Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/04

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 26-32).

IV

PHILIP HEPBURN.

La ferme récemment prise à bail par le père de Sylvia était située sur une de ces hauteurs rocailleuses qui bordent immédiatement certaines portions des rivages anglais. Les établissements agricoles placés ainsi étaient, il y a soixante et dix ans, — et furent longtemps encore, — des exploitations mixtes, où la contrebande entrait pour sa bonne part. Elle fumait avec un zèle admirable des terres obstinément stériles, et sous l’abri mystérieux des rochers, maint et maint objet prohibé demeurait en entrepôt, jusqu’à ce que le fermier envoyât des gens de confiance chercher pour lui, dans de grands paniers d’osier, une provision de sables et de varechs plus ou moins authentiques, qui étaient censés devoir servir à l’engrais de ses champs. Tour à tour matelot, contrebandier, marchand de chevaux, fermier enfin, Robson était un de ces changeants aventuriers qui aident rarement à faire prospérer une famille, un de ces hommes qui sont à la fois aimés et censurés de tous leurs voisins. Il avait épousé tard, et sans beaucoup de prudence, une tante de Philip Hepburn par qui ce jeune homme avait été élevé jusqu’au moment où, se mariant ainsi, elle avait cessé de remplacer la défunte femme de son frère. C’était même Philip qui les avait déterminés, elle et son mari, à louer la ferme de Haytershank, sise dans un de ces creux dont nous avons parlé plus haut, et mieux abritée qu’on n’aurait pu le croire tout d’abord contre les vents continuellement déchaînés qui, battant ses murailles basses, fauchaient à une certaine hauteur les arbres qu’on tâchait de faire pousser autour d’elle. Mistress Robson, — Bell Robson, comme on l’appelait plus familièrement, — née native du Cumberland, était une ménagère plus laborieuse et plus recherchée que la généralité des femmes de fermier sur cette côte Nord-Est : aussi n’approuvait-elle guère leurs façons d’agir, le témoignant du reste par sa physionomie plutôt que par ses paroles, car elle ne bavardait pas volontiers. Il va sans dire que cette supériorité, à laquelle l’intérieur de son ménage devait un aspect particulièrement confortable, ne l’avait pas rendue très-populaire parmi ses voisines.

Ce soir-là, le fermier et la fermière étaient déconcertés par l’absence prolongée de leur fille. Le premier ne faisait qu’entrer et sortir de la maison, toujours plus désappointé, toujours plus impatient ; sa femme, calme et taciturne comme à l’ordinaire, ne manifestait son anxiété que par des réponses plus courtes que d’habitude et en tricotant avec un surcroît de zèle.

« Bientôt sept heures, disait le mari. J’ai grande envie d’aller jusqu’à Monkshaven chercher moi-même cette enfant.

— Non, Daniel, répondait sa femme ; tu souffrais des jambes la semaine passée, et pareille course n’est pas ton fait… Si tu veux, j’éveillerai Kester pour envoyer à ta place.

— Pas du tout, Kester n’ira pas… Il a une espèce de faible pour notre fillette, et je voudrais lui faire comprendre qu’elle n’est pas pour lui.

— Je ne pense pas qu’il se soit jamais avisé de songer à elle… Il l’aime comme une enfant qu’on a élevée dès le berceau… Du reste je puis bien, si tu veux prendre garde au lait, mettre mon capuchon et aller au-devant d’elle jusqu’au bout de la prairie. »

Mais, avant que mistress Robson eût déposé son tricot, on entendit dans l’éloignement un bruit de voix qui se rapprochait de plus en plus, et Daniel monta derechef à son poste d’observation.

« Voilà qui va bien, dit-il au retour… Nul besoin de te déranger. Et je gagerais que j’ai reconnu la voix de Philip Hepburn… Je te disais bien, tantôt, qu’il nous la ramènerait. »

La prédiction dont le fermier se targuait, c’était sa femme qui l’avait faite, et il l’avait déclarée hautement improbable. Mais elle ne voulut pas le relever pour si peu, et d’ailleurs ils étaient tout au plaisir de revoir leur petite Sylvia.

