroles que de nous accuser de prédilection pour la réflexion inactive. Nous savons, aussi bien que personne, la distance qui sépare le génie du savoir ; mais dans la question que nous traitons, il ne s’agit pas de la valeur absolue de ces deux formes de la pensée, il s’agit des services que chacune des deux rend à l’autre ; et, sous ce point de vue, le poète et le critique sont sur un pied d’égalité parfaite.

Convaincus de cette vérité, le poète et le critique vivent ensemble dans une heureuse harmonie. Leur amitié repose sur un mutuel respect, c’est-à-dire sur la mutuelle intelligence des services qu’ils ont reçus et rendus. Alors il n’est pas rare de voir le critique s’interposer entre le poète et la foule, et, profitant de l’intimité dans laquelle il a vécu et continue de vivre avec lui, expliquer aux esprits indifférens ou blasés, hostiles ou ironiques, la pensée qui a présidé à la conception et à l’exécution d’une œuvre poétique. Dans ces occasions, qui se représentent à de fréquens intervalles, le critique ne demande au poète aucune reconnaissance. Il trouve en lui-même ou dans le spectacle des conversions qu’il a produites sa récompense la plus douce. S’il est éloquent, s’il possède l’art de persuader ou de convaincre, s’il sait remuer les passions ou entourer d’une lumineuse évidence le théorème auquel il se dévoue, il s’applaudit de sa puissance et ne songe pas à réclamer un salaire pour les sympathies qu’il enchaîne, pour les colères qu’il apaise, pour les dédains qu’il ramène à la docilité. Si le poète, dans un mouvement de gratitude, comble d’éloges son ami et son interprète, si dans un élan d’enthousiasme il lui promet les plus hautes destinées, le critique, sans révoquer en doute la sincérité des paroles qu’il entend, ne se laisse pourtant pas aveugler. Il sait très bien ce qu’il vaut et ce qu’il peut ; il a mesuré ses forces et son courage, et s’abstient avec une égale persévérance de la fausse modestie et de la fierté emphatique. Il accueille la louange et le remerciement comme une effusion spontanée, mais ne permet pas à l’émotion du poète de troubler la sérénité de sa pensée. Il assiste à la gloire de son ami avec un entier désintéressement. Un jour peut-être il changera de rôle et tentera pour son compte de gravir les cimes laborieuses de la renommée ; aujourd’hui sa tâche est plus humble, mais réclame cependant l’emploi de toutes ses forces. C’est à lui qu’il appartient d’aller au devant des doutes qui ne sont pas encore nés, d’épier sur les lèvres immobiles le sourire incrédule qui n’a pas encore plissé la bouche, et de réfuter les doutes et les sourires avant qu’ils ne soient devenus contagieux. Cette tâche assurément n’a rien d’éclatant ni de glorieux, mais suffit à contenter une âme généreuse et dévouée.

Interpréter chaque jour pour la foule inattentive et distraite l’œuvre dont il a suivi l’entier épanouissement, est pour le critique sérieux un rôle presque aussi actif que celui du poète. Les applaudissemens, s’ils lui arrivent, ne lui appartiendront jamais sans partage. S’il a révélé dans un drame ou dans un roman, dans un recueil d’odes ou d’élégies, des beautés mystérieuses qu’une rapide lecture n’aurait pas découvertes, si par d’habiles transformations il a simplifié, sans l’altérer, la pensée du poète, c’est au poète que reviendra la meilleure partie des applaudissemens. Mais le poète et le critique sont unis entre eux par une amitié trop étroite pour que la jalousie puisse les diviser ; car le critique, sans être pour le poète ce que le gui est pour le chêne, n’a cependant pas, à cette heure de dévouement et d’abnégation, une personnalité assez nette, assez tranchée, pour vivre par lui-même d’une vie indépendante et complète. Résolu à aider de toutes ses forces l’avènement du poète dont il a entendu les premiers bégaiemens, décidé à construire de ses mains le trône sur lequel il veut asseoir son ami, il met toute sa joie dans la joie qu’il contemple, il est heureux du bonheur qu’il a fait, et n’entrevoit pas, dans un avenir prochain, le bonheur égoïste et solitaire.

La condition intellectuelle que j’essaie de peindre, en la réduisant à ses élémens les plus généraux, prépare au poète et au critique des triomphes multipliés. Appuyés l’un sur l’autre, ils marchent d’un pas assuré à la conquête des esprits rebelles. Dégagé du souci de la discussion, le poète se renferme tout entier dans sa création ; lorsqu’il se mêle au monde, c’est pour recueillir les louanges amassées par l’intervention bienveillante de son interprète. De son côté, le critique, ramené sans cesse par le spectacle de la poésie active aux formules les plus précises de la discussion, ne court pas le danger de s’égarer dans les espaces imaginaires, et de poser des problèmes ou insolubles ou inutiles. Il ne sépare pas la théorie de l’application, et sans abdiquer son individualité, sans renoncer à son libre arbitre, il côtoie cependant le navire qu’il a vu sur le chantier et dont il épie le sillage. Livré à lui-même, il ne pourrait se défendre du besoin de construire, pour son seul plaisir, des formules absolues, impérieuses, qui ne violeraient pas la vérité, mais ne pourraient recevoir aucune application immédiate ; il dépenserait son énergie dans un combat sans victoire.

Quand le poète emporté loin de sa retraite studieuse se rappelle les heures paisibles que je raconte, il n’a plus l’intelligence assez sereine, assez désintéressée, pour restituer à chaque chose le caractère qui lui appartient. Il ne consent pas à reconnaître l’égalité fraternelle dans laquelle il vivait avec son interprète. Étourdi par les rêves orgueilleux de sa vie nouvelle, il proteste contre le passé, et récuse le témoignage de sa mémoire. Il baptise de noms étranges et hautains l’intime familiarité à laquelle il a dû ses plus douces journées. Dans celui qui le soutenait et qui marchait près de lui, il ne veut plus voir qu’une plante parasite, incapable de pousser par elle-même des branches vigoureuses et feuillues ; il s’attribue, dans les jours qui ne sont plus, une force et un courage qu’il n’avait pas ; de son ami, il fait un disciple obéissant ; il oublie les clameurs envieuses, les ironies insultantes que seul il eût écoutées en frémissant, et auxquelles il n’eût peut-être pas résisté si personne n’eût été près de lui pour relever son courage ; il oublie les conseils qu’il a reçus, les conversations pleines de franchise et d’entraînement où il a puisé plus d’une leçon imprévue. Mais, quoi qu’il fasse ou qu’il dise, il ne peut réduire sa mémoire au silence, il ne peut rayer les jours inscrits au livre de ses souvenirs, les jours où il se confiait sans réserve et sans fausse honte à la discrétion d’un ami, où il ne craignait pas d’avouer tour à tour ses ambitions gigantesques, ses soudaines défaillances, ses renoncemens désespérés. Le passé dont il se détourne parle plus haut que son orgueil, et sait bien le contraindre au regret et au repentir.

Oui, le poète et le critique, lorsqu’ils fondent chacun leur puissance, vivent dans une égalité fraternelle ; et cette égalité fait leur force la plus grande. Le créateur et l’interprète, en s’avouant mutuellement leurs doutes et leurs tâtonnemens, arrivent par une voie plus directe au but qu’ils se proposent, à la gloire et à la clairvoyance. C’est pour avoir méconnu cette vérité incontestable que les poètes d’aujourd’hui ont proféré contre leurs juges des reproches si amers et si injustes ; c’est pour avoir nié comme imaginaire cette fraternité intellectuelle, qu’ils ont prononcé le mot si singulier d’ingratitude. En rétablissant dans leur vrai jour tous les épisodes de la vie littéraire, nous démolissons pièce à pièce l’échafaudage de l’accusation, et la défense se simplifie en se réduisant au rôle unique d’historien.