Elle revenait, les joues animées par la marée et aussi par le vent d’octobre qui vers le soir commençait à se faire vif ; sur son front un léger nuage, qui ne résista pas aux regards affectueux de ses chers parents. Philip, marchant derrière elle, avait aussi l’air fort animé, mais sa physionomie n’exprimait aucune satisfaction. Il reçut de son oncle un accueil cordial et tandis que, laissant le lait aux femmes, ils dégustaient ensemble un verre de grog, leur entretien roula sur les nouvelles que Philip rapportait de Monkshaven, l’arrivée des baleiniers, les exploits de la press-gang et le reste. Robson ne prenait pas les choses aussi froidement que Philip, et pendant qu’il exhalait maint et maint propos révolutionnaire, son poing robuste, qui retombait à chaque instant sur la table de bois blanc, y faisait vibrer les verres et les faïences. Quant à ses raisonnements politiques, ils pouvaient se résumer ainsi : Le gouvernement n’avait recours à la presse que pour combattre les Français sur mer avec des équipages égaux en nombre à ceux de l’ennemi. Par là même il témoignait une méfiance injuste à la valeur nationale, et il ne faisait pas, loyalement, la part de l’ennemi. Étant admis qu’un matelot anglais en vaut quatre du continent, n’y avait-il pas une injustice évidente à vouloir combattre ceux-ci sur un pied d’égalité numérique ?… « Autant vaudrait, pour un homme robuste, s’attaquer à une femme comme Sylvie ou au petit Billy Crofton qui n’a pas encore de culottes… Fumez-vous, Philip ? »

Philip ne fumait pas, mais il argumentait volontiers, et défendit de son mieux le gouvernement : — Avant de faire des avantages aux Français, il fallait être sûr de les battre ; et puisqu’on avait besoin d’hommes pour compléter les équipages, il fallait se les procurer de manière ou d’autre. Les bourgeois payaient leurs taxes, les soldats de milice payaient de leur personne ; les matelots ne payant pas de taxes et ne voulant pas payer de leur personne, il fallait bien les y contraindre. En somme, et malgré la press-gang, on devait se féliciter, de vivre sous le roi George et sous le régime de la Constitution britannique… Sur quoi Daniel retira sa pipe de sa bouche, et protesta qu’il n’avait articulé la moindre parole ni contre le roi George, ni contre la Constitution. Et le débat allait s’échauffant, grâce à la très-impolitique obstination de Philip, tandis que Sylvia et sa mère, légèrement ennuyées, reprenaient le cours de leurs occupations domestiques, après une conversation à voix basse, dont le manteau neuf avait fait les frais.

Une femme qui joue de la harpe, — c’est du moins l’avis général, — croit rehausser par cet exercice les avantages d’une taille gracieuse ; mais, sous ce rapport, le rouet à filer vaut la harpe, et je ne l’ai vu remarquer nulle part. Sylvia, ce soir-là, aurait fourni aux plus incrédules la preuve de ce que j’avance. Le ruban bleu qu’elle avait jugé à propos de nouer autour de ses cheveux ayant de mettre son chapeau pour aller au marché, laissait maintenant, relâché peu à peu, errer au hasard leurs boucles touffues. Son petit pied, posé sur la planche du rouet, était encore enfermé, — non sans quelque regret, — dans un beau soulier bouclé ; car ni elle ni Molly n’avaient voulu revenir pieds nus en compagnie de Philip. Son bras rond, légèrement hâlé, sa main effilée et un peu rouge, suivant exactement la mesure du tour de roue, attiraient le chanvre avec un mouvement agile et preste. De tout ceci, Philip ne perdait pas un détail ; mais les traits de la jeune fille lui étaient dissimulés en partie, car elle détournait à moitié la tête pour se soustraire, avec une déplaisance craintive, aux regards avides dont elle savait que son cousin l’enveloppait volontiers. Mais elle avait beau se détourner ; le craquement de la chaise où il était assis, — et qu’il faisait cheminer à grand’peine sur les dalles du foyer, n’osant guère se lever pour changer de place, — avertissait la jeune fille de la petite manœuvre à laquelle il se livrait pour la regarder autant que possible, sans tourner absolument le dos au père ni à la mère de sa bien-aimée. Contenant son impatience, elle attendait, silencieuse, l’occasion de le contredire ou de le désobliger en quelque chose ; et cette occasion se présenta naturellement lorsque son père lui demanda des nouvelles de l’emplette qu’elle avait dû faire.