Nous voici arrivés à l’époque critique de la vie du poète. La lutte est achevée, ou du moins, si elle continue, elle changera de caractère ; la gloire va prendre la place de la douleur. Préparé à son avènement par des combats multipliés, quand il sent la gloire venir à lui, il l’accueille avec une émotion sérieuse. Il comprend que la dignité nouvelle dont il est revêtu lui impose des devoirs nouveaux. Tant qu’il a vécu dans l’obscurité, bien que toutes ses veilles fussent dévouées à l’avenir, bien que chacune des ciselures patientes de sa pensée fût destinée à diviser la lumière en rayons glorieux, cependant la nuit indulgente où ses travaux s’enfouissaient lui laissait la faculté de revenir sur sa première volonté, d’émonder les parties inutiles, d’agrandir, de corriger la première forme de sa pensée ; s’il se trompait, le loisir ne lui manquait pas pour réparer sa faute ; il n’avait pas à craindre qu’une voix importune gourmandât sa maladresse ou son ignorance. Il régnait paisiblement dans son petit domaine, et ne redoutait ni la curiosité ni l’insolence des passans. Si les semences qu’il avait jetées dans les sillons ne rencontraient pas dans le sol assez de sucs nourriciers, si le blé, au lieu de mûrir et d’étendre sur la plaine un tapis doré, s’arrêtait dans sa croissance et ne donnait au moissonneur qu’une paille sans épis, il pouvait se consoler dans l’espérance d’une année meilleure, sans avoir à subir les railleries jalouses. Aujourd’hui la gloire, en le touchant du doigt, a fait de lui un autre homme. L’attention publique va se concentrer sur chacune de ses œuvres. Chacune de ses paroles, une fois prononcée, sera pour lui une occasion de louange ou de blâme. Désormais il ne s’appartient plus. Sa volonté une fois réalisée, prudente ou étourdie, aveugle ou clairvoyante, est acquise à la multitude, et soumise irrévocablement au jugement le plus sévère. Aussi, dès ce moment, le poète devient de plus en plus grave, de plus en plus réfléchi. Il renonce aux aventures, et ne se décide pas au départ avant d’avoir reconnu la route où il va marcher. Il s’interdit le caprice comme une faute irréparable ; il se consulte long-temps avant d’agir, parce qu’il sait qu’en agissant il livre sa conduite à l’inexorable contrôle de la foule. Il surveille la destinée de son nom avec une anxiété, une sollicitude que rien ne peut ralentir ; il n’ignore pas que l’admiration est inconstante et rétive, et pour l’enchaîner il abrège son sommeil et entame sa liberté.

Mais la gloire, d’abord si sérieuse et si difficile à porter, se métamorphose et devient plus indulgente. Quand elle succédait à la lutte, elle exigeait du poète une résignation pleine d’angoisses ; en se familiarisant avec lui, en apprenant à le connaître, elle perd chaque jour quelques-unes de ses défiances, elle sourit et se déride ; enfin, elle change de nom et s’appelle la popularité. Dès qu’elle a reçu ce nouveau baptême, elle se montre pleine de prévenance et d’obséquiosité. Elle fait du poète son enfant gâté. Tout ce qu’il dit est bien dit. Chacune de ses paroles est une révélation ; chacun de ses projets est une preuve de sagesse. Chacun de ses caprices, si étourdi qu’il soit, est estimé à l’égal d’une volonté prévoyante. Il peut tout se permettre sans danger. S’il parle des choses qu’il ignore, s’il confond les hommes et les temps, s’il traite l’histoire comme un pays conquis, pas une voix ne s’élèvera pour l’accuser d’outrecuidance et de fatuité ; pas une voix n’osera le tancer comme un écolier paresseux et le renvoyer à l’étude. Il poursuivra sa route indolente au milieu des applaudissemens ; il lira dans tous les yeux l’unanime admiration que ses œuvres inspirent ; et à mesure que le bruit grandira autour de lui, à mesure que les louanges retentiront à ses oreilles, il oubliera sa première gloire, sa gloire sérieuse et inquiète ; il croira que ce qui est a toujours été. Certes, il faudrait une nature singulièrement forte pour résister à la popularité. À moins d’être habitué dès long-temps à compter chaque jour avec soi-même, à moins de préférer en toute occasion l’approbation silencieuse de sa conscience aux battemens de mains, l’ame s’amollit et s’énerve ; elle s’endort au bruit des applaudissemens, comme un enfant au bruit des chansons de sa nourrice. La poésie n’est plus pour elle qu’un jeu ou un métier. À quoi bon dépenser les nuits dans la méditation ? à quoi bon feuilleter les livres poudreux pour retrouver le sens des siècles évanouis, puisque l’admiration est acquise d’avance à toutes les paroles qui s’échapperont de la bouche du poète ? Pourquoi risquerait-il dans des veilles imprudentes la fraîcheur de ses joues et l’éclat de ses yeux, puisque la science n’ajouterait pas une feuille au laurier de sa couronne, puisque chacune de ses imaginations est acceptée comme une vérité ? Il ne peut faillir, il est inspiré ; il devine ce qu’il ne sait pas, ou plutôt il n’y a pour lui ni science ni étude. Il lui suffit de porter sa pensée sur un sujet quel qu’il soit, pour l’éclairer d’une subite lumière, pour en pénétrer toute la profondeur.

L’indolence n’est pas le seul danger de la popularité. La demeure du poète est bientôt trop étroite pour contenir ses admirateurs. Quand il luttait contre l’indifférence, et, plus tard, quand il commençait l’épreuve de la gloire, un petit nombre d’amis lui suffisait ; il était heureux de réunir autour de lui quelques intelligences associées à ses projets par une sympathie sérieuse. Ses vœux n’allaient pas au-delà de cette petite famille ; et s’il lui arrivait de rêver la multitude, ce n’était pas pour se placer au milieu d’elle, mais seulement pour espérer de la dominer un jour. Aujourd’hui cette famille est pour lui comme si elle n’était pas. Les amis qui se glorifiaient autrefois de ses confidences, sont perdus dans la foule qui grossit de jour en jour. Bientôt le poète est tellement blasé, qu’il ne distingue plus la saveur des louanges qui lui arrivent. Toutes les lèvres qui approuvent, toutes les mains qui applaudissent, ont pour lui une valeur égale, une égale autorité. Que dis-je ? Un inconnu empressé au panégyrique vaut mieux pour lui qu’un ami silencieux. Le poète, une fois entouré de la multitude, compte les suffrages au lieu de les peser ; son orgueil glouton ne peut se rassasier de louanges ; il lui faut chaque matin, à son réveil, un troupeau d’auditeurs ébahis, préparés à recueillir toutes ses paroles comme autant d’oracles ; qui le complimentent sur son œuvre de la veille, et même sur son œuvre du lendemain ; qui, sur le seul titre d’un livre encore à faire, le haranguent et le félicitent comme s’il avait conquis un royaume. La foule, en chatouillant à toute heure l’orgueil du poète, le déprave et l’étourdit si bien, qu’il ne peut plus se recueillir en lui-même et s’interroger sincèrement sur la portée de ses projets. Au milieu du bourdonnement des louanges, il n’a plus qu’un seul sentiment, celui de sa grandeur ; il devient incapable de réflexion et de prévoyance. Avant même de se mettre à l’œuvre, son premier mouvement est de s’admirer ; avant même d’avoir noué la fable de son poème, avant d’avoir posé ses personnages, il se complimente, et se sait bon gré de ce qu’il va faire ; et, dans cette rêverie complaisante, il est si heureux, si content de lui-même, qu’il serait presque tenté de ne pas risquer l’exécution de sa pensée ; car son bonheur est, dès à présent, complet.

Au milieu de cette cohue, que deviennent ses amis ? Leur voix se fait-elle entendre parmi ces voix confuses ? Ils prennent le seul parti sage : ils se taisent et regardent.

Peu à peu le poète s’habitue aux flatteries de la foule ; il règne sans contrôle, et ne reconnaît plus d’autre loi que son seul caprice. Il renonce à l’analyse et à la discussion qui, autrefois, remplissaient les heures les plus sereines de sa journée ; il ne sait plus, comme à ses débuts, se reposer de l’inspiration dans les épanchemens d’une amitié franche et hardie. Ce qu’il veut et ce qu’il aime, c’est une multitude obéissante et empressée, qui ne réponde jamais que par un sourire d’admiration, qui lui permette en toute occasion le déroulement paisible et ininterrompu d’un monologue souverain. Les objections les plus timides seraient pour lui maintenant plus qu’une contrariété, presque autant qu’une injure. Le doute qui se hasarderait jusqu’à l’interrogation serait à ses yeux une faute impardonnable. Sur le trône absolu où il est assis, il n’écoute, il n’entend que lui-même, et s’il lui arrive de jeter les yeux sur les visages muets dont il est entouré, ce n’est que pour y voir le reflet de sa pensée, pour s’admirer dans tous ces regards où se peint l’extase. Vainement l’amitié courageuse essaierait de le rappeler à la clairvoyance, et de recommencer les conversations oubliées ; vainement essaierait-elle de ramener le poète à la tolérance, à l’impartialité de ses premières années ; il est trop tard maintenant pour tenter la guérison du malade ; ou du moins la guérison présente des difficultés sans nombre. Dans la voie où il est entré, l’amitié ne serait pas inutile ; mais comment parviendrait-elle jusqu’à lui ? Comment franchirait-elle les rangs pressés d’admirateurs qui se partagent la parole du maître comme la manne céleste, et forment autour de lui un bataillon inébranlable ? L’amitié, en présence d’un pareil spectacle, n’a qu’un rôle à jouer, rôle triste, je l’avoue, et bien capable de décourager les ames les plus généreuses ; c’est d’attendre que la foule, en se renouvelant, lui permette d’arriver jusqu’au poète égaré. Quelquefois l’occasion se présente, et l’amitié la saisit avec empressement ; mais cette tentative est bien rarement heureuse ; le poète reconnaît à peine l’interlocuteur qui l’aborde ; il l’écoute d’un air distrait, confus ou impatient, et lui donne à comprendre que l’heure de la franchise ne doit plus revenir. Si l’interlocuteur persévère, il n’obtient plus même l’honneur d’une réponse évasive.