« Je voulais, dit Philip, que Sylvia prît l’étoffe grise.

— J’ai pris la rouge, qui est beaucoup plus gaie et qui se fait voir de beaucoup plus loin… N’est-ce pas, père, vous aimez à me voir du bout de la prairie ?… »

Ici la mère intervint. Il ne lui convenait pas qu’on cajolât trop ouvertement son mari ; mais celui-ci avait déjà le cœur gagné.

« Laissez, disait-il, laissez cette bonne fillette faire à sa guise… À moins que Philip que voici, — le grand champion des lois et de la presse des matelots, — ne trouve quelque ordonnance qui nous défende de complaire à notre unique enfant… Car nous n’en avons pas d’autre, bonne mère, et tu n’y penses pas assez. »

Bell y pensait souvent, plus souvent peut-être que son mari, car elle se rappelait chaque jour — et chaque jour plusieurs fois, — ce petit être qui était né, qui était mort pendant une des longues absences de son père. Mais répondre n’était pas dans ses habitudes.

Sylvia lisait dans le cœur de sa mère plus facilement que l’honnête Daniel ; aussi s’empressa-t-elle de rompre la conversation :

« Philip ? reprit la folle enfant, il n’a fait que nous prêcher la loi tout le long de la route… Je ne disais rien, quant à moi, et j’ai laissé Molly se défendre comme elle pouvait ; si j’avais voulu, cependant, j’aurais eu de bons contes à faire, sur les soies et les dentelles de France dont certaines gens ont un assortiment si complet. »

Le visage de Philip s’empourpra. Non, certes, à cause de cette allusion à la contrebande dont il était un des agents les plus actifs ; mais il était piqué de voir sa petite cousine découvrir si vite combien ses pratiques étaient peu d’accord avec ses maximes ; et plus piqué encore de constater le plaisir qu’elle prenait à mettre en lumière cette flagrante inconséquence. Il s’inquiétait aussi quelque peu du parti que son oncle allait pouvoir tirer contre lui, dans leur discussion, de cette illégalité habituelle, si peu d’accord avec l’ensemble de ses idées conservatrices. Mais Daniel avait bu trop de grog pour raisonner si juste, et sa langue allait s’épaississant toujours de manière à inquiéter sa femme et sa fille, non sur les propos étranges qu’il commençait à tenir, mais sur les fâcheuses conséquences que pourrait avoir un excès de boisson dans l’état maladif où il se trouvait depuis quelque temps. La jeune fille mit simplement son rouet de côté, pour indiquer que l’heure du sommeil était venue ; sa mère, — usant d’un droit depuis longtemps conquis, — enleva le verre et le flacon d’eau-de-vie dont on abusait, selon elle. Une protestation énergique fut la conséquence de ce coup d’état ; mais Philip avait déjà pris son chapeau pour se retirer, et les imprécations du vieux fermier, à moitié furibondes, à moitié plaisantes, n’arrêtèrent pas un moment son départ. Ainsi abandonné par son unique allié, le vieux Robson dut se soumettre. Quant à Philip, il ne songeait guère, en s’éloignant, qu’à se rendre un compte exact de la poignée de main que Sylvia lui avait octroyée en signe d’adieux.