Les courtisans, si humbles qu’ils soient près du roi qu’ils adorent, ne renoncent pourtant pas aux joies de l’orgueil ; ils consentent bien à proclamer le génie du maître, mais ils se consolent en se proclamant à leur tour plus clairvoyans et plus sages que la foule dévouée aux royautés voisines. Ils croiraient n’avoir accompli que la moitié de leur tâche, s’ils ne persuadaient pas au poète qu’il est supérieur à tous les hommes de son temps. À cette condition seulement, ils se pardonnent l’abdication de leur intelligence. Le poète, aux yeux de ses courtisans, n’a de rivaux à craindre ni dans le passé, ni dans le présent. La splendeur souveraine de sa pensée ne permet pas au regard d’apercevoir dans l’espace entier d’autre lumière que la sienne. S’il a écrit des odes, il laisse bien loin derrière lui Pindare et David ; il concilie, par un privilège inattendu, la pureté grecque et la hardiesse hébraïque. S’il a dit un jour : Je veux régénérer le théâtre, et, si, pour le prouver, il a encadré quelques-uns de ses caprices dans une série de noms historiques, ses courtisans lui répéteront chaque matin qu’il réunit en lui-même Shakespeare, Calderon et Schiller, qu’il a touché les cimes les plus élevées de la passion, de la fantaisie et de la philosophie. S’il a consenti à tenter le roman par bienveillance pour les esprits du second ordre, s’il a résolu d’offrir sa pensée à la multitude sous le modeste vêtement de la prose, tous les génies de l’Europe moderne qui ont mis dans le roman l’histoire des nations ou l’histoire du cœur, ne sont tout au plus que les précurseurs du poète-roi. Ils ont annoncé sa venue, mais par eux-mêmes ils ne méritent pas d’être nommés dans les annales de l’intelligence humaine. Et qu’on ne dise pas que j’exagère à plaisir, que j’accumule sur la tête d’un seul homme toutes les folies qui se peuvent inventer. Dans tout ce que je raconte, l’imagination ne joue pas le plus petit rôle ; je me souviens et j’écris sous la dictée de ma mémoire. Ceux qui doutent de la vérité de mes paroles, de la fidélité de mon récit, n’ont jamais étudié les développemens de l’orgueil poétique. Ils ne connaissent guère cette maladie de l’ame humaine que par quelques vers du lyrique latin ; s’ils avaient eu l’occasion de voir par eux-mêmes ce que j’ai vu, d’entendre ce que j’ai entendu, ils seraient les premiers à proclamer mon récit incomplet.

Placé dans ce nuage d’encens, que voulez-vous que devienne le poète ? Il a connu la gloire et la popularité, il ne lui reste plus à subir que l’apothéose, il devient dieu. La société lui appartient tout entière ; législation, gouvernement, magistrature, tout relève de son génie. Se mêler au mouvement réel des affaires serait profaner la majesté divine de sa pensée ; mais il se tient prêt à distribuer ses conseils. Réfugié dans son oisiveté clairvoyante comme au fond d’un sanctuaire, il attend que les hommes auxquels est dévolu le soin de renouveler et d’appliquer les lois ouvrent enfin les yeux sur leur néant et leur impuissance, et viennent s’éclairer de son regard ; il attend que le pays, convaincu sans retour de l’insuffisance des institutions qu’il s’est données, accoure auprès de lui pour lui demander un nouveau décalogue. Si le pays se résigne à comprendre qu’il est dans une fausse voie et qu’il a besoin d’un sauveur, le poète transfiguré se résignera courageusement à l’accomplissement de sa mission. Il est bien loin à cette heure des paisibles travaux de l’imagination ; l’art de nouer et de dénouer une fable poétique n’est plus qu’un point à peine perceptible dans le champ immense de son ambition. Émouvoir et charmer, réveiller au fond des cœurs les passions endormies, amener sur les paupières brûlantes des flots de larmes, n’est plus pour lui qu’une gloire secondaire. Il ne consent pas à prendre dans le gouvernement de la société un rôle déterminé par la nature de ses travaux ; il ne reconnaît pas en lui-même le limon commun de l’humanité ; c’est pourquoi le seul rôle qui lui semble digne de lui, le seul qu’il puisse accepter sans déroger, n’est autre que la souveraineté absolue. Ne lui parlez pas de la gloire qui a couronné ses premiers poèmes ; ne lui parlez pas du plaisir de régner par la seule puissance de l’imagination ; du haut des régions divines qu’il habite, il ne vous entendrait pas. Il a pris au sérieux son apothéose ; il possède désormais l’omniscience intuitive, et s’il n’est pas encore parvenu à ébranler l’Olympe en fronçant le sourcil, du moins il lui suffit de vouloir pour éclairer, en se jouant, les questions les plus obscures ; et même, à parler nettement, il n’y a pas pour lui de véritable question. Il sait et il comprend toute chose directement sans avoir à traverser les ambages de la dialectique vulgaire. Il voit la vérité face à face, pure, entière et splendide. Si la société refuse de le consulter sur ses prochaines destinées, elle tombera dans le désordre et la confusion ; mais il est généreux et magnanime, et à l’heure du péril sa voix saura bien se faire entendre.

L’amitié, inquiète devant la gloire, muette devant la popularité, n’a plus même la ressource du silence devant l’apothéose. Elle se retire à pas lents, avec la crainte de ne jamais revenir sur ses pas. Quand elle avait une lutte à soutenir, quand elle pouvait espérer de ramener le poète à la sagesse, à la modération, son devoir était de demeurer fidèlement près de lui ; quoique le terrain de la défense se rétrécît chaque jour, cependant il ne lui était pas permis de déserter. Mais aujourd’hui, demeurer plus long-temps, serait inutile et insensé. Entre un dieu et un homme, il n’y a de possible que la prière et la clémence ; or, ni la clémence ni la prière n’appartiennent à l’amitié. Dès que l’égalité fraternelle a cessé, dès que les deux intelligences, unies autrefois par une intimité de tous les instans, n’ont plus les mêmes droits et les mêmes devoirs, l’amitié n’est plus qu’une parole vide, qu’un nom sonore et menteur. Le critique, en abandonnant le poète, accomplit un acte de bon sens et de dignité. Il n’a rien à se reprocher, puisque son rôle est terminé. S’il consentait à garder le titre d’ami, lorsqu’il ne peut plus exprimer franchement son avis, il se rendrait coupable de lâcheté ; il perdrait sa propre estime et n’obtiendrait, pour prix de sa complaisance, qu’un sourire dédaigneux ; il revêtirait la livrée d’un valet, et n’aurait pas même la reconnaissance du maître qu’il se serait donné. Car l’obéissance ne suffit pas au poète transfiguré ; il lui faut l’adoration ; tout autre sentiment est pour lui sans valeur, et ne mérite pas un regard. L’amitié agit donc sagement en laissant le poète au milieu de la foule muette qui a bâti son temple ; en quittant cette multitude agenouillée, elle n’a rien à regretter ; loin de là, elle doit se féliciter de ne s’être pas avilie dans la pratique d’un culte impie ; elle doit se glorifier d’avoir conservé la sérénité de sa pensée parmi les idolâtres. En consultant sa mémoire, en interrogeant chacune des journées qui ne sont plus et qui ne peuvent renaître, elle voit que son énergie et son dévouement ne pouvaient aller au-delà, qu’elle a été fidèle selon la mesure de ses facultés, et que l’heure de la retraite a vraiment sonné pour elle. Elle peut jeter sur le passé un regard désolé et gourmander l’orgueil sur les désastres qu’elle contemple ; pour se mêler à la cohue des dévots, il faudrait qu’elle eût perdu toute pudeur.

Le divorce est consommé ; mais à quelles conditions ? Le poète, livré à lui-même, consentira-t-il à voir dans l’ami qu’il a perdu un homme pareil à tous les autres ? S’il le rencontre parmi ses juges, se résignera-t-il à l’écouter sans colère ? Ne craindra-t-il pas à chaque instant que ce confident dont il voulait faire un disciple ne livre le mot d’ordre, et ne révèle les secrets de la royauté qu’il a refusé de servir ? Dans chacune des réflexions présentées par le critique initié n’apercevra-t-il pas le germe d’une trahison ? Ne sera-t-il pas forcé de reconnaître dans les paroles qu’il entendra les pensées qu’autrefois il exprimait lui-même ? Cette perpétuelle comparaison du présent et du passé n’éveillera-t-elle chez lui aucun dépit, aucune impatience ? Ne l’espérez pas. Quel que soit le désintéressement du critique, quels que soient les ménagemens avec lesquels il exprime son avis, le poète se tiendra pour offensé ; il cherchera dans les paroles les plus paisibles une intention injurieuse. Il fera de chaque mot une énigme traîtresse, et se mettra en frais de sagacité pour découvrir sous une syllabe innocente une goutte de poison mortel. Il n’aura pas de repos qu’il n’ait persuadé à la foule obéissante sur laquelle il règne souverainement, qu’il est calomnié, qu’il est puni cruellement de sa confiance, qu’il a livré ses secrets, et qu’il est à la merci d’un ami infidèle. L’éloge même dans la bouche du critique initié, s’il ne s’élève pas jusqu’à l’enthousiasme, jusqu’au délire, s’il se permet seulement quelques réserves, l’éloge est une trahison. J’aimerais mieux, dit le poète irrité, j’aimerais mieux cent fois être attaqué franchement, et savoir à quoi m’en tenir. Ces louanges prudentes sont plus dangereuses qu’une hostilité déclarée. Il y a dans ces restrictions plus de perfidie et de méchanceté que dans le blâme le plus sévère. En me louant avec cette mesure, il se donne un air de supériorité absolument insultant ; il me fait la leçon comme à un véritable écolier. Voilà pourtant ce que j’ai gagné en lui accordant mon amitié. Si je l’avais prévu, je l’aurais fui comme une vipère. Et comme il faut justifier cette colère, comme il faut appuyer cette accusation sur des argumens plausibles, le poète, ne pouvant vaincre l’évidence, ne pouvant changer le passé, prend le parti le plus bref et le moins sage : il se résigne à la haine comme au seul moyen de se venger.

Si cette haine insensée s’adresse malheureusement à une nature irritable, elle peut exciter une haine pareille. Mais si le critique se souvient de son ancienne amitié, s’il tient compte au poète irrité de l’aveuglement de la gloire, de l’orgueil de la popularité, du délire de l’apothéose, la haine du poète demeure impuissante, le dieu révolté ne rencontre dans son juge que le calme et la sérénité. Le critique, sans s’émouvoir des paroles furieuses qui lui sont rapportées chaque jour, sans se croire offensé par le dédain superbe qui retentit jusqu’à lui, continue publiquement l’analyse des œuvres qu’il appréciait autrefois dans l’intimité du poète ; il poursuit sa tâche laborieuse, et ne s’inquiète pas de l’injuste colère que ses paroles éveilleront. Il ne renie pas les enseignemens du passé ; il reconnaît avec une entière franchise combien il a recueilli de vérités inattendues dans les épanchemens d’une amitié familière ; mais, en écoutant le témoignage de sa mémoire, il n’abdique pas sa personnalité. Il ne voit pas ce qu’il gagnerait dans ce renoncement. C’est pourquoi il persévère dans le chemin qu’il a choisi. Quoi qu’il arrive, que la haine du poète s’apaise ou s’excite à la vengeance, peu lui importe ; il ne changera pas de rôle. Tôt ou tard l’évidence triomphera ; le poète lui-même sera forcé d’avouer qu’il s’est trompé, qu’il a été jugé sur pièces, sans jalousie et sans partialité. Un jour viendra où la foule, en adoptant l’opinion du juge, imposera silence à la colère. Alors l’inimitié qui divise le poète et le critique, ne sera plus possible. Le poète comprendra que la théorie, en cheminant solitairement, peut souvent s’écarter de la ligne suivie par la poésie active, sans se rendre coupable d’ignorance ou d’injustice ; il comprendra que l’équité, réduite à ses véritables élémens, n’implique pas nécessairement une approbation sans réserve. Ce jour-là le poète et le critique seront réconciliés ; mais ce bonheur est bien rare dans les amitiés littéraires.


Gustave Planche